Les tourments du tourisme sur l’île de Beauté

par Joseph Martinetti

Avec un linéaire côtier d’environ 1000 km,dont 30% seulement est urbanisé, l’île de Beauté est un « territoire touristique en attente ». Le tourisme de masse, qui s’est développé à partir des années 1960, a constituéen effet le vecteur majeur du réveil d’un nationalisme régional. Ce courant a pu légitimer le recours à la violence politique pour contrôler et limiter la bétonnisationdu littoral. Depuis cette période, la société insulaire est agitée par un débat récurrent sur la meilleure adaptation possible du tourisme à l’insularité et à l’identité corses. Si la nécessité de préserver le « capital naturel » de cette île, sanctuaire d’une « Méditerranée originelle », semble aujourd’hui bénéficier d’un certain unanimisme, la réalité est cependantplus complexe et des intérêts divergents s’exposent au sein de la société insulaire. La rente foncière alimente désormais une économie touristique en proie à une indéniable « criminalisation ».

Abstract : The torments of tourism on the Island of Beauty

The Island of Beauty, with roughly 1000km of coastline and only 30% of it urbanized, is a « touristic territory awaiting ». Mass tourism, which developed since the 60s, has been indeed the main vehicle of a regional nationalism awakening. This movement has justified the resort to political violence to control and limit the « concreting »of the littoral. Since then, the insular society has been agitated by a recurring debate on the best adaptation possible of tourism to insularity and Corsican identity. Preserving the « natural wealth » of this island, sanctuary of « the original Mediterranean », seems to benefit today from a certain unanimity, but the reality is nevertheless more complicated and diverging interests arise in the insular society. Today the ground rent nourishes a touristic economy in prey of an undeniable criminalization.

Article complet

Avec un linéaire côtier de 1 000 km, équivalant à la totalité du littoral continental méditerranéen français, la Corse, dont 30% seulement du littoral sont urbanisés, est un « territoire touristique en attente ». L’importance de ses potentialités touristiques fait en effet de l’« île de Beauté » le champ « tourmenté » d’actions, d’intérêts et de représentations contradictoires dont les images les plus emblématiques sont celles de résidences touristiques détruites par des attentats sur fond de mer Méditerranée. Le développement d’un tourisme de masse a constitué le vecteur majeur du réveil d’un nationalisme régional et a contribué largement à légitimer auprès d’une partie de la population le recours à la violence contre la bétonnisation des côtes. Il est vrai que, à la différence de la plupart des autres terres méditerranéennes, la société corse a pu s’octroyer cette mise en sursis d’une activité dont elle ressentait moins la nécessité économique. Aussi, depuis les années 1960, la société insulaire est-elle agitée par un débat récurrent et quelque peu rhétorique posant la question de la meilleure adaptation possible du tourisme à l’insularité et à l’identité corses. Ce débat a abouti à un certain unanimisme consacrant la nécessité de préserver le « capital naturel » de cette île considérée à juste titre comme le sanctuaire d’une « Méditerranée originelle », doté d’une identité culturelle indéniable mais brandie de façon exagérément statique, voire caricaturale.

La réalité est pourtant bien plus complexe aujourd’hui et la responsabilisation des élus territoriaux, permise par les successifs statuts de décentralisation, met désormais aux prises des intérêts locaux fort contradictoires. Le schéma binaire qui permettait d’opposer des intérêts touristiques extérieurs aux « intérêts du peuple corse » est largement dépassé tandis que le double langage pratiqué par de nombreux nationalistes investis plus ou moins légalement dans la rente foncière touristique est porté au grand jour. Pour le plus grand nombre désormais le recours à la violence clandestine a surtout contribué à criminaliser l’économie touristique par la pratique du racket et d’une prédation économique reposant sur des bases néoclaniques.

