Si « la géographie ça sert d’abord à faire la guerre », est-elle utile pour faire la paix ?

Lorsqu’en 1976 Yves Lacoste donne ce titre, devenu célèbre, à son court ouvrage critique sur ce qu’il appelle la « géographie des professeurs », la géopolitique n’était pas encore une de ses préoccupations majeures. Elle le deviendra quelques années plus tard comme le marque le changement de sous-titre de la revue Hérodote en 1982 : « stratégies, géographie, idéologie » devenant « revue de géographie et de géopolitique ». Écrivant au début des années 1980, Lacoste aurait-il donné un autre titre au petit livre bleu[Référence à la couleur de ce livre publié dans la célèbre Petite collection Maspero.], plus géopolitique ? Sans doute pas, car la géopolitique ne sert pas à faire la guerre mais à comprendre pourquoi on la fait, ce qui n’est pas du tout la même chose. C’est pourquoi, bien utilisée, elle peut être utile sinon pour éviter la guerre, du moins pour en comprendre les raisons, qui ne sont pas toujours aussi évidentes que la volonté de conquérir les ressources économiques du voisin. Elle est aussi utile pour mettre en lumière l’engrenage qui, à partir d’un affrontement limité, peut mener à la guerre ouverte avec ses centaines de milliers de morts et ses millions de déplacés ou réfugiés.

Mais la géopolitique peut aussi être utile pour comprendre les situations géopolitiques postconflit – celles-ci se révèlent parfois presque au moins aussi difficiles à gérer ou maîtriser que certaines phases du conflit – et contribuer ainsi à les résoudre : c’est ce qui nous intéresse principalement dans ce numéro, entre guerre et paix.

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la guerre avait clairement un début, la date de la déclaration de guerre, et une fin, celle de l’armistice ou de la capitulation. Désormais il n’en va généralement plus de même, car la majorité des

conflits armés ne sont pas intermais infra-étatiques, autrement dit ce sont des guerres civiles qui peuvent être entretenues et attisées par des interventions extérieures ouvertes ou plus ou moins masquées. Ces guerres très meurtrières et parfois très longues – plusieurs années avec des phases offensives et des accalmies – commencent souvent par des attaques de faible envergure menées par un groupe rebelle : attaque d’une caserne, d’un bâtiment public symbolique du pouvoir étatique, d’une infrastructure (aéroport), voire d’un quartier urbain ou d’un village peuplé par une population ethniquement proche du pouvoir contesté. Ces attaques sont destinées à montrer la détermination du groupe rebelle à contester la légitimité de l’État en commençant par prendre le contrôle du territoire que les rebelles considèrent comme le leur et donc devant relever de leur seule autorité. La riposte des forces armées nationales peut écraser la rébellion et le conflit en rester là, du moins pour un temps, mais souvent elles ne sont pas suffisamment puissantes et bien organisées pour réussir leurs opérations armées de maintien de l’ordre, surtout si les groupes rebelles sont soutenus militairement et financièrement par des États frontaliers qui y voient l’opportunité de fragiliser l’État voisin. C’est alors l’engrenage des violences voire des massacres qui touchent non seulement les combattants mais aussi la population civile.

Le plus souvent, ces guerres civiles se produisent et se prolongent dans des États faibles, sans véritable appareil d’État fiable et impartial et dans l’incapacité d’assurer la sécurité et le développement économique de populations très diverses, langues, religions, ethnies. Dans ce contexte, les rivalités sont faciles à exacerber et à manipuler pour pousser de jeunes hommes mais aussi des femmes au combat au nom de la défense des intérêts majeurs des leurs et de leur territoire.

Après de longs combats et de nombreuses violences et atrocités sur les populations civiles, et une fois qu’elles ont été portées à la connaissance de l’opinion publique internationale, surtout occidentale, par les médias, la communauté internationale, selon la formule consacrée, se décide à intervenir pour y mettre un terme, soit directement avec les forces armées onusiennes, soit indirectement par l’intermédiaire de l’armée d’un pays tiers ayant des liens particuliers avec le pays en guerre, ancienne puissance coloniale ou accords de défense.

