Économie et géopolitique : des relations utiles à (re)penser
par Béatrice Giblin
Quand l’économie explique la géopolitique
Pour beaucoup, il est logique d’associer les termes d’économie et de géopolitique, l’économie étant très fréquemment présentée comme la clé de compréhension de nombre de situations géopolitiques. C’est bien connu, on fait la guerre pour prendre le contrôle de ressources pétrolières (ou de terres fertiles), comme l’illustrent les interventions militaires américaines dans le Golfe en 1992 et en Irak en 2003. C’est pourtant loin d’être si simple.
Hérodote, qui a pour objet l’analyse et le décryptage des conflits géopolitiques qu’ils soient militaires ou non, interou infra-étatiques, qu’ils mettent en jeu un grand nombre de protagonistes ou seulement deux, un grand territoire ou un très petit, n’a accordé jusqu’ici qu’un faible intérêt à l’économie comme source de conflits. Toutefois en 2009, dans le numéro Pillage et piraterie, Philippe Hugon expliquait que les relations entre guerres et ressources naturelles ont conduit à une écologie politique de la guerre et affirmait qu’« un État détenteur de ressources en hydrocarbures a neuf fois plus de risques d’être le théâtre de conflits armés qu’un État non pourvu » [Hugon, 2009]. Plusieurs années auparavant, en 2003, une première tentative de Géopolitique de la mondialisation ne nous avait pas pleinement satisfaits. Yves Lacoste y critiquait à juste titre certains discours que tenaient alors « des théoriciens de la mondialisation et surtout ses idéologues pour lesquels l’extension planétaire du système capitaliste, la circulation quasi instantanée des capitaux, l’accélération des transports et la baisse rapide de leurs coûts conduiraient inexorablement à une étape nouvelle et capitale dans le développement économique et social de l’humanité. Du coup, les rivalités entre les États, les conflits religieux et les questions militaires perdraient bientôt toute importance devant la logique du marché mondial [...]. Bref, la géopolitique serait sous peu supplantée par une problématique nouvelle, celle de la géo-économie ». Comme l’affirmait Yves Lacoste, « non seulement les problèmes géopolitiques ne vont pas disparaître avec le développement de la mondialisation, mais sans doute en être de plus en plus modifiés et être de plus en plus nombreux du fait de leurs interactions ». Dix ans plus tard, on sait qu’il avait raison. Nous continuons de penser que les conflits géopolitiques – qui ont pour origine des rivalités de pouvoir sur des territoires pour en prendre ou garder le contrôle et celui des hommes et des femmes qui s’y trouvent – sont loin d’être, pour nombre d’entre eux, du ressort de l’économie, ce qui ne signifie bien évidemment pas que la démarche géopolitique doit ignorer les facteurs économiques. En revanche, nous pensons que les analyses des économistes seraient enrichies par la prise en compte des situations (ou contextes) géopolitiques, que celles-ci concernent de petits territoires ou de très vastes. Or cette prise en compte de la géopolitique dans les analyses économiques est loin de se faire. En effet, les développements de l’économie ont conduit cette discipline à des travaux dans lesquels les spécificités des territoires, des peuplements ou du rapport des sociétés à l’État sont rarement prises en compte. L’une des fictions méthodologiques sur lesquelles repose la science économique consiste à penser que le marché peut fonctionner en tous lieux de la même façon, comme s’il était détaché de son contexte. C’est cette représentation extrêmement appauvrie de la réalité qui explique, pour une bonne part, l’échec des théories du développement dans la seconde partie du XXe siècle et le fait que les pays qui ont connu un processus de décollage économique l’aient fait généralement en usant de méthodes fort éloignées de celles qui leur étaient prescrites par les économistes des institutions internationales.
Pour autant, dans un contexte où les rivalités économiques tendant à s’exacerber, notamment entre les pays anciennement industrialisés et les pays émergents – n’oublions pas que le premier discours de Barack Obama lors de sa prise de fonction en 2009 a été pour réclamer une hausse du taux de change de la monnaie chinoise –, l’analyse des faits économiques enrichit utilement l’approche géopolitique. Il y a donc de bonnes raisons de commencer à croiser les approches économique et géopolitique, et c’est ce que nous faisons avec ce numéro, même si ces premières réflexions doivent bien entendu être creusées et complétées à l’avenir.
Conflits et représentations en économie : des explications trop simples
Hérodote porte une grande attention au rôle des représentations qu’ont des territoires les différents protagonistes qui cherchent à en prendre ou en garder le contrôle, considérant que ces représentations, vraies ou fausses, peuvent avoir un rôle mobilisateur, du moins en certaines circonstances.