L’élaboration depuis 2002 par la majorité régionale de la collectivité territoriale de Corse d’un plan d’aménagement et de développement durable de la Corse (PADDUC), qui permettrait un assouplissement de la loi littoral [1] et une redéfinition des plans locaux d’urbanisme, focalise aujourd’hui l’essentiel du débat sur le tourisme. Une grande majorité d’élus locaux soutenus également par des associations de propriétaires souscrivent à la volonté émise par le président De Rocca Serra d’une « désanctuarisation » d’une partie du foncier corse permettant ainsi la relance économique dont cette région a besoin. Inversement les associations écologistes, le plus souvent dotées d’une sensibilité régionaliste modérée, militent pour le strict respect des lois littoral et montagne [2] et savent mobiliser habilement médias locaux et nationaux pour alerter le grand public sur une menace spéculative majeure.

Le débat sur le tourisme qui s’impose aujourd’hui dans la société corse auraitil enfin le mérite de la transparence ? Ou inversement le poids des intérêts en jeu dans le contexte d’une économie violente et criminalisée est-il trop fort pour entraver les projets de conglomérats financiers qui savent s’assurer les protections nécessaires pour faire aboutir leurs objectifs de mise en tourisme ?

Une économie rentière reposant sur la fonction d’accueil

Alors que le poids de l’activité touristique stricto sensu est évalué à environ 10% du produit intérieur régional, son influence réelle est bien plus importante, mais elle reste difficilement mesurable. En effet, la fonction touristique impacte fondamentalement toute l’économie de la Corse. La construction et l’immobilier, l’agriculture et la « typicité » de ses petites productions locales en grande partie destinées au marché touristique, les transports aériens ou maritimes lui sont indissociablement liés. Plus globalement, on peut estimer que la fonction d’accueil permise par l’attractivité méditerranéenne des paysages corses représenterait ainsi la moitié de la richesse produite dans l’île. La fonction touristique valorise le foncier insulaire et crée une plus-value qui justifie le prix élevé de l’immobilier. Le cas d’Ajaccio et de son golfe est à ce titre révélateur. Les prix y sont pratiquement équivalents à ceux de la Côte d’Azur et l’économie de la région urbaine repose sur l’alternance des locations estivales et des locations à l’année scolaire au détriment des catégories moyennes et populaires de la population permanente qui peinent à se loger.

Aussi cette prééminence du tourisme a installé la Corse dans une nouvelle forme d’économie rentière (Levratto, 2001). La rente foncière permise par la fonction d’accueil accompagne désormais la « rente géopolitique » que constituent l’appartenance française et l’importance des transferts publics qu’elle assure. Aborder la question du tourisme sous un angle strictement économique permet de souligner les handicaps du tourisme corse que mettent désormais bien en évidence les rapports et enquêtes établis par l’Agence du tourisme de la Corse, établissement public sous tutelle de la collectivité territoriale [3]. Le nombre de séjours plafonne entre 2 et 2,5 millions de visiteurs chaque année tandis que l’étalement de la saison touristique tant souhaité reste un voeu pieux. L’internationalisation de la clientèle est bien moins forte que dans les autres îles méditerranéennes et la fréquentation repose à près de 75% sur une clientèle nationale provenant majoritairement des deux régions émettrices d’Île-de-France et de Provence-Côte d’Azur. L’angle de vue géopolitique offre un autre éclairage sur ces différents constats. Il permet, par son approche plus globale du fait touristique, de mettre à jour le faisceau de contradictions qui caractérisent, en Corse, ses représentations et ses structures. Le champ tourmenté et conflictuel de la problématique touristique repose en fait sur un constat en apparence trivial : la conjugaison de l’appartenance française de l’île et du fonctionnement d’une société locale dont les bases restent communautaires. Cette association attribue ainsi toute sa spécificité au tourisme corse, soumis plus qu’ailleurs à une forte sélectivité, voire à un rejet spectaculaire, et elle contribue à la fabrication d’un mythe corse dont l’origine remonte à l’invention du tourisme sur l’île.

