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Les conséquences négatives de l’élargissement sur l’Union européenne

En 2003, tandis que l’Allemagne et la France prenaient parti contre l’intervention américaine en Irak, d’autres États européens, dont bien sûr le RoyaumeUni, fidèle allié des États-Unis, l’Espagne alors dirigée par José María Aznar du Parti populaire, mais surtout la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque apportaient un soutien sans faille au président américain George W. Bush. Jacques Chirac avait alors eu cette expression blessante envers les dirigeants polonais : « Ils ont perdu une belle occasion de se taire », traduisant ainsi la déception, et sans doute le mépris, que lui inspirait la position proaméricaine de ces futurs membres de l’Union européenne (UE). Même la Bulgarie, que l’on pensait restée plus proche de la Russie que les autres, rejoignait le camp américain, offrant son territoire pour accueillir des bases américaines légères, afin de permettre aux forces américaines d’atteindre plus facilement leurs objectifs moyen-orientaux (voir l’article d’Emil Kazakov).

Cette position s’explique par le souci qu’ont les dirigeants d’assurer la sécurité de leur pays. Étant depuis peu membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), il leur semblait sans doute malvenu de ne pas apporter leur soutien à ceux qui assureraient leur défense en cas de besoin, notamment dans le contexte du redressement de la Russie, y compris dans le domaine de l’armée, qui les conduisait à la prudence. C’étaient aussi la manifestation publique et la preuve tangible de leur engagement définitif dans le camp occidental. Mais pour la France, soucieuse de marquer l’autonomie de l’UE vis-à-vis des États-Unis et militant pour préserver aussi un minimum d’autonomie dans le domaine de la défense, cet engagement clair et net pour l’OTAN fragilisait encore un peu plus ce projet. Il y avait donc une certaine rancœur des dirigeants français et allemands pour ces dirigeants européens des anciens pays communistes, devenus ouvertement proaméricains alors qu’ils allaient intégrer l’UE l’année suivante. Pourtant celle-ci s’était montrée généreuse dans les aides et autres subventions pour leur permettre de réussir dans les conditions les moins mauvaises possible leur transition économique et de répondre aux critères autorisant leur intégration.

Dans cette orientation proaméricaine, la sécurité et la défense des territoires ont donc pesé lourd, ce qui illustre combien l’absence de réelle défense européenne limite le poids de l’UE sur la scène internationale (voir l’article de JeanSylvestre Mongrenier sur la défense européenne). La paix construite depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, renforcée par la fin de la guerre froide (il est temps de « toucher les dividendes de la paix » comme le disait Laurent Fabius après la chute du mur de Berlin), et l’adhésion tranquille à la direction de l’OTAN par les Américains n’ont guère incité les États de l’UE, à l’exception notable de la France, à mettre sur pied une défense européenne moins dépendante du commandement otanien. Seule à porter ce projet, la France a dû se résoudre à ce que son armée s’adapte par étapes successives aux normes de l’OTAN, la fameuse interopérabilité, afin de pouvoir intervenir sur les théâtres d’opérations extérieures avec les autres armées de l’OTAN.

Par ailleurs, la transition vers l’économie libérale s’est traduite, pour certaines couches de la population des États de l’ex-Europe de l’Est, par une forte dégradation de leurs conditions de vie à cause de la brutale montée du chômage et des prix, sans que leurs revenus s’améliorent. Ce sont parmi elles que la nostalgie de l’ancien système communiste est bien évidemment la plus forte, ce qui ne signifie pas forcément que ce soient les anciens partis communistes qui en tirent le plus grand bénéfice électoral. Comme le montre Delphine Iost, à propos des Länderde l’ex-Allemagne de l’Est, cette situation peut être habilement exploitée par les partis d’extrême droite pour récupérer les votes protestataires et réussir à s’implanter au moins à l’échelle locale.

Une autre conséquence de l’élargissement à l’Est, jugée négative par certains et positive par d’autres, fut le rejet du traité constitutionnel européen par les Français et les Néerlandais en 2005. Assurément ce ne fut pas la seule cause du vote « non » et le contexte politique interne a fortement pesé sur le résultat. Néanmoins, on se souvient de la menace brandie du « plombier polonais », qui incarnait l’ensemble des ouvriers et employés qualifiés, à la différence des immigrés venus d’Afrique, et qui viendrait concurrencer les artisans et autres employés français. Ce n’est d’ailleurs pas vers la France que les immigrés des pays de l’Est se sont principalement dirigés mais vers l’Italie, le Royaume-Uni et l’Irlande.