Les représentations en économie sont de nature différente puisque non territorialisées, mais jouent, elles aussi, un rôle important. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler celui du marxisme, théorie économique dont les théoriciens étaient convaincus de sa capacité à rendre compte de toute l’évolution historique du monde et même celle de son devenir.
Le libéralisme américain, par le biais que l’impérialisme américain exerçait sur le monde non communiste, imposait sa loi inique. Pour les analystes marxistes les conflits territoriaux – interétatiques comme infraétatiques – résultaient de la manipulation des gouvernements américains pour permettre à leurs entreprises de prendre ou garder le contrôle des richesses naturelles ou humaines des territoires où se déroulaient les conflits. Les dirigeants proaméricains de certains États latino-américains étaient d’ailleurs qualifiés de marionnettes ou de fantoches. En poussant un peu le raisonnement on aurait presque pu penser que, sans le rôle masqué des États-Unis, mais heureusement démasqué par les analyses marxistes, le monde aurait été en paix. Longtemps, la lecture du Monde diplomatique, dans lequel les articles sur l’Amérique latine étaient fréquents, a donné à penser que c’était le cas.
Certains conflits interétatiques du temps de la guerre froide – Angola, Mozambique, Vietnam – ont dû leur longévité au soutien apporté par les deux grandes puissances à chacun des deux camps adverses. Dans les médias de gauche, le soutien soviétique était souvent présenté comme une réponse nécessaire pour contrecarrer le soutien américain et inversement, dans les médias de droite, chacun affirmant contribuer à la défense des intérêts du peuple. L’enjeu était alors de montrer la supériorité d’un modèle politico-économique sur l’autre. Peu nombreux étaient ceux qui pensaient que ces affrontements pouvaient avoir eu des origines locales, politiques, religieuses, voire symboliques, sans qu’il soit indispensable de nécessairement les expliquer par une rivalité d’impérialismes. Les cas de conflits échappant au moins en partie à une logique Est-Ouest ont pourtant été nombreux pendant la guerre froide, que l’on pense aux conflits israélo-arabes, aux guerres indo-pakistanaises, sino-indiennes, Iran-Irak et, bien sûr, à l’invasion du Cambodge par le Vietnam en 1978. Certes, les États-Unis et l’Union soviétique ne se sont pas désintéressés de ces conflits, mais la rivalité entre les deux blocs ne suffisait pas à en expliquer les causes.
Aujourd’hui pas plus qu’au temps de la guerre froide, le facteur économique, comme le montre Marc-Antoine Pérouse de Montclos dans son article, est toujours bien loin de rendre compte de tous les conflits des pays en développement. Privilégier le facteur économique « occulte la dimension politique et symbolique de tensions qui ont aussi trait à la qualité des institutions, à l’organisation de l’État, aux cultures de gouvernement et aux relations de pouvoir à l’intérieur d’une société. De plus, [il] néglige la force des faibles en ramenant toutes les interdépendances économiques à des rapports hégémoniques de domination du "centre" sur sa "périphérie" et des puissances impérialistes sur leurs vassaux et/ou anciennes colonies ».
Après l’éclatement de l’URSS et donc la fin des conflits dits de la guerre froide, l’impérialisme américain continue d’être dénoncé par le biais de la mondialisation (le poids de multinationales souvent à l’origine américaine) et de la financiarisation de l’économie mondiale, le dollar restant la monnaie des échanges internationaux.
Mais la mondialisation de l’économie semble avoir aussi contribué à la forte croissance économique de quelques pays qui sont réellement aujourd’hui en voie de développement, les BRICS (Brésil, Russie, Chine, Inde et Afrique du Sud), auxquels est parfois ajouté l’Indonésie. Ces pays émergents confortent les grilles de lecture de certains économistes et leur donnent à penser que l’économique commande le politique. La spectaculaire croissance économique de la Chine, dont les dirigeants affirment qu’elle sera la première puissance économique mondiale en 2020, suscite inquiétude voire un sentiment de menace. Ses immenses excédents commerciaux lui permettent d’accumuler des réserves en devises qui sont désormais les premières du monde et lui donnent la possibilité de prendre le contrôle de pans entiers de l’appareil productif des pays occidentaux par le biais de ses « fonds souverains ». Par ailleurs, la prospérité croissante de la Chine lui donne aussi les moyens d’investir massivement dans la modernisation de son armée — et ce dans toutes les armes, infanterie, marine, aviation. Et cette montée rapide en puissance lui a permis de retrouver le rôle de grande puissance qu’elle avait eu pendant des siècles jusqu’à son affaiblissement au XIXe siècle. Mais, comme le montre François Godement dans son ouvrage Que veut la Chine ? [1], en Chine ce n’est pas l’économique qui commande au politique mais bien l’inverse (p. 101). Ce sont bien les dirigeants communistes qui ont décidé de libéraliser l’économie en commençant par ouvrir le delta de la rivière des Perles proche de Hong Kong aux capitaux étrangers ; et quand les effets de cette libéralisation économique furent menaçants pour l’autorité du parti et donc pour la stabilité du régime, ils n’ont pas hésité à donner le coup d’arrêt à la libéralisation politique qui accompagnait la libéralisation économique. Ce fut, en 1989, l’écrasement de la manifestation de la place Tiananmen.