Les origines du tourisme en Corse : de l’île oubliée à l’île de Beauté

Proche de l’Italie du « Grand Tour », la Corse est longtemps évitée par les premiers touristes. La modestie des sites antiques et la faiblesse de l’urbanisation la tiennent à l’écart des premiers parcours touristiques du XVIIIe siècle. Certes, une image antérieure de l’île s’est construite au cours de l’histoire, à partir des récits des premiers voyageurs depuis l’Antiquité. Elle alterne entre célébration de sa beauté naturelle et peur de sa « sauvagerie ». Comme la Sardaigne voisine, la Corse est longtemps une « île oubliée », représentant « une Méditerranée brute, muette et solitaire » empreinte du mystère des îles ayant vécu à côté de l’histoire (Vuillier, 1893).

La meilleure desserte maritime et l’accélération du processus d’intégration de l’île à l’espace français sous le Second Empire permettent à des visiteurs français et britanniques de lancer Ajaccio comme station climatique d’hiver au début de la seconde moitié du XIXe siècle (Versini, 1969) pour une clientèle aristocratique européenne, en quête de douceur hivernale. Modeste « petit Nice », Ajaccio se dote d’un patrimoine architectural résidentiel de « cottages » et de grands hôtels dans le quartier des Étrangers. L’image touristique se construit progressivement et, en associant images littéraires, récits de voyageurs, elle s’expose dans les premiers guides touristiques (De Martini, 2000). Les guides de la seconde moitié du XIXe siècle valorisent tour à tour la beauté des paysages sauvages méditerranéens et le peuple montagnard, vigoureux et épris de liberté, mais peu civilisé (Baedeker, Italie du Nord et Corse, 1873). Puis le tourisme devient itinérant et l’automobile au début du XXe siècle permet de sillonner celle que l’on nomme désormais « île de Beauté », selon des étapes ponctuées par la présence de quelques grands hôtels à Ajaccio, Piana, Zonza, à proximité des sites naturels les plus prestigieux (Calanques de Piana, Aiguilles de Bavella, îles Sanguinaires). Dans la nouvelle « Une vie », Maupassant a particulièrement bien restitué ce que peut représenter, pour son héroïne normande, l’exotisme de son unique grand voyage (de noces) en Corse. Elle y découvre à la fois la rudesse et la noblesse des moeurs associées à la splendeur des paysages de la région de Porto.

Une appartenance française qui accentue les stéréotypes

Au sein de la nation française, la Corse a acquis une dimension profondément originale et un jeu de miroirs s’établit alors entre Corse et Continent. La société corse essaye en quelque sorte de correspondre le mieux possible à l’image littéraire et touristique construite par les voyageurs continentaux. Un extrait du guide Joanne [4] de 1909 évoque, de la manière suivante, le voyage d’agrément en Corse : « Il est presque puéril à notre époque de dire que le voyage en Corse ne présente aucun danger, et cependant les préjugés sont si difficiles à déraciner qu’un certain nombre de personnes s’imaginent encore que la Corse est une autre Calabre où des bandits embusqués aux détours des chemins, l’escopette au poing, attendent le voyageur pour le détrousser et le rançonner. Nous tenons à rassurer pleinement ces esprits timorés. Dût la Corse y perdre en pittoresque pour les natures aventureuses, nous devons dire qu’il n’y a pas de pays où le touriste ait moins à craindre pour sa personne et pour sa bourse. Il n’y a pas de voleurs en Corse. Il y a des assassins, mais ce sont des meurtriers pour affaires d’honneur. Eux-mêmes s’instituent banditi dell’onore, expression que, par un euphémisme digne du vaudeville, les gens du pays traduisent couramment par bandits honoraires. Les voyageurs n’ont rien à craindre de ces bandits honoraires qui n’exercent leurs représailles que sur leurs ennemis et sur les gendarmes. Ils sont fort aimables pour les touristes, dans tous les cas très inoffensifs, et plus d’un étranger a cheminé côte à côte avec l’un de ces bandits, sans se douter qu’il avait pour compagnon ou pour guide l’un des héros du maquis corse. » Jusqu’au milieu du XXe siècle, la violence sociale corse est ainsi « dédramatisée » pour susciter la curiosité. Le banditisme est valorisé comme spectacle obligé, avant-goût fréquentable des Suds italiens. Journalistes, hommes de lettres ou femmes de goût comme miss Thomasina Campbell rendent visite aux bandits au maquis. Les incidences négatives de la violence sur la société corse sont occultées au profit d’un affichage promotionnel, une couleur locale, un marqueur identitaire. Ils permettent de concrétiser la demande d’un public lettré, nourri des lectures de Mérimée ou de Dumas.

