Assurément, la Turquie n’est pas le Brésil et encore moins la Chine : pourtant, l’ambition du gouvernement turc de retrouver un rôle d’acteur de premier plan en Méditerranée orientale, voire même sur la scène internationale, justifie ce titre.
La forte croissance économique que le pays connaît depuis le début des années 2000, après une crise sévère dont la Turquie a su sortir en appliquant les mesures drastiques imposées par Kemal Derviş [1]], donne assurance et confiance aux responsables politiques et économiques, et ce d’autant plus que l’Union européenne (UE) se trouve dans une situation de marasme économique (voir les articles de Esen Çağlar et Seyfettin Gürsel). En outre, sa position géographique représente sur le plan énergétique un atout indéniable dans ses relations avec les États européens, soucieux de ne pas trop dépendre des hydrocarbures russes. Pilier du couloir énergétique Est-Ouest, le fameux oléoduc Bakou-Cehan, financé à grands frais en partie par les États-Unis et loin d’être utilisé au maximum de ses capacités, permet l’exportation d’hydrocarbures extraits des gisements proches de la mer Caspienne en évitant la Russie.
Pour renforcer ce sentiment de puissance émergente, ajoutons encore la réélection confortable en 2007 du parti de l’AKP (Parti pour la justice et le développement). Ce succès électoral est largement utilisé par le gouvernement turc qui se présente comme un modèle politique pour les autres États musulmans et montre aux États laïcs occidentaux méfiants envers l’islam politique qu’islam et démocratie ne sont pas antinomiques. Cette confiance en la puissance politique de la Turquie s’est aussi traduite par quelque éclat médiatique, telle l’apostrophe « une minute ! » lancée au sommet de Davos en 2009 par le Premier ministre turc Erdogan à Shimon Pérès, président de l’État d’Israël qui en est resté interloqué, ou par quelque marque de souveraineté nationale comme le vote au Parlement turc qui, faute du quorum requis, conduisit à refuser l’utilisation des bases militaires à l’armée américaine pour attaquer l’Irak de Saddam Hussein en 2003. Enfin, si la flottille turque – partie d’Antalya pour Gaza avec à bord des militants pacifistes propalestiniens venus de plusieurs États étrangers puis stoppée par l’armée israélienne, faisant neuf morts parmi les militants – n’a pas atteint son but premier, les bénéfices en terme d’image furent immenses auprès de la population arabe : le gouvernement turc montrait au monde entier, par cette opération très médiatique, son soutien à la cause des Palestiniens et sa prise de distance avec la politique coloniale israélienne. Le temps des beaux jours de l’alliance militaire avec Israël était révolu (voir Encel).

