Au Moyen-Orient, des conflits qui s’aggravent en n’évoluant guère

par Yves Lacoste

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En ce début d’année 2007, il est difficile de voir comment peut évoluer la situation au Moyen-Orient. En Irak, tout d’abord, elle présente en vérité des caractéristiques très singulières : l’actuelle guerre civile, à coups d’attentats suicides entre groupe religieux, a suivi l’effondrement spectaculaire du régime de Saddam Hussein en mars-avril 2003, moins sous les coups de la super technologie militaire américaine que du fait de la désagrégation de l’armée irakienne après quelques jours de combats. Bagdad tombe en trois jours, sans grande résistance. Une grande partie du pays sombre aussitôt dans l’anarchie et les innombrables pillages des biens publics et privés prennent d’autant plus de court les dirigeants américains qu’ils ont cru bon de proclamer la dissolution de l’armée et de la police irakiennes. Les soi-disant leaders démocratiques irakiens revenus d’exil se sont révélés être des fantoches et, compte tenu de la pluralité des groupes ethniques, il a été long et difficile d’organiser des élections pour désigner un gouvernement irakien, très théoriquement d’union nationale, sous le contrôle d’une série de pro- consuls américains limogés les uns après les autres.

Les troupes américaines en Irak, relativement peu nombreuses avec leurs 130000 hommes sur place (il y en eut jusqu’à 500000 au Vietnam), se trouvent moins confrontées à une résistance organisée qu’impliquées dans les rivalités de plus en plus violentes entre les différents groupes ethniques et religieux. Certes, ceux-ci répartis selon les régions : au nord les Kurdes (environ 20% de la population totale), au centre les Arabes sunnites et dans la moitié sud les Arabes chiites (60%), bien décidés à ne plus retomber sous la coupe de dirigeants sunnites, comme durant des siècles. Mais, ces groupes, qui se considèrent comme rivaux les uns des autres, se partagent en fait l’agglomération de Bagdad (plus de 5 millions d’habitants) où ils occupent des quartiers différents.

On pouvait penser que ces groupes feraient taire leurs vieilles rivalités pour s’opposer à l’envahisseur étranger, comme cela s’est produit dans d’autres pays. Mais cela n’a pas été le cas, du moins jusqu’à présent. En effet, les dirigeants chiites et kurdes doivent leurs nouveaux pouvoirs aux Américains qui ont fait tomber Saddam Hussein. Il en est de même pour nombre de sunnites qui subissaient aussi sa dictature et son clan, les Tikriti, qui contrôlait le parti Baath. Un gouvernement a été constitué en 2005 sous l’égide des Américains qui ont imposé la répartition des ministères au prorata des résultats électoraux, c’est-à-dire au profit de la majorité chiite ; le président Talabani du nouvel Irak est un Kurde qui, comme son rival Barzani, est un protégé des Américains depuis 1991 et la première guerre du Golfe.

Pour éviter l’éclatement de l’Irak, un État de type fédéral est envisagé pour répartir équitablement entre les trois principaux groupes les futurs revenus du pétrole dont les gisements se trouvent surtout au nord et au sud, mais pas au centre, ce qui pénalise les sunnites. Ceux-ci s’opposent donc à un fédéralisme qui risque de leur être très défavorable. Mais, pour le moment, la production pétrolière, réduite par de nombreux sabotages, est en grande partie détournée par divers réseaux de contrebande vers la Turquie ou le golfe Persique, au profit de différents groupes armés.

Cette situation géopolitique déjà complexe fut très habilement aggravée par des commandos d’Al-Qaida sous la direction d’Al-Zarqaoui (du nom de la ville de Zarqa en Jordanie). Ils jouent un rôle diabolique pour attiser les rivalités religieuses en assassinant, au nom de l’orthodoxie sunnite, nombre de chiites jugés hérétiques et à la solde des Américains. Des milices chiites plus ou moins rivales, telle l’Armée du Mahdi, ont été formées pour se venger des sunnites et aussi pour marquer la prépondérance de tel ou tel leader ou dignitaire religieux en liaison avec les ayatollahs d’Iran (voir l’article de P.-J.Luizard). Des réseaux iraniens opèrent en Irak, pas seulement dans les régions chiites, mais aussi au Kurdistan.