Cette posture ambivalente qui à la fois dédramatise et folklorise la violence sociale observée sur l’île s’est renouvelée avec l’émergence du nationalisme à partir des années 1980. Une élite de publicistes n’a pas hésité à côtoyer les nouvelles icônes de la couleur locale que sont devenus les combattants nationalistes clandestins. Elle a ainsi contribué à valoriser l’image emblématique du combattant cagoulé, représentation stéréotypée d’une Corse « toujours rebelle ». Une « corsophilie » idolâtre s’est imposée ces dernières années dans les médias locaux et dans certains médias nationaux. Journalistes et artistes en constituent l’avantgarde éclairée. Leur posture enthousiaste et démagogique a été recensée par le sociologue François De Negroni (2004) dans un opuscule fort pertinent. Le chanteur Michel Fugain et l’humoriste Guy Bedos en sont les représentants les plus archétypaux, multipliant les déclarations d’amour envers l’île et ses habitants. Leur surenchère confine à la caricature et rappelle les continentaux que croque le dessinateur Pétillon dans la bande dessinée L’Enquête corse (Albin Michel, 2000). Reprenant les indestructibles stéréotypes valorisants sur le peuple résistant et fier, ils réaffirment leur « solidarité avec le peuple corse » sans préciser ce que contient cette formule pleine de sous-entendus. Ces propos révèlent profondément une « haine de soi » dans la surenchère à se faire accepter et à s’exonérer du péché originel d’être un Homo touristicus. Honteux d’être touristes, ils s’entourent d’autochtones alibis et contribuent aussi à véhiculer un profond mépris envers le tourisme de masse des classes plus modestes qui elles « ne comprennent pas la Corse ». Leur posture idéalisant un peuple mythifié s’inscrit parfaitement dans le constat établi par Éric Conan (2004) d’une élite progressiste contre le peuple. Ces multiples déclarations réactivent également les stéréotypes du passé et, en valorisant à outrance l’identité, construisent de nouvelles images d’Épinal succédant à celles du banditisme d’honneur. Reposant sur une pseudo-authenticité, un processus de folklorisation a ainsi été mis en oeuvre, sans commune mesure avec celui qui s’est élaboré entre Italie continentale et Sardaigne et qu’évoque le sociologue sarde Gino Satta (2001).

Ces comportements outranciers et flatteurs largement entretenus peuvent toutefois s’expliquer par un cynisme de bon aloi. Dans un contexte de rejet et de sélectivité du tourisme, il s’agit en effet de défendre sa « place au soleil corse » en protégeant ses investissements immobiliers. L’affichage d’une intégration réussie masque en réalité l’existence de « protecteurs ». Dans les années 1970, les combattants clandestins du FLNC, en pratiquant le racket, qualifié d’« impôt révolutionnaire », et la destruction sélective des résidences secondaires par des attentats spectaculaires, se sont en effet imposés comme les véritables gestionnaires du foncier corse. Ils ont pu dans un premier temps légitimer leur utilisation de la violence comme une réaction au projet de développement économique par le tourisme, tel que l’avaient défini les services de l’État dès 1949.

Le tourisme défini comme le pilier d’une renaissance économique de la Corse dès 1949

La fin de la Seconde Guerre mondiale inaugure pour l’ensemble de la France métropolitaine une période d’intense activisme aménagiste, diligenté par les services de l’État et qui se traduit par l’élaboration de plans de développement et d’action régionaux. La Corse est aux premières loges de ce « redimensionnement » de l’action de l’État.