La rapide montée en puissance de son économie a permis à la Chine de développer et d’utiliser des leviers économiques pour augmenter son influence politique (voir article de Jean-François Huchet). Néanmoins, la Chine continue de se heurter à nombre d’obstacles dans l’utilisation de son influence économique :
parmi les plus importants, la nature de son régime politique et l’inquiétude que suscite à terme sa possible puissance hégémonique.
La croyance dans les bienfaits des échanges économiques a même été telle (et elle subsiste chez certains analystes) qu’on voyait dans leur importance la garantie d’une impossible guerre. On sait ce qu’il faut en penser : les relations économiques franco-allemandes n’ont nullement empêché les deux guerres mondiales. De même l’imbrication économique des États fédérés de la Yougoslavie n’a nullement évité la guerre entre Serbes et Croates, ni entre Bosniaques et Serbes. Ce ne sont pas non plus les vingt millions de Chinois qui travaillent pour des entreprises japonaises qui feront obstacles aux tensions sino-japonaises, mais bien d’autres raisons [Pelletier, 2013].
De l’utilité de la géopolitique pour l’analyse économique
Puissance et souveraineté
Pour amorcer la réflexion sur les bénéfices que pourraient retirer les économistes de la démarche géopolitique, nous avons choisi d’étudier au travers de la crise de l’euro l’interaction entre les représentations géopolitiques et certaines politiques économiques et la façon dont les politiques pour répondre à cette crise ont été formulées.
Il est apparu très clairement que la stratégie d’austérité adoptée au niveau européen a été fortement influencée par l’Allemagne. Cette dernière est en effet en position de force en Europe ; elle est non seulement la principale économie de la zone euro, mais son système financier en est également le principal créancier. Le sauvetage financier de plusieurs États du sud de l’Europe dépend donc essentiellement de la bonne volonté du gouvernement d’Angela Merkel. Au-delà de ces arguments sonnants et trébuchants, l’Allemagne peut faire valoir en Europe une capacité sans égale de projection de son « modèle économique ». Comme le montre Christophe Strassel, avec qui j’ai pensé ce numéro, la prise en compte de cette dimension de la puissance allemande est essentielle pour la compréhension de l’évolution des politiques européennes ; elle relève en effet de ce que Joseph Nye a qualifié de soft power, c’est-à-dire de la capacité à influencer les représentations que les dirigeants et les populations se font de certaines normes de comportement ou de certaines orientations politiques. Ces représentations sont parfois éloignées de la réalité. Ainsi, le « succès » économique de l’Allemagne n’est pas sans faiblesses. De même, les vertus du « modèle économique allemand » sont contestées par certains économistes. Toutefois, ces derniers se trouvent plutôt aux États-Unis, comme le prix Nobel Paul Krugman, qui pourfend régulièrement, dans sa tribune du New York Times, les orientations économiques dictées par la chancelière allemande, relayées le plus souvent par la Commission européenne. En France, ce discours critique est curieusement beaucoup plus minoritaire et, lorsqu’il existe, comme cela est par exemple le cas du collectif des « économistes atterrés », il est le fait d’enseignants et de chercheurs généralement éloignés des instances de pouvoir.
Cette double prépondérance allemande, dans l’ordre financier et dans celui des représentations sur les « bonnes politiques économiques », met le gouvernement allemand en position de force pour imposer son diagnostic et ses remèdes aux États européens qui sont en grande difficulté économique. Les populations des pays concernés ont pu mesurer de façon plus concrète la perte de souveraineté que représente l’abandon d’une monnaie nationale au profit d’une Banque centrale européenne calquée sur le modèle allemand, lorsque celle-ci ne se double pas d’une véritable autorité politique et d’une volonté de solidarité au même niveau.