En 2006, ces rivalités de plus en plus sanglantes, notamment à Bagdad entre sunnites et chiites, sont peu à peu devenues une véritable guerre civile, surtout après que des sunnites ont détruit le 23 février la Mosquée d’or de Samara, l’un des plus fameux sanctuaires chiites, ce qui entraîna l’attaque par les chiites d’une centaine de mosquées sunnites. Chaque jour apporte désormais à Bagdad son lot d’exécutions massives et d’attentats suicides réciproques, faisant chacun plusieurs dizaines de victimes irakiennes dont les médias se bornent désormais à évaluer le nombre. D’où le sentiment d’horreur et d’impuissance qui s’exprime dans la presse internationale, mais il est rare que le départ des troupes américaines y soit exigé. En effet, même dans les milieux très hostiles à George W. Bush, on craint ce qui pourrait en résulter. Les troupes américaines, qui mesurent leur impuissance, se trouvent surtout retranchées à Bagdad, dans des périmètres de sécurité pour limiter leurs pertes.

Les élections américaines de mi-mandat en novembre 2006, qui ont sanctionné l’échec de la politique américaine en Irak et marqué la victoire des démocrates au Congrès, auraient pu se traduire par le retour progressif du corps expéditionnaire américain. Tel était l’avis d’experts des deux grands partis et, dès le lendemain des élections, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, l’un des plus chauds parti- sans de l’intervention en Irak, était limogé. Malgré cela, George W.Bush a décidé l’envoi de renforts (21000 hommes) pour « sécuriser » Bagdad avec l’aide de contingents de peshmergas venus du Kurdistan. Les élus démocrates n’osent s’opposer radicalement à la politique du président, pour éviter d’être accusés lors de la prochaine campagne pour l’élection présidentielle (2008) d’être les responsables de la défaite américaine en Irak. On évite de trop évoquer ce qui peut se passer en Irak après le départ des Américains : un exode massif des sunnites de Bagdad fuyant les massacres et une expansion de l’Iran, ce qui inquiète l’Arabie, mais celle-ci comme les Émirats n’ont pas en fait de véritables armées.

Une autre situation conflictuelle bloquée dans ses contradictions

Dans les premiers mois de l’année 2006, la situation semblait tout autant blo- quée dans un autre secteur du Moyen-Orient, qui, pour être bien moins vaste que l’Irak, n’en est pas moins médiatiquement crucial et ce depuis des décennies : il s’agit évidemment du problème d’Israël et de la Palestine. On sait que les accords d’Oslo en 1993, après l’intifada, la première révolte palestinienne (elle éclata en 1987), avaient donné un début de solution : l’Organisation de libération de la Palestine (fondée en 1967) reconnaissait l’État d’Israël qui reconnaissait l’existence d’une Autorité palestinienne, comme une sorte d’esquisse d’un futur État palestinien sur les « territoires occupés » en 1967. Mais qu’allait-on faire des « colonies » israéliennes qui s’y étaient multipliées sur les lieux évoqués dans la Bible ? Nombre d’autres questions laissées en suspens, dont celle du statut de Jérusalem, auraient dû ensuite faire l’objet de nouvelles négociations. On sait aussi que celles-ci sont bloquées bien avant le lancement, en septembre 2000, de la seconde intifada, bien plus violente que la première et dont la répression par l’armée israélienne est beaucoup plus sanglante. La vague d’attentats suicides dans les villes israéliennes a provoqué la décision de construire le mur dit « de protection » sur la limite des « territoires occupés »(et, en fait, plus au moins au- delà, pour protéger des « colonies ») et le gouvernement israélien refusa toute discussion avec l’Autorité palestinienne ; il dénonçait le président Yasser Arafat comme responsable de ces attentats.