À ce moment-là, la population corse, investie massivement dans la fonction publique en métropole et dans les colonies, vit de moins en moins sur l’île. Le plancher démographique de 170 000 habitants est atteint dans les années 1950 alors que l’île comptait environ 300 000 habitants à la fin du XIXe siècle. L’île est exsangue, dans une situation de « non-développement ». Elle est réduite au statut de terre de vacances, muséifiée pour des Corses de l’extérieur qui retrouvent ainsi, intacte, l’île, paradis idéalisé de leur enfance. Dans ce contexte, les services de l’État et le conseil général de la Corse, présidé à l’époque par Paul Giacobbi, élaborent un premier plan Corse définissant des objectifs de développement économique. L’introduction, qui s’inscrit à la suite d’une longue lignée de rapports français sur les vastes potentialités économiques de la Corse, insiste sur la beauté de la nature insulaire, « joyau » de la France. Le préfet Lucien Drevon peut ainsi conclure cette introduction de la manière suivante : « À ceux que nous entendons dire : “La Corse exporte une seule richesse : l’intelligence de ses fils”, nous répondons que cet hommage est insuffisant... La Corse possède une autre richesse incomparable et inépuisable à exporter, ce sont les merveilles dont la nature l’a dotée, la richesse de ses sites, la générosité de son ciel et de son climat. Faire prospérer le tourisme par tout ce qui y concourt directement ou indirectement, c’est assurer la renaissance de la Corse ; c’est l’objectif final auquel tendent toutes les dispositions du plan de mise en valeur de la Corse. » Suivi cependant de peu d’effet, ce premier plan est repris par le programme d’action régionale de 1957 qui marque réellement le départ d’une entreprise de rénovation de l’économie insulaire (Guigue, 1965). Le tourisme y est défini comme le « levier de la renaissance corse », accompagné également d’un plan de mise en valeur agricole. En conséquence, deux sociétés d’économie mixte sont créées : la SOMIVAC (Société pour la mise en valeur agricole de la Corse) et la SETCO (Société pour l’équipement touristique de la Corse). L’objectif concret de la SETCO, société alimentée par des capitaux publics et privés, est de combler le retard de l’équipement hôtelier. Il s’agit de construire une centaine d’hôtels en cinq ans. La réalité a été bien plus modeste. Quatre hôtels prestigieux seulement ont été réalisés comptant environ 300 chambres. Il s’agit des hôtels de la Pietra à l’Île-Rousse, d’Arena Bianca à Propriano, le Sheraton, futur Sofitel, dans la presqu’île de Porticcio près d’Ajaccio et Cala Rossa près de Porto-Vecchio, qui figurent toujours parmi les plus prestigieuses résidences de l’île. La conscience des potentialités touristiques énormes de la Corse s’est traduite alors par une série de déclarations emphatiques. Le Journal officiel du 19 avril 1957 entame ainsi son exposé sur le programme d’action régionale : « Tout fait de la Corse par prédestination un gisement touristique de classe internationale » tandis que le député des Alpes-Maritimes M. Catroux estime en 1963 que « la Corse est la seule réserve de tourisme qui reste à la France ». Le schéma d’aménagement de 1972 élaboré par une mission interministérielle pour le développement de la Corse retient à son tour le tourisme comme principal moteur de la croissance. L’objectif défini est d’atteindre 2 millions de touristes à l’horizon 1985. Le tourisme en stimulant la croissance économique devait également permettre à la Corse d’atteindre 320 000 habitants (220 000 habitants en 1970, 280 000 aujourd’hui). Ce schéma paraît à l’époque très ambitieux. Pourtant ses objectifs quantitatifs seront dans le secteur touristique « spontanément » atteints. Mais, en ce début de décennie 1970, les temps ont changé et l’esprit technocratique qui prévaut est largement remis en cause, permettant à certains de qualifier ce schéma de « colonial ». Les régionalistes de l’ARC, Action régionaliste corse des frères Simeoni, parlent à son propos d’un « Schéma de déménagement des Corses », allant même jusqu’à évoquer un « génocide » programmé du peuple corse par l’État français. La contestation anticapitaliste venant des partis de gauche rend également les objectifs de croissance touristique de plus en plus impopulaires. L’opinion publique corse, soucieuse du maintien de son cadre de vie et inquiète du flux d’immigration qui installe dans l’île près de 50 000 nouveaux habitants en dix ans, adhère au mouvement de fond d’une remise en cause du développement touristique, défini comme une aliénation. L’enthousiasme initial des élus comme Jean Zuccarelli, président du conseil général qui adhère en 1957 au plan d’action régionale, cède désormais la place au scepticisme. Le jeune élu José Rossi, qui cherche sa place à droite entre les bonapartistes ajacciens et les gaullistes, est un des premiers politiques non régionalistes à intégrer la thématique identitaire, comme l’atteste sa participation à la Charte de développement économique de 1975. L’ère de la contestation du tourisme s’impose désormais. Avec elle toutefois commence aussi l’ère des contradictions et du double langage sur le tourisme en Corse.