Le nouveau contexte géopolitique de l’UE depuis l’élargissement

 Des points de tensions possibles avec la Russie  

La dépendance envers l’OTAN est d’autant plus grande que l’élargissement de l’UE en 2004, puis en 2007, en a changé la situation géopolitique. En effet, désormais l’UE est non seulement sur la mer Baltique mais aussi sur la mer Noire, zone aux enjeux géopolitiques d’importance, qu’il s’agisse de l’énergie - c’est par la mer Noire que transitent le pétrole et le gaz russe et celui des pays riverains de la mer Caspienne - ou de la présence de la flotte russe sur la presqu’île de Crimée. Si, au début des années 2000, certains dirigeants américains et européens, comme les Polonais, envisageaient de pouvoir faire basculer l’Ukraine dans le camp occidental en soutenant, par exemple, ce qui fut appelé la « révolution orange », ou laGéorgie, avec l’élection du leader pro-occidental Mikheïl Saakachvili et la « révolution des roses ». Depuis, le contexte géopolitique n’est plus le même. Vladimir Poutine a décidé de redonner à la Russie sa place dans le monde. L’armée russe est en pleine restructuration et son armement modernisé, la hausse du prix des matières premières lui en donnant les moyens. De plus, l’accroissement de la dépendance énergétique de certains États européens par rapport aux hydrocarbures russes met le dirigeant russe en position de force, et il l’est encore beaucoup plus vis-à-vis de l’Ukraine et de la Géorgie. Si le président de la Russie n’a pu empêcher l’intégration dans l’OTAN des pays baltes et de l’ancienne Europe de l’Est, il a sans doute désormais les moyens de le faire pour la Géorgie et l’Ukraine.

C’est donc dans ce nouveau contexte que Vladimir Poutine a fortement réagi à l’annonce de la décision américaine d’installer des antimissiles en Pologne et en République tchèque (voir l’article de Jean-Sylvestre Mongrenier sur les antimissiles et l’Europe), contestant l’argumentation du président Bush selon laquelle il s’agit de se défendre des attaques nucléaires des « États voyous », et y voyant en revanche une menace directe contre la Russie. C’est pourquoi Vladimir Poutine menace à son tour de redonner à Kaliningrad son rôle de base militaire de premier plan (voir article de Frank Tétart). La politique de défense américaine met donc les États de l’UE dans une position délicate puisqu’ils n’ont pas les moyens de s’y opposer avec quelque efficacité, trop dépendants qu’ils sont désormais de l’OTAN pour assurer leur propre défense, mais cherchant aussi à préserver de bonnes relations avec la Russie, surtout depuis que certains d’entre eux se trouvent dépendre de la Russie pour leur approvisionnement énergétique. Ainsi les critiques contre le dirigeant russe pour exercer un contrôle sévère des chaînes de télévision ou pour museler l’opposition se font nettement moins violentes qu’il y a encore deux ou trois ans.

Dans ce contexte, les minorités russes des pays baltes pourraient être une source de tension entre l’UE et la Russie. En effet, en Estonie et en Lettonie, où elles représentent un pourcentage important de la population, du fait du refus d’une partie d’entre elles d’apprendre la langue nationale, elles peuvent être soupçonnées par les gouvernants d’être une cinquième colonne. Pourtant, les relations économiques entre les pays baltes et la Russie restent développées du fait des importants investissements russes réalisés avant l’admission des trois États dans l’UE, « afin de mettre le pied dans l’UE pour pouvoir ensuite y exporter directement en évitant des droits de douane estimés à 300millions d’euros par an par la Commission européenne [1] ». Mais ceci n’efface pas les rancœurs respectives entre Baltes et Russes. Les premiers, appuyés en cela par les Américains, souhaitent que la Russie reconnaisse avoir annexé leur territoire à l’issue de la Seconde Guerre mondiale ; les seconds s’insurgent contre le parallèle établi par certains Baltes entre les crimes nazis et les crimes communistes et continuent de penser avoir contribué à leur libération de l’oppression nazie.

Toutefois, l’exemple de l’Estonie (voir l’article de Vincent Dautancourt) montre que la situation des minorités russes est complexe et qu’elle évolue différemment selon leur localisation géographique. Les jeunes générations nées de parents russes ou russophones et originaires d’autres républiques soviétiques que la Russie, installés à Tallinn (où ils représentent 38% de la population) pour administrer le pays après la Seconde Guerre mondiale, parlent désormais l’estonien et semblent fortement apprécier de se trouver dans l’UE, et ce d’autant plus que l’évolution politique actuelle de la Russie est de moins en moins démocratique. Par contre, les Russes installés au nord-est du pays, dans l’Ida-Virumaa, (78% de russophones avec des taux de 93% dans les villes de Sillamäe et Narva), ne parlent pas l’estonien et n’envisage nullement de l’apprendre.

De plus, en décembre2007, l’extension de l’espace Shengen aux pays de la « nouvelle Europe », pays baltes inclus, contribue aussi à changer quelque peu lasituation géopolitique des zones frontalières. En effet, depuis le début des années 1990, avec l’ouverture des frontières, les échanges licites et illicites, principalement de part et d’autre des frontières ukrainienne et polonaise, sont devenus florissants. Mais la libre circulation des biens et des personnes à l’intérieur de l’espace Shengen contraint, on le sait, à un strict contrôle des frontières qui conduit à mettre un terme à ce commerce frontalier. L’image de l’Europe forteresse s’en trouve renforcée, car même s’il est impossible d’empêcher l’immigration clandestine, on peut néanmoins la ralentir. Pénétrer sur le territoire de l’UE étant devenu très difficile, les immigrés clandestins qui y seront parvenus vont tout faire pour y rester.