De l’utilité d’une grande histoire ottomane

Cette assurance politique repose aussi sur un changement de stratégie internationale. En effet, dans les années 1990, l’instabilité gouvernementale de la Turquie et les interventions musclées de l’armée dans les affaires politiques favorisaient un discours martial nationaliste qui se traduisait par des tensions avec les voisins : menace d’intervention armée en Syrie en 1997, recrudescence des dissensions avec l’Arménie à la suite de l’intervention de cette dernière au Haut-Karabagh en Azerbaïdjan, tension avec la Grèce sur les îlots en mer Égée. À partir des années 2000, on assiste à un changement complet de stratégie – traduit par la formule du conseiller diplomatique d’Erdogan, Ahmet Davutoglu : « zéro ennemi » (voir Artik Özge) – et à la mise en œuvre d’une politique d’ouverture vers les États arabes que les politistes américains ont vite qualifiée de néo-ottomanisme, expression qui a rencontré un réel succès. Même s’il ne s’agit évidemment pas de reprendre une politique étrangère impériale ottomane qui a conduit au désastre du traité de Sèvres [2]], la référence à la grande histoire ottomane reste néanmoins très utile à plusieurs points de vue pour servir l’image de la puissance. Elle permet en effet de rappeler que la Turquie actuelle est l’héritière d’un vaste empire qui s’étendait à la fois sur une partie de l’Europe orientale et balkanique, sur le sud de la Russie, le Moyen-Orient et la rive sud de la Méditerranée jusqu’à la frontière algéro-marocaine, et ceci bien avant que n’existent les Empires austro-hongrois, britannique et français. Ainsi, l’histoire nationale des Turcs n’a pas connu l’épisode humiliant de la colonisation et peut même se comparer avantageusement à l’histoire impériale britannique et française, beaucoup plus courte dans le temps.
Rappeler l’Empire ottoman, c’est aussi conforter l’image d’une tradition musulmane tolérante, et la façon dont étaient traitées les minorités religieuses (juive, chrétienne : grecque et arménienne, et même chiite). On peut y voir une façon détournée de critiquer l’autoritarisme d’Atatürk (1881-1938) qui imposa la modernité occidentale plus souvent de force que de gré : au quotidien par de nouvelles habitudes vestimentaires (interdiction du foulard, port du chapeau pour les hommes), sur le plan linguistique avec l’adaptation de l’alphabet latin à la langue turque au détriment de l’alphabet arabe, sur le plan religieux en supprimant le califat et sur le plan politique en instaurant une République laïque nationale rejetant l’Empire ottoman pluriethnique musulman.
Enfin, faire retour à l’histoire ottomane permet aussi d’évoquer l’espace turcophone de l’Asie centrale, l’extension d’une langue traduisant dans cette représentation la puissance d’autrefois – même s’il ne s’agit pas d’une même langue mais plutôt d’un ensemble de langues diverses avec des racines communes. Il est vrai que les espoirs de pouvoir y exercer une influence économique, culturelle et politique se sont vite révélés illusoires – les populations de ces États nouvellement indépendants et leurs dirigeants étant particulièrement soucieux de préserver la souveraineté pleine et entière de leur État : turcophones et musulmans, oui, mais indépendants.
Dans les relations avec les anciennes républiques socialistes, celles avec l’Arménie restent obérées par le refus des autorités turques de reconnaître le génocide arménien qui n’est plus contesté par aucun historien spécialiste de la question. Jusqu’à un passé très récent, les États occidentaux ont refusé de reconnaître le génocide arménien. Si le Parlement européen l’a reconnu en 1989, les États-Unis évitent toujours de parler de génocide afin de ménager leur allié turc. Mais les signes d’opposition de la Turquie à la politique américaine en Irak risquent, peutêtre, de changer la donne, et ce d’autant plus que l’alliance de la Turquie avec Israël s’est dégradée. En représailles, Israël pourrait pousser à la reconnaissance du génocide arménien par les États-Unis. Indéniablement, la question arménienne reste, sur le plan géopolitique local, régional et international, sensible.
Cette ambition de puissance se trouve quelque peu bousculée par la situation syrienne actuelle. Le rapprochement spectaculaire avec la Syrie à la fin des années 1990, ennemie pendant des décennies de la Turquie [3]], ouvrait de belles perspectives politiques et économiques. Mais la guerre syrienne change la donne, entre autres pour ce qui est de la situation des Kurdes (voir l’entretien avec Hamit Bozarslan). L’autonomie, de fait, des Kurdes syriens soutenus par les Kurdes irakiens inquiète le gouvernement qui redoute que ces autonomies ne servent de modèle aux Kurdes de Turquie. Le « syndrome de Sèvres » pourrait bien resurgir et la belle image de la tolérance être écornée.
La rupture avec l’allié israélien, prix du rapprochement avec les États arabes, a des conséquences négatives : rapprochement d’Israël de Chypre et de la Grèce (voir les articles de Frédéric Encel et David Amsellem).

Et l’Europe ?

Certains analystes ont vu dans l’ouverture de la Turquie vers les États arabes le signe d’un éloignement de l’Union européenne, voire même de son rejet, pour avoir été humiliée par les obstacles incessants mis à son adhésion et par le refus encore plus clairement prononcé du président français Nicolas Sarkozy, soutenu plus discrètement dans cette position par Angela Merkel.
Mais les relations avec l’Europe sont très anciennes et multiples. On sait que l’Empire ottoman fut aussi européen et eut nombre de contacts et d’échanges avec plusieurs royaumes européens dont la France dès le XVIe siècle. Cependant, il est vrai que le traité de Sèvres a suscité la méfiance envers les puissances européennes, en particulier britannique et française. Celles-ci se sont partagé les provinces ottomanes du Moyen-Orient et ont cherché, avec l’Italie, à prendre le contrôle de l’Anatolie. La guerre froide a eu raison de cette méfiance. En effet, celle suscitée par l’URSS était plus grande encore, à cause de la position d’avantposte de la Turquie face à cet immense empire et d’un fort rejet du communisme. Le choix du camp occidental s’est donc imposé : adhésion au Conseil de l’Europe dès 1949, participation à la guerre de Corée (1950-1951) et adhésion à l’Otan en 1952. Dès le 31 juillet 1959, la Turquie présente sa demande d’association à la Communauté économique européenne. L’accord d’association est entré en vigueur le 1er décembre 1964 incluant une perspective d’adhésion. Celle-ci n’est toutefois envisagée que dans les années 1990 et l’union douanière mise en place en 1996. Or, en 1997, le Conseil européen décide de lancer le processus d’adhésion pour les dix États candidats d’Europe centrale et orientale et Chypre mais rejette la candidature de la Turquie. Ce rejet est vécu comme un affront et a sans doute contribué à l’orientation de la politique étrangère turque vers les États du MoyenOrient. C’est d’ailleurs en 1998 que les relations avec la Syrie ont commencé à s’améliorer. L’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002 a relancé les négociations en vue de l’adhésion car ses dirigeants la souhaitaient. Les conditions de l’adhésion, identiques pour tous les candidats – respect des droits de l’homme et des minorités, démocratie et État de droit et niveau de développement économique suffisant pour faire face à une économie de marché concurrentielle –, ont contraint la Turquie à d’immenses changements. Ainsi, l’armée a perdu son contrôle sur le pouvoir politique, la minorité kurde s’est vu reconnaître des droits culturels et linguistiques, le débat politique démocratique est installé. De fait, la Turquie ne s’éloigne pas de l’UE autant que certains discours tentent de le faire croire même si la part des exportations turques vers l’UE a fortement baissé ces cinq dernières années (voir Gürsel). En revanche, il y a désormais une méfiance réciproque. Des membres du Conseil européen redoutent l’adhésion d’un pays de 70 millions de musulmans.
Sur le plan interne, l’adhésion à l’UE amoindrirait la souveraineté nationale à laquelle les dirigeants turcs sont très attachés, le nationalisme étant toujours très vif. Celui-ci, désormais, ne repose plus exclusivement sur la République turque centralisée et laïque mais de plus en plus sur la représentation de la Turquie comme une nation ethnique – le peuple turc – très majoritairement sunnite, à laquelle des citoyens non turcs et/ou non musulmans pourront avoir difficilement le sentiment d’appartenir.