L’importance des représentations géopolitiques dans les choix économiques est décortiquée par Pierre-Emmanuel Thomann. Il analyse la forte influence des représentations nationales françaises et allemandes dans la perception qu’ont eue de la crise de l’euro les dirigeants respectifs de ces deux États-nations. Ces représentations nationales différenciées résultent de leurs histoires politiques qui sont à l’origine de leur vision différente de ce que doit être l’Union européenne : une puissance politique, économique et militaire pour la vision française et une union économique sans volonté de puissance politique et donc militaire pour la vision allemande. Or ce sont bien ces visions politiques qui déterminent leurs orientations économiques. En Allemagne, les dérives de l’État hitlérien ont poussé les Allemands à choisir l’« économie sociale de marché », autrement dit à privilégier une forme d’intervention économique de l’État ne s’appliquant au marché que pour en garantir la stabilité, par une politique de la concurrence et une monnaie forte. Une telle doctrine exclut notamment toute politique conjoncturelle visant à garantir un niveau d’activité minimal à l’économie. On sait qu’en France les représentations sont tout autres. Il y a même une forme de consensus à ce que l’État reste un acteur de l’économie, non seulement pour mener une politique industrielle – en témoigne l’existence, qui serait incongrue en Allemagne, d’un « ministère du Redressement productif » – mais aussi pour orienter les salaires (via le Smic) ou soutenir la conjoncture par le biais des dépenses publiques. Ce sont ces deux visions différentes qui obligent les responsables politiques de ces deux États à des compromis afin de ne pas risquer la rupture qui remettrait en cause l’Union européenne. C’est le fameux « couple franco-allemand », comme les Français appellent les relations entre les deux États incarnés par les deux dirigeants dont les médias scrutent la chaleur des accolades ou la fraîcheur des regards.
Ces divergences fortes entre la France et l’Allemagne, qui débouchent sur des relations parfois tendues entre ces deux États comme la gestion de la crise de l’euro vient d’en donner encore la preuve, résultent en grande partie de leur conception différente de la souveraineté. Cette notion, dont Hérodote a souvent traité, définit la capacité d’un État à être autonome dans la détermination de ses politiques. La construction européenne s’est traduite, depuis les traités des années 1950, par le transfert d’éléments de souveraineté des États vers les institutions communautaires. Ces transferts ont toutefois pris une dimension nouvelle avec la création de l’euro. En effet, la monnaie est une composante essentielle des pouvoirs régaliens de l’État et elle est l’une des principales expressions de la souveraineté. Cela se traduit notamment par le fait que le souverain, ou des représentations symboliques de la nation, sont traditionnellement représentés sur les pièces et les billets. Or, comme le montre Christophe Strassel, la création de l’euro a été non seulement l’occasion d’un transfert de souveraineté mais aussi d’une modification de la nature et de l’étendue de la compétence monétaire. La Banque centrale européenne, qui s’est substituée aux anciennes banques centrales nationales, dispose en effet d’un mandat plus restreint que celui qui était assigné à ces dernières, se limitant à la seule garantie de la stabilité des prix. Mais, de surcroît, la nouvelle Banque centrale a été placée dans une situation d’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique qui ne se retrouve poussée à ce point dans aucune autre grande économie du monde actuel. Il en résulte que la monnaie européenne n’est plus pleinement « souveraine », puisque ses attributions sont limitées et que la politique de la Banque centrale européenne ne fait plus partie des sujets que la discussion démocratique peut régir. Cette situation de « souveraineté monétaire limitée » résulte de la conjonction de plusieurs facteurs ; tout d’abord, la légitimité encore faible d’une institution dont la crédibilité doit être confirmée ; mais aussi une réticence, exprimée depuis les débuts de la construction européenne, envers l’idée même de souveraineté. Issue de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale, celle-ci s’est traduite, notamment en Allemagne, par la mise en œuvre d’institutions indépendantes du suffrage et dont l’objet est strictement limité par des textes juridiques. Issue en droite ligne de l’héritage allemand, la Banque centrale européenne ne dispose donc pas des pouvoirs qu’ont toutes les banques centrales des États qui n’appartiennent pas à la zone euro. Le coût de ce déficit de souveraineté monétaire est apparu avec la crise de 2008. En effet, comme la Banque centrale européenne ne pouvait assurer un rôle de prêteur en dernier ressort des États, elle mettait ces derniers à la merci du bon vouloir des marchés financiers. La crise dite des « dettes souveraines » qui s’est développée au sein de la zone euro à partir de 2010 a donc concerné des États qui se sont rendu compte brutalement qu’ils n’étaient eux-mêmes plus tout à fait souverains. Un espoir toutefois : malgré les textes qui lui interdisaient d’aider les États, Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne, a finalement reconnu à demi-mot que celle-ci pourrait jouer le rôle de prêteur en dernier ressort vis-à-vis des États, laissant à penser que l’euro pourrait, à terme, devenir une monnaie pleinement souveraine, même si le chemin à parcourir reste long...