Une fois les fronts stabilisés et les affrontements maîtrisés – ce qui peut prendre des mois voire des années – vient le temps de la mise en place des conditions permettant la fin des hostilités sans que celle-ci puisse être toujours qualifiée de paix. S’installe alors une nouvelle situation géopolitique, entre guerre et paix. Dans une guerre entre États, une fois la paix décidée, chaque armée nationale, victorieuse comme vaincue, respecte le traité de paix même si c’est avec plus ou moins de douleur pour les vaincus. Mais dans le cas des guerres civiles, la situation géopolitique est différente, puisqu’il ne s’agit pas d’armées officielles qui s’affrontent. Si les aides et interventions des États voisins cessent le plus souvent avec la fin des hostilités imposée par l’action de forces militaires étrangères sous mandat international, il n’en demeure pas moins difficile d’instaurer un climat de paix alors que les rivalités de pouvoir pour le contrôle d’un territoire, à l’origine des affrontements, ont le plus souvent été accentuées au cours de la guerre. Aussi, plus que d’une situation de paix, c’est en fait la poursuite du conflit sous une autre forme avec toutefois un changement majeur : l’arrêt des massacres et des violences, qui justifie que l’on puisse parler de paix. Au départ des forces armées internationales, il arrive que les affrontements reprennent car leur présence n’a servi qu’à suspendre les combats sans en supprimer les causes. C’est pourquoi il est si difficile de réussir la mise en œuvre des opérations de paix qui sont plutôt des opérations pour empêcher la poursuite de la guerre, tout comme il est difficile de vivre en paix avec ceux et plus rarement celles qui sont responsables des exactions et violences contre les populations civiles. Enfin, le problème des populations réfugiées et déplacées est loin d’être résolu à la fin d’un conflit. De fait, le retour est souvent impossible parce que trop risqué : les causes de la guerre n’ayant pas disparu, les hostilités peuvent reprendre à la moindre tension ; il l’est aussi parce que leur région a été dévastée par les combats, leurs villages incendiés, leurs champs détruits... Or plus le temps passe, plus l’installation temporaire des déplacés dans une ville ou une autre région prend un caractère définitif, la vie en ville même précaire étant plus facile et plus sûre qu’en milieu rural.

Si ces situations géopolitiques entre guerre et paix présentent des points communs, elles ont néanmoins chacune leurs caractéristiques propres qui expliquent que les schémas de sortie de crise pensés avec les meilleures intentions – mais loin des situations locales – se révèlent d’une efficacité très relative, en dépit des moyens mis en œuvre et des savoir-faire des ONG humanitaires engagées dans ces opérations de maintien de la paix.

Ce sont ces situations géopolitiques locales postconflit qui sont étudiées dans ce numéro pour en montrer la spécificité et la complexité.

Ce thème nous a été proposé par deux collègues géographes, Élisabeth Dorier et Amaël Cattaruzza, qui ont organisé en mai 2014 une journée d’étude sur le postconflit et ont collaboré à la réalisation du numéro.


L’institut Français de Géopolitique offre des formations de master intenses, exigeantes et passionnantes !

Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

La première année est consacrée à la formation à et par la recherche, qui est au cœur du projet intellectuel et citoyen de l’École France de Géopolitique. Les étudiants et les étudiantes doivent écrire un mémoire de recherche d’une centaine de page appuyé sur une enquête de terrain d’un mois en autonomie. Un accompagnement fort leur est proposé pour favoriser leur réussite durant cette année si différente de leurs expériences précédentes.

En seconde année, quatre spécialisations professionnalisantes sont possibles : géopolitique locale et gouvernance territoriale, géopolitique du cyberespace, nouveaux territoires de la compétition stratégique, analyse des risques géopolitiques et environnementaux. Toutes ces spécialisations sont ouvertes à l’alternance, et la majorité des étudiants et des étudiantes a désormais un contrat d’apprentissage. Celles et ceux qui souhaitent faire une seconde année de recherche le peuvent, notamment en préparation d’un projet de doctorat.

Avec 85 places en première année, le master de l’IFG offre aussi une véritable vie collective de promo, animée notamment par une association étudiante dynamique. Les étudiantes et étudiants viennent de nombreuses formations et disciplines, notamment : géographie, d’histoire, de droit, de sociologie, de science-politique, Économie et gestion, langues (LLCE/LEA) ou de classes préparatoires.

Les candidatures en première année de master se font exclusivement via la plateforme nationale monmaster.gouv.fr du 26 février au 24 mars 2024. Toutes les informations utiles se trouvent sur le site www.geopolitique.net. En deuxième année, les candidatures doivent passer par le site de l’Université. L’IFG n’offre pas de formation au niveau licence.

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