La mort de Yasser Arafat en 2004 et l’élection de Mahmoud Abbas, le nouveau leader du Fatah, comme président de l’Autorité palestinienne avaient semblé ouvrir de nouvelles perspectives de négociations. Pour les favoriser, Ariel Sharon parvint en septembre 2005 à imposer, non sans peine, aux colons israéliens de la bande de Gaza (moins de 8000 personnes mais ils avaient le soutien des 500000 colons de Cisjordanie) qu’ils évacuent ce petit territoire (dont, selon la Bible, l’antique peuplement n’était pas hébreu mais philistin). Depuis ce repli de l’armée israélienne (Tsahal n’était pas mécontente de quitter ce guêpier), des « activistes » palestiniens tirent depuis le nord de Gaza des « roquettes artisanales » sur le territoire israélien et les ripostes brutales de l’aviation israélienne se révèlent inopérantes. Elles ont en revanche contribué à ce qu’aux élections législatives de début 2006 les islamistes du Hamas (le « Mouvement de la résistance islamique » fondé en 1987), opposés à toute reconnaissance d’Israël, remportent une grande victoire électorale sur le Fatah. Le Fatah a refusé de participer à un gouvernement d’union avec le Hamas, qui se trouve soumis aux pressions internationales le privant de financements accordés depuis 1993 à l’Autorité palestinienne. Depuis le début de 2006, la situation en Palestine est donc absolument bloquée, alors que les risques de guerre civile s’aggravent entre les forces du Hamas et celles du Fatah, et alors que se multiplient sur des villes israéliennes les tirs de roquettes depuis la bande de Gaza qui subit les représailles de l’armée israélienne.

C’est dans ce contexte qu’a éclaté ce que l’on a appelé la guerre du Liban.

La guerre du Liban, juillet-août 2006

Elle s’est déroulée entre l’armée israélienne et les combattants du Hezbollah (le Parti de Dieu) et, bien que ceux-ci ne soient pas l’armée d’un État (l’armée libanaise est étonnamment faible), mais celle d’un parti politico-religieux, il s’est agi d’une vraie guerre : leur puissance s’est traduite notamment par le grand nombre et la portée des missiles qu’ils ont tirés sur Israël, alors que l’armée israélienne mettait en œuvre toute son aviation et, semble-t-il, des armes relativement nouvelles. Ces bombardements israéliens se sont étendus à l’ensemble du Liban pour y détruire les voies de circulation afin d’empêcher l’acheminement de nouvelles armes depuis la Syrie et ils ont visé de nombreux objectifs dans l’agglomération de Beyrouth. Les combats n’ont cessé qu’après une laborieuse négociation du Conseil de sécurité des Nations unies et la mise en place sur la frontière sud du Liban d’une nouvelle force d’interposition des Nations unies.

Il n’est pas inutile de rappeler que, pour les Israéliens, c’est en fait la seconde guerre du Liban, puisque, en juin1982, l’armée du général Sharon envahit la moitié sud du Liban pour en déloger les combattants du Fatah qui, déjà, lançaient des roquettes sur le nord d’Israël. Malgré la présence de l’armée syrienne aux abords de Beyrouth (elle était entrée au Liban en 1976, au début d’une guerre civile qui devait durer quinze ans, pour venir d’abord en aide aux chrétiens maronites attaqués par les Palestiniens), les forces israéliennes s’emparèrent de la ville pour y capturer Yasser Arafat. Grâce aux pressions française et américaine, celui-ci parvint à quitter le Liban avec ce qui lui restait de combattants. C’est aussi en juin 1982 qu’une partie des chiites libanais constitua (avec l’appui de la Syrie et l’Iran de Khomeiny) le Parti de Dieu, le Hezbollah. Ses combattants harcelèrent l’armée israélienne jusqu’à ce qu’elle se retire en 1983 de l’essentiel du Liban et ils n’ont cessé ensuite d’attaquer la zone de sécurité qu’Israël a conservée jusqu’en 2000 au Sud-Liban. Le Hezbollah, en criant victoire, a immédiatement occupé cette zone, en exigeant que l’armée israélienne évacue aussi une minuscule portion de territoire, dite « les fermes de Chebaa », dont l’intérêt stratégique tient au fait qu’il s’agit d’une position dominante sur les contreforts du massif du Golan.