Or ces États nouvellement intégrés à l’UE sont sur le trajet des passeurs d’immigrés clandestins venus d’Afghanistan, du Pakistan, de l’Asie centrale et sur celui des trafiquants d’armes et de drogues. La situation géopolitique des Balkans, toujours incertaine, où l’établissement de forces de sécurité est difficile à mettre en place, continue donc de préoccuper les différentes instances de l’UE.

 La « question des Balkans » dans l’UE à 27  

En ce premier semestre de l’année 2008, la présidence de l’UE est assurée par la Slovénie, petit État de 2millions d’habitants, qui se retrouve donc présider un ensemble de plus de 400millions d’habitants avec un PNB de 900milliards d’euros alors qu’il n’est indépendant pour la première fois de son histoire que depuis 1990. L’image de la Slovénie dans l’opinion publique est celle d’un petit État tranquille et démocratique où la transition du communisme s’est faite sans drame ou presque (voir article de Laurent Hassid). Le gouvernement slovène souhaite marquer sa présidence en essayant de faire avancer la résolution des problèmes posés par la Serbie. En tant qu’ancienne république de l’ex-Yougoslavie et connaissant donc bien la situation serbe, les dirigeants slovènes pensent être mieux à même que d’autres d’obtenir quelque avancée, ce qui est encore à voir.

La question primordiale est bien sûr celle de l’indépendance du Kosovo à laquelle la Serbie s’oppose, soutenue en cela par la Russie. Au-delà du milieu des ultranationalistes serbes, la perte du territoire du Kosovo est inacceptable pour une grande majorité des Serbes. En effet, depuis l’éclatement de la Yougoslavie, celle-ci voit son territoire se réduire comme peau de chagrin, après avoir joué dans l’histoire du royaume de Yougoslavie, puis dans celle de la Yougoslavie communiste, le rôle dirigeant. Les conséquences territoriales et politiques du nationalisme extrême de Slobodan Milosevic se révèlent dramatiques pour la Serbie et, dans une moindre mesure il est vrai, pour les États voisins. La situation de la Bosnie-Herzégovine depuis les accords de Dayton (1995) est loin d’être satisfaisante, les tensions entre les trois adversaires, musulman, croate et serbe étant toujours aussi vives, comme le montre l’absence totale de communication entre le territoire de la Bosnie serbe et celui des deux autres composantes. L’indépendance, probablement déclarée unilatéralement par les Kosovars, risque fort d’entraîner celle des Serbes de Bosnie qui chercheront à intégrer la Serbie. Qu’en sera-t-il alors du devenir des deux autres composantes ?

La Russie n’acceptera pas l’indépendance du Kosovo sans réagir et Vladimir Poutine a laissé entendre que ce qui serait possible pour le Kosovo le deviendrait de fait aussi pour l’Abkhasie et l’Ossétie du Sud, deux régions de la Géorgie soutenues par la Russie, qui réclament leur indépendance. La même situation se posera pour la Moldavie. On peut se demander ce qu’il adviendra de la Transnistrie, peuplée majoritairement de Russes.

En outre, l’indépendance du Kosovo ne signifie pas la disparition de tous ses problèmes internes. Une fois le départ inéluctable de ce qui reste de la minorité serbe, les Kosovars se retrouveront face à leurs rivalités internes, entretenues par la structure clanique de la société, pour le contrôle d’un territoire ou celui d’un trafic. L’indépendance est donc loin de garantir une amélioration de la sécurité dans la région, comme le montre l’exemple du Monténégro. On peut supposer que les relations avec les réseaux mafieux albanais se développeront et deux petits États valent mieux qu’un pour faciliter la corruption des élus comme des forces de police.

Malgré ces perspectives sombres et néanmoins réalistes, l’intégration de ces États de l’Europe de l’Est s’est d’abord traduite, pour leurs populations, par une réelle amélioration de leurs conditions de vie grâce au taux élevé de la croissance économique et, même si les inégalités économiques et sociales sont beaucoup plus visibles et marquées, très peu d’hommes et de femmes regrettent le système antérieur. Le niveau de formation d’une grande majorité de la population, le retour de certains émigrés installés surtout aux États-Unis et enfin les aides de l’UE ont contribué à rendre la transition sensiblement moins difficile et moins longue que prévue. Mais si le pire n’est jamais sûr, il n’est pas inutile de l’envisager.


[1Ludovic ROYER, « La Russie et la construction européenne », Hérodote, n°118, 3etrimestre, 2005.


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