[1[Économiste de renom international qui était à l’époque vice-président de la Banque mondiale.

[2[Le traité de Sèvres (août 1920) devait conduire à la disparition de l’Empire ottoman ; heureusement pour les Turcs, il n’a pas été mis en œuvre mais remplacé par le traité de Lausanne (juillet 1923).

[3[La révolte arabe (notamment des Syriens) de 1916 ayant été considérée par les Turcs comme un « coup de poignard dans le dos » ayant contribué à la chute de l’Empire ottoman.


L’institut Français de Géopolitique offre des formations de master intenses, exigeantes et passionnantes !

Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

La première année est consacrée à la formation à et par la recherche, qui est au cœur du projet intellectuel et citoyen de l’École France de Géopolitique. Les étudiants et les étudiantes doivent écrire un mémoire de recherche d’une centaine de page appuyé sur une enquête de terrain d’un mois en autonomie. Un accompagnement fort leur est proposé pour favoriser leur réussite durant cette année si différente de leurs expériences précédentes.

En seconde année, quatre spécialisations professionnalisantes sont possibles : géopolitique locale et gouvernance territoriale, géopolitique du cyberespace, nouveaux territoires de la compétition stratégique, analyse des risques géopolitiques et environnementaux. Toutes ces spécialisations sont ouvertes à l’alternance, et la majorité des étudiants et des étudiantes a désormais un contrat d’apprentissage. Celles et ceux qui souhaitent faire une seconde année de recherche le peuvent, notamment en préparation d’un projet de doctorat.

Avec 85 places en première année, le master de l’IFG offre aussi une véritable vie collective de promo, animée notamment par une association étudiante dynamique. Les étudiantes et étudiants viennent de nombreuses formations et disciplines, notamment : géographie, d’histoire, de droit, de sociologie, de science-politique, Économie et gestion, langues (LLCE/LEA) ou de classes préparatoires.

Les candidatures en première année de master se font exclusivement via la plateforme nationale monmaster.gouv.fr du 26 février au 24 mars 2024. Toutes les informations utiles se trouvent sur le site www.geopolitique.net. En deuxième année, les candidatures doivent passer par le site de l’Université. L’IFG n’offre pas de formation au niveau licence.

  • Les Auteurs

    Afficher les auteurs en cliquant sur l'initiale de leur nom :
    (Uniquement à partir du numéro 109, second trimestre 2003)
    A B C D E F G H I J K L M
    N O P Q R S T U V W X Y Z

  • Thèmes envisagés

    Thème (date de rendu des articles)
    - Bassin de la mer Rouge (non déterminé)
    - Climat et Géopolitique (non déterminé)
    - Aérien et spatial (non déterminé)… Lire la suite.

  • Abonnements

    « Papier » uniquement :

    - Télécharger et imprimer un bulletin d'abonnement

    « Papier » + accès numérique :
    - via cairn.info

  • Trouver Hérodote

    - En version « papier » dans votre librairie : voir lalibrairie.com ou placedeslibraires.fr.
    - En version html et PDF, à l'article ou au numéro sur cairn.info.
    - Dans les bibliothèques universitaires : voir les disponiblités (sudoc).
    - Les numéros anciens et souvent indisponibles sont sur Gallica, le portail de la BNF.

  • Newsletter

    S'inscrire à la newsletter (uniquement les publications d'Hérodote ; désormais distincte de celle de l'Institut Français de Géopolitique).

  • Nous écrire

     
      Questions sur les abonnements