Cette minime revendication territoriale n’est évidemment pas la cause du conflit qui a brusquement éclaté le 12 juillet 2006 sur la frontière nord d’Israël. Alors que l’armée israélienne multipliait les opérations sur Gaza pour tenter de mettre fin aux tirs de roquettes et se préparait à réoccuper ce territoire, huit soldats israéliens furent tués et deux autres furent enlevés dans une embuscade montée au sud de la frontière libanaise par des combattants du Hezbollah qui, de surcroît -disent les Israéliens -, tirèrent des roquettes vers le sud. L’armée israélienne exigea la libération des soldats kidnappés et, pour appuyer son ultimatum, lança des bombardements aériens sur le Sud-Liban. LeHezbollah répliqua le 17 juillet par le lancement d’un plus grand nombre de fusées, dont certaines, de plus grande taille, atteignirent la ville d’Haïfa, au sud. Ces fusées de fabrication iranienne ayant été sans doute fournies au Hezbollah par l’intermédiaire des Syriens, l’aviation israélienne bombarda toutes les voies de communication au Liban, y compris l’aéroport de Beyrouth, pour empêcher de nouvelles livraisons d’armes à partir de la Syrie, et le déplacement des camions d’où étaient tirés les engins. Cette stratégie aérienne n’eut guère d’effet et nombre de missiles continuèrent d’être tirés sur le nord d’Israël.

À partir du 24 juillet, l’armée israélienne se décida à entrer au Sud-Liban pour y détruire les sites souterrains de lancement des fusées. Elle se heurta à une résistance acharnée des combattants du Hezbollah retranchés dans de nombreuses fortifications souterraines, dont les services secrets israéliens avaient sous-estimé l’importance. Les soldats israéliens ne parvinrent pas à s’emparer de Bent Jbel, la place forte du Hezbollah à quatre kilomètres seulement de la frontière. Les difficultés de Tsahal se traduisirent par la lenteur de sa progression vers le nord et par le remplacement du général qui commandait le front nord. Les combats sur le terrain et les tirs de missiles du Hezbollah cessèrent seulement le 14 août, après que les membres du Conseil de sécurité furent enfin tombés d’accord sur le principe (proposé par la France) d’une importante force d’interposition de l’ONU au nord de la frontière israélo-libanaise. Pour sortir de ce conflit difficile qui suscitait de très fortes critiques dans les pays occidentaux, Israël n’accepta une cessation des hostilités que si cette force internationale parvenait à désarmer le Hezbollah (ce que Tsahal n’avait pas pu faire), le gouvernement libanais disant qu’il s’entendrait avec le Hezbollah lorsque l’armée libanaise (elle n’a pourtant guère d’importance) occuperait le Sud-Liban, ce qu’elle s’était bien gardée de faire depuis le départ des Israéliens et lorsqu’ils auraient évacué les « fermes de Chebaa ».

Le problème du Hezbollah au Sud-Liban n’est donc en rien réglé et les États De l’Union européenne n’étaient manifestement pas pressés de fournir des contingents à cette nouvelle FINUL (Force intérimaire des Nations unies au Liban), pour éviter d’affronter le Hezbollah sur le terrain et surtout de subir ses entreprises terroristes en Europe occidentale, particulièrement en France comme ce fut le cas à plusieurs reprises. Le gouvernement italien ayant déclaré qu’il prendrait le commandement de cette FINUL renforcée, Jacques Chirac décida le 24 août d’envoyer quelque 2000 soldats au Liban pour renforcer la FINUL, ceux-ci restant, au niveau tactique, sous commandement français. Le gouvernement israélien, malgré sa mauvaise humeur, et celui du Liban ont donné leur accord. En revanche, le Hezbollah est resté silencieux.

Les conséquences géopolitiques de ce conflit, dont le Liban a été le théâtre et la principale victime, sont d’ores et déjà très graves : les infrastructures de ce pays sont détruites et la population libanaise a subi de lourdes pertes, mais surtout le Hezbollah s’est affirmé face à l’armée israélienne comme une force redoutable, comme la première force arabe à avoir infligé un revers à Israël. Certes, le gouvernement israélien affirme qu’une grande partie du stock de missiles du Hezbollah a été détruite et qu’un grand nombre des combattants islamistes ont été mis hors de combat. Mais l’opinion israélienne et tout d’abord les soldats (qui s’expriment grâce à la liberté de la presse) sont conscients que cette guerre a été engagée sans en avoir mesuré les risques, en pensant avec quelque arrogance (comme les Américains en 2003 en Irak) que la force de frappe aérienne d’Israël suffirait à écraser une milice libanaise islamiste. Or il s’est révélé que celle-ci était devenue une véritable armée, dotée de missiles à plus ou moins longue portée et des armes antichars les plus perfectionnées (achetées en Ukraine et en Russie) qui ont détruit nombre de chars Merkala, fierté de l’armée israélienne. Il est étonnant que les services secrets israéliens, dont la réputation jusqu’alors était grande et qui dis- posent de nombreux agents au Proche-Orient et notamment au Liban, n’aient guère évalué le nombre et la puissance des missiles qui étaient arrivés d’Iran. Plus étonnant encore est que ces services secrets n’aient pas perçu l’importance des profondes fortifications souterraines construites au Sud-Liban par le Hezbollah, à quelques kilomètres seulement de la frontière israélienne.