L’ère des contestations : quel tourisme pour la Corse ?

La société corse rejette avec virulence dès le début des années 1960 les programmes volontaristes de l’État. Ceux-ci se sont pourtant imposés dans d’autres régions littorales françaises (Languedoc, Aquitaine, Vendée). Paul Silvani (1998) dans un ouvrage particulièrement bien documenté résume cette situation contradictoire : « On se prenait à rêver d’une île touristique et prospère, mais déjà s’ouvrait le débat récurrent - par définition jamais achevé - sur le thème “Oui, mais quel tourisme pour la Corse ?” » (ibid., p. 25).


UNE ÎLE DE BEAUTÉ ENTRE MISE EN TOURISME CONTRARIÉE ET PROTECTION DES SITES

Plusieurs sources alimentent le débat contestataire qui va s’amplifier progressivement. Une prise de conscience environnementaliste se développe dès 1960 quand le gouvernement Debré envisage de créer un centre d’expérimentations nucléaires souterraines dans les mines désaffectées de l’Argentella près de Calvi. Les élus corses sont alors unanimes pour rejeter le projet. En 1963 c’est le projet de ligne électrique reliant la Toscane à la Sardaigne (ligne Carbo-Sarde) qui mobilise les consciences insulaires. Les pylônes électriques seront d’ailleurs parmi les premières cibles d’attentats à l’explosif entre 1967 et 1969. Suivront les combats contre la pollution des boues rouges (1972-1973) rejetées au large de la Corse par la société italienne Montedison puis l’hostilité au projet de centrale thermique du Vazzio (1975-1985) près d’Ajaccio. Cette prise de conscience « écologiste » impose le souci d’une préservation des sites naturels, en particulier littoraux, menacés par les projets immobiliers du tourisme.

Au souci de défense de l’environnement, s’ajoute un sentiment nettement plus politique de spoliation territoriale. Il explique la précocité des combats environnementaux en Corse, dans une île en quête pourtant de développement. Le développement touristique est perçu négativement et défini comme spéculatif. Achille de Susini, président d’un Mouvement du 29 novembre contre les projets de l’Argentella, dénonce dès 1959 ce qu’il qualifie de « pratiques affairistes » de la SETCO (Silvani, p. 25).