Comme le montre l’exemple récent de l’euro, les moments de crise font parfois évoluer les pratiques ou les représentations, pour le meilleur ou pour le pire. C’est également la gravité de la crise économique aux États-Unis qui a donné à Obama le courage de s’attaquer au paradis fiscal suisse (mais pas à celui de l’État du Delaware) et il semblerait même que les paradis fiscaux soient désormais sérieusement menacés de devoir sortir de la complaisance fiscale octroyée aux milliers de sièges sociaux inscrits dans leurs registres. Ainsi, au royaume de la City de Londres, première place de blanchiment d’argent au monde (voir l’article de Vincent Piolet), les élus représentants de la Nation britannique cherchent à faire payer des impôts aux multinationales qui y font une large part de leurs bénéfices mais qui profitent logiquement des nombreux paradis fiscaux britanniques disséminés dans le monde. Mais le chemin de la lutte contre les paradis fiscaux est encore long quand, dans la zone euro où pourtant les contraintes budgétaires sont lourdes (3 % du PIB de déficit public et dette publique limitée à 60 % du PIB), les paradis fiscaux ont pignon sur rue – Luxembourg, Autriche, Monaco, Andorre et, dans une certaine mesure, l’Irlande et quelques pays d’Europe centrale et orientale –, preuve s’il en est que tous les États européens sont loin d’avoir la même volonté d’harmoniser leurs régimes fiscaux.
On retrouve ces mêmes égoïsmes nationaux dans la difficile mise en œuvre d’une politique européenne de la contrefaçon. Si tous les États proclament leur volonté de lutter contre celle-ci, il y a loin des discours à la réalité des politiques (voir l’article de Jérémy Lachartre).
De l’utilité de la géographie en économie
Le dynamisme économique des États asiatiques conforte les analyses économiques libérales sur les bienfaits d’une économie peu entravée par les contraintes fiscales et sociales imposées par des États protecteurs et voulant contrôler les marchés. Mais tout est pourtant loin d’être économiquement parfait en Asie du Sud-Est comme le montre l’article d’Eric Frécon sur les destins géoéconomiques de l’Indonésie et de Singapour. Même si les économies des pays de l’Asie du Sud-Est semblent moins durement touchées par la crise économique qui affecte durement les économies occidentales, elles n’en sont pas moins fragilisées. Comme le montre Eric Frécon, un point de vue géographique aurait pu alerter les analystes : si ces deux pays profitent d’indéniables atouts, physiques et humains, du fait de leur localisation et de leurs ressources, ils doivent également faire face à des défis nationaux de taille, liés entre autres à l’aménagement de leur territoire. Or les solutions retenues, en termes d’infrastructures ou de migrations, ne semblent pas toujours être les plus pertinentes.
La prise en compte de la géographie est aussi utile pour comprendre combien la puissance économique d’une mafia dépend du contrôle qu’elle exerce sur le territoire de ses activités illégales (trafic de drogue, racket...) et légales, nécessaires au blanchiment d’argent (construction immobilière, agriculture) (voir l’article de Clotilde Champeyrache). Les conséquences négatives de la domination mafieuse sur le développement économique du territoire et de sa population sont majeures en les marginalisant du reste du territoire national. C’est l’une des explications de l’absence du « miracle italien » des années 1960-1980 dans le sud de l’Italie.
Enfin le cas d’Anvers, place diamantaire renommée et désormais sur le déclin, est emblématique de l’utilité d’étudier les rivalités locales dans lesquelles s’affrontent un groupe d’envergure international comme la De Beers et les acteurs locaux anversois ; le tout dans le contexte de la délocalisation des activités vers les pays à très faible coût de main-d’œuvre.
Avec ce numéro, Hérodote amorce une réflexion sur les apports positifs que les analyses économiques et géopolitiques peuvent mutuellement se procurer.
[1] F. Godement, Que veut la Chine ? De Mao au capitalisme, Odile Jacob, Paris, 2012, 283 p.