De tels travaux ne passent pourtant pas inaperçus. Leur importance fut sans doute minimisée et, plus encore, la capacité de résistance des combattants du Hezbollah. Sans doute l’état-major israélien a-t-il pensé que sa force aérienne les écraserait À la première occasion, et ce d’autant plus que le chef de cet état-major était pour la première fois un général d’aviation ; celui-là même qui, le jour du lancement de cette offensive aérienne, fit vendre une grande partie de ses avoirs bancaires, En pensant que ce conflit allait faire baisser la valeur des actions qu’il détenait. L’offensive aérienne ne donnant pas les résultats escomptés et le Hezbollah continuant de tirer des missiles en grand nombre, l’état-major qui initialement ne voulait pas réoccuper le Sud-Liban s’est résolu à engager des forces terrestres. Or celles-ci se sont heurtées à des difficultés imprévues, sans disposer d’une logis- tique suffisante, en dépit de la proximité de la frontière. L’essentiel des forces du Hezbollah semble s’être maintenu au Sud-Liban.

Ce revers de l’armée israélienne, les pertes qu’elle a subies du fait de la négligence ou de l’incapacité de ses chefs, la réprobation provoquée dans l’opinion européenne et même américaine par les bombardements massifs du Liban, tout cela suscite un grand malaise en Israël, d’autant que nombre de ses dirigeants Se trouvent impliqués dans des « affaires » financières fâcheuses (favorisées par l’implantation en Israël des réseaux de la « mafia russe »). À cela s’ajoute sur- tout l’impasse dans laquelle se trouvent les négociations avec les Palestiniens : leur exigence d’un véritable État palestinien, soutenue par l’Union européenne et la diplomatie américaine, se heurte à l’obstacle que constitue le nombre croissant des « colonies » israéliennes en Cisjordanie.

Les transformations d’Israël

Les transformations de la société israélienne ont été considérables depuis quarante ans. Les multiples formes de contrôle et d’oppression que l’armée et La police israéliennes exercent sur la population palestinienne, surtout dans les « territoires occupés » et depuis la première intifada, sont manifestement de type colonial. Or il faut souligner que, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les sionistes venus par petits groupes d’Europe orientale implantèrent ce que l’on appela des « colonies »(au sens écologique du terme) selon une démarche qui n’était pas de type colonial car très différente des conquêtes coloniales de l’époque. Avec l’accord de l’Empire ottoman, ils achetèrent des terres à de grands propriétaires arabes dans une région fort peu peuplée. Il s’agit de la plaine littorale et celle qui borde le lac de Tibériade qui étaient alors très paludéennes. Lapopulation arabe se trouve surtout sur les plateaux de Cisjordanie. Les premiers immigrés, qui fondent en fonction de leurs idées socialisantes les premiers villages coopératifs (les kibboutz), tiennent à cultiver la terre par eux-mêmes. Après la Première Guerre mondiale, leurs rapports avec les autorités coloniales britanniques, qui se méfient de ces socialistes parlant l’allemand (yiddish), deviennent assez vite exécrables. Ces rapports et l’assainissement de la plaine en font désormais un enjeu pour la population arabe qui réclame l’indépendance et qui est de surcroît en rapide croissance démographique.

En 1948-1949, c’est la guerre qui, bien qu’elle se déroule avec pour l’essentiel des armes légères, fait fuir la population arabe. Les combats opposent les armées (postcoloniales) des États arabes nouvellement indépendants (Égypte, Syrie, Irak, Liban, Jordanie) aux combattants des « colonies » sionistes qui par- viennent à se maintenir dans la plaine côtière large seulement de 25 à 30 kilomètres (200 kilomètres du nord au sud) et autour du lac de Tibériade, avant de foncer sans rencontrer de résistance sur les plateaux du Néguev, vers la mer Rouge et le golfe d’Aqaba. Mais les combattants sionistes ne sont pas alors par- venus à monter jusqu’au centre de Jérusalem, ni sur les plateaux qui dominent La plaine. Le rappel du tracé de cette ligne de front, puis de cessez-le-feu, a son importance, car cette « ligne verte », telle qu’elle fut tracée sur les cartes, est en principe aujourd’hui celle d’un futur État palestinien.

En 1967, la guerre des Six-Jours se déroule avec de part et d’autre un matériel bien plus important (l’URSS ayant vendu des chars et des avions aux États arabes, Israël ayant des Mirages français) et Tsahal, l’armée israélienne, prend Jérusalem, s’empare des plateaux de Cisjordanie (40 km de large sur 140 du nord au sud) où se trouvent la plupart des villes arabes. Elle conquiert le massif escarpé du Golan et s’établit sur les bords de la mer Morte et du canal de Suez. Le caractère spectaculaire de cette victoire aura à terme pour Israël d’encombrantes conséquences géopolitiques, car elle rallie à la cause sioniste les juifs religieux de par le monde, qui la boudaient jusqu’alors. En effet, si le gouvernement israélien, sous la pression internationale, proclame qu’à l’exception de Jérusalem il n’annexe pas ces « territoires occupés » et qu’il veut les échanger contre des accords de paix avec les États arabes voisins (et notamment la Jordanie), en revanche les juifs religieux, bientôt organisés en groupes activistes, décident de créer progressivement des « colonies » juives sur tous les lieux de cette « Terre promise » que la Bible mentionne comme ayant été conquis par les Hébreux. C’est l’origine de la contradiction de plus en plus grave dans laquelle se trouvent aujourd’hui les Israéliens.

Certes, le temps aidant et après la guerre de 1973 (qu’Israël aurait pu perdre sans l’aide massive des États-Unis), des accords de paix ont été établis entre des États arabes et Israël qui a restitué des territoires occupés en 1967 : l’Égypte a signé un traité de paix en 1979 et a récupéré le Sinaï, tout en se gardant de reprendre en charge le foyer d’agitation qu’était déjà Gaza. Et c’est ce que fit le roi de Jordanie qui signa un traité de paix avec Israël en 1994, sans vouloir récupérer les « territoires occupés » de Cisjordanie qui dépendaient autrefois de la Jordanie, mais aux- quels il avait renoncé en 1988 en faveur de l’Organisation de libération de la Palestine. En effet, celle-ci était peu à peu devenue un des nouveaux protagonistes des rivalités géopolitiques au Proche-Orient, en dépit de la méfiance ou de l’hostilité des États arabes.

Une des déconvenues les plus graves de la géostratégie d’Israël fut pendant trente ans de ne se soucier que des rapports avec les États voisins et de ne pas avoir tenu compte de ceux que l’on appelle de nos jours les Palestiniens. On pou- vait penser que les Arabes musulmans ou chrétiens qui avaient fui la plaine côtière en 1948 et, bien qu’en moindre proportion, la Cisjordanie en 1967 se disperse- raient dans l’ensemble des pays arabes. Mais ces États les tinrent à l’écart et la plupart de ces réfugiés restèrent (ou furent obligés de rester) dans des camps sous contrôle d’organisations, la plupart d’extrême gauche plus ou moins rivales, au Liban, en Syrie et en Jordanie où celles-ci tentèrent de prendre le pouvoir en 1970. C’est au Liban que se concentrèrent les combattants du Fatah, la principale organisation palestinienne. Ces organisations profitèrent de la guerre civile, qui devait durer quinze ans (1975-1990), entre les diverses communautés religieuses libanaises, pour jouer tout d’abord un rôle majeur. Mais le Fatah fut chassé du Liban par l’expédition israélienne de 1982. C’est en 1987 que débute à Gaza, dans les « territoires occupés », l’intifada, la révolte des Palestiniens, la « révolte des pierres », lancées par des frondes, car ceux-ci se gardent d’utiliser des armes à feu, pour éviter que les forces israéliennes répliquent de la même façon. Celles-ci usent donc de gourdins. Les images de la violence qu’elles exercent sur des enfants palestiniens au premier rang des manifestations choquent l’opinion européenne et américaine, mais aussi une grande partie de la gauche israélienne. En 1993, ses dirigeants signent avec Yasser Arafat les accords d’Oslo par lesquels Israël, reconnaissant une autorité palestinienne sur les « territoires occupés », ouvrant la voie pour l’avenir à la formation progressive d’un État palestinien. Mais la droite israélienne, le Likoud, dont l’influence est grande dans les milieux populaires, plus ou moins récemment immigrés, n’eut de cesse de torpiller ces accords et de dénoncer comme traître le Premier ministre israélien qui les avait signés. Itzhak Rabin fut assassiné le 4 novembre 1995 par un juif religieux extrémiste.

Les deux grands partis israéliens restent le Likoud et le Parti travailliste, mais, comme leurs scores électoraux sont presque à égalité, l’un et l’autre pour avoir la majorité au Parlement recourent aux voix de petits partis juifs religieux, qui obtiennent l’autorisation et les moyens de créer de nouvelles « colonies » en Cisjordanie. Le nombre de celles-ci s’accroissant sans cesse au détriment des territoires palestiniens, différents groupes palestiniens déclenchèrent en sep- Tembre 2000 la seconde intifada qui, dès le début, fut sanglante de part et d’autre.

Lancée par les islamistes les plus religieux, la technique spectaculaire des attentats suicides dans les villes israéliennes eut pour effet de pousser nombre d’Israéliens à exiger des mesures répressives de plus en plus graves. Bien que le nombre des victimes que ces attentats provoquent soit très inférieur à celui des pertes palestiniennes, l’opinion israélienne, poussée par des organisations reli- gieuses et d’extrême droite, en vient à réclamer des représailles de plus en plus dures ou même une expulsion massive des Palestiniens. Une telle idée semble tout à fait vaine, car la Jordanie voisine, où ils sont déjà extrêmement nombreux, n’est pas en mesure de les accepter.

Une notable partie de l’opinion israélienne, notamment dans la grande ville moderne qu’est Tel-Aviv, subit, avec de plus en plus d’impatience, l’ordre moral qu’imposent insidieusement les juifs les plus religieux. Leur rôle s’accroît consi- dérablement, notamment dans les cadres de l’armée et dans les troupes de choc. Nombre de personnalités israéliennes s’inquiètent de la dégradation de l’image d’Israël dans l’opinion internationale, qui accuse l’État hébreu d’exercer une domination coloniale. Il est vrai que les opérations militaires menées à Gaza et en Cisjordanie sont complètement différentes des combats que menèrent, en 1948, les combattants israéliens qui défendaient un territoire défriché et cultivé de leurs mains. Les bombardements massifs menés sur le Liban dans l’été 2006 ont fait oublier l’image très positive qu’a eue l’État d’Israël.

« Peuple sûr de lui et dominateur », avait dit en 1967 le général De Gaulle. Mais, après le revers que vient d’être la guerre du Liban et les défaillances qu’elle a révélées, il n’est plus évident que les Israéliens aient encore tellement confiance dans l’avenir de leur État. De nombreux Israéliens savent qu’il faut au plus vite résoudre le problème palestinien, en laissant se constituer un État palestinien sur les « territoires occupés » depuis quarante ans. Le nombre toujours croissant des « colonies » religieuses et de celles où l’on a logé les nouveaux immigrés russes ou balkaniques est devenu peu à peu un obstacle fondamental : il y aurait plus De 250 de ces colonies et le nombre de leurs habitants serait de 500000 (dont la moitié autour de Jérusalem-Est), nombre d’entre eux allant chaque jour travailler à l’ouest du « mur ». Le fanatisme d’une partie de ces « colons » tient au fait qu’ils se sont persuadé, comme nombre d’évangéliques américains, que leur présence sur tous les lieux bibliques de la « Terre qui leur a été promise » va hâter la venue du Messie.

On peut faire l’hypothèse qu’une très grave épreuve de force aura lieu tôt ou tard entre ces religieux et la majorité de la population israélienne, épreuve d’autant plus dangereuse pour Israël et les Palestiniens que la minorité ultranationaliste contrôle maintenant une grande partie de l’appareil d’État et des forces armées. S’il y a, à moyen terme, risque de guerre civile entre Israéliens, il est à court terme encore plus évident entre Palestiniens, notamment dans la bande de Gaza.

Il faut aussi élargir le champ de l’analyse géopolitique. La guerre du Liban a montré qu’il est désormais possible à des forces arabes de s’opposer efficacement à la puissance militaire israélienne, et celle-ci peut d’autant moins envisager une évacuation de la Cisjordanie que Tel-Aviv et Jérusalem pourraient devenir la cible de missiles de faible portée qui auraient été acheminés par des voies plus ou moins clandestines. Une nouvelle géopolitique du Proche-Orient et du Moyen-Orient est en train d’apparaître, les missiles du Hezbollah y ayant désormais démontré le rôle de l’Iran. On peut penser que la crise de l’été 2006 ne s’est pas déclenchée sans l’aval du gouvernement iranien, dont le président Ahmadinejad ne cesse de proclamer qu’« il faut rayer Israël de la carte ». L’offensive du Hezbollah n’est évidemment pas sans rapport avec une étape décisive de la négociation sur le nucléaire entre l’Iran et les puissances occidentales, les États-Unis étant empêtrés en Irak, où ils sont absolument obligés de compter avec la majorité chiite. Si, grâce aux soutiens plus ou moins occultes de la Russie, de la Chine et du Pakistan, l’armée iranienne disposait d’ici quelques années (et peut-être moins) d’une force de frappe atomique, celle dont dispose fort discrètement Israël depuis des décennies, elle prendrait alors d’évidence toute son importance. Le Proche et le Moyen- Orient entreraient dans un « équilibre de la terreur » comparable à celui qui s’est établi durant la guerre froide entre les deux superpuissances. Mais cet « équilibre de la terreur » risque d’être beaucoup plus instable que celui qui s’est maintenu durant des décennies au-dessus d’une Europe divisée en deux parties par le « rideau de fer », car les tensions géopolitiques au Proche et Moyen-Orient sont bien plus compliquées et le nombre d’États détenteurs d’armes nucléaires ne tarderait pas à se multiplier.


L’institut Français de Géopolitique offre des formations de master intenses, exigeantes et passionnantes !

Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

La première année est consacrée à la formation à et par la recherche, qui est au cœur du projet intellectuel et citoyen de l’École France de Géopolitique. Les étudiants et les étudiantes doivent écrire un mémoire de recherche d’une centaine de page appuyé sur une enquête de terrain d’un mois en autonomie. Un accompagnement fort leur est proposé pour favoriser leur réussite durant cette année si différente de leurs expériences précédentes.

En seconde année, quatre spécialisations professionnalisantes sont possibles : géopolitique locale et gouvernance territoriale, géopolitique du cyberespace, nouveaux territoires de la compétition stratégique, analyse des risques géopolitiques et environnementaux. Toutes ces spécialisations sont ouvertes à l’alternance, et la majorité des étudiants et des étudiantes a désormais un contrat d’apprentissage. Celles et ceux qui souhaitent faire une seconde année de recherche le peuvent, notamment en préparation d’un projet de doctorat.

Avec 85 places en première année, le master de l’IFG offre aussi une véritable vie collective de promo, animée notamment par une association étudiante dynamique. Les étudiantes et étudiants viennent de nombreuses formations et disciplines, notamment : géographie, d’histoire, de droit, de sociologie, de science-politique, Économie et gestion, langues (LLCE/LEA) ou de classes préparatoires.

Les candidatures en première année de master se font exclusivement via la plateforme nationale monmaster.gouv.fr du 26 février au 24 mars 2024. Toutes les informations utiles se trouvent sur le site www.geopolitique.net. En deuxième année, les candidatures doivent passer par le site de l’Université. L’IFG n’offre pas de formation au niveau licence.

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    (Uniquement à partir du numéro 109, second trimestre 2003)
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  • Thèmes envisagés

    Thème (date de rendu des articles)
    - Bassin de la mer Rouge (non déterminé)
    - Climat et Géopolitique (non déterminé)
    - Aérien et spatial (non déterminé)… Lire la suite.

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