Puis les années 1960 et 1970 voient la multiplication des « affaires » qui orientent l’opinion publique corse vers une méfiance et une hostilité de plus en plus marquées vis-à-vis du tourisme. Des projets portant atteinte à la fois à l’environnement et au sentiment identitaire de la communauté sont dénoncés. Mais les insatisfactions reposent aussi sur l’irruption brutale d’une économie monétarisée qui attribue désormais une extraordinaire plus-value foncière à des terrains littoraux autrefois négligés. La liste des affaires liées à des projets touristiques est fastidieuse. On retiendra les menaces sur le domaine de Girolata convoité un temps par Brigitte Bardot ou l’échec des négociations de l’Aga Khan avec des propriétaires corses trop exigeants, à Sperone près de Bonifacio. L’Aga Khan préférera s’installer en Sardaigne septentrionale, édifiant alors ce qui deviendra la luxueuse « Costa Smeralda ». Le domaine de la Testa-Ventilègne et l’île de Cavallo dans la sensible et convoitée région de Bonifacio cristallisent plus particulièrement les oppositions à la mise en valeur touristique opérée par des grands groupes financiers. La compagnie d’assurances La Paternelle, après avoir acheté près de 3 000 hectares de littoral entre Figari et Bonifacio, envisage dès la fin des années 1960 la construction d’un gigantesque complexe touristique de 100 000 lits. Mais les intrigues financières de ses principaux acteurs font traîner un projet qui suscite de fortes oppositions et aboutit en 1996 au rachat d’une partie du domaine par le Conservatoire du littoral. L’île de Cavallo sur laquelle est envisagée dès 1957 la mise en place d’un camp de naturistes focalise davantage encore l’opposition au tourisme. Cette île de l’archipel des Lavezzi, destinée à devenir « un paradis pour milliardaires », est achetée par l’animateur des nuits parisiennes Jean Castel en 1967. Il constitue alors la Société d’exploitation des îles Lavezzi (SODIL) pour édifier un luxueux village de résidences secondaires, doté de son aéroport et de son port de plaisance. Tout au long des années 1970 et 1980, cet aménagement est classement en site préservé et la SODIL, remplacée ensuite par la CODIL (Compagnie des îles Lavezzi) au sein de laquelle les intérêts italiens deviennent progressivement majoritaires. L’île de Cavallo résume les conflits d’intérêts qui caractérisent le tourisme corse. Les décennies suivantes l’attesteront, qui verront des groupes armés nationalistes clandestins assurer la sécurité des intérêts italiens plus ou moins « mafieux » installés sur l’île (Porsia, 2002).

Les réactions politiques à une « main basse sur l’île [5] »

La dynamique touristique pose dès le début des années 1960 une problématique foncière. Des activités économiques modernes se développent sur le littoral, créant un fort appel de main-d’oeuvre et de nouvelles richesses. Nécessitant de forts investissements de capitaux privés, les activités touristiques ne peuvent plus être gérées par les partis corses traditionnels. Elles remettent en cause l’équilibre clientélaire d’une société qui reposait jusque-là sur l’emploi public. Selon W. Dressler (1985), « la brutale irruption d’une logique économique basée sur la modernisation capitaliste de l’agriculture et du tourisme déstabilise les pyramides clientélaires et repose le problème de la reproduction du pouvoir et du mode d’articulation à l’État ». Le souci environnementaliste conjugué à la volonté de protéger la Corse d’investissements touristiques extérieurs massifs suscite différentes réactions politiques.

Dès les années 1960, les élus radicaux de gauche, conscients de la nécessaire gestion raisonnée du tourisme, font précocement le pari d’une politique de préservation des milieux naturels. Le parc naturel régional de la Corse (PNRC) créé en 1971 est l’oeuvre du sénateur maire de Venaco, François Giacobbi. Il est réalisé à partir du rapport scientifique que le professeur Molinier présente le 7 février 1966 au conseil général de la Corse. L’objectif du PNRC est de défendre « la protection et la sauvegarde des richesses naturelles de la Corse » tout en contribuant à maintenir des activités économiques dans l’intérieur de l’île. Sa réussite est exemplaire. Le maire de Piana, Nicolas Alfonsi, député puis sénateur de la Corse-du-Sud, s’est attelé quant à lui à la protection des sites littoraux. Il préside depuis 1976 le Conseil des rivages qui est une antenne du Conservatoire du littoral. Grâce à une politique volontariste, 20% du linéaire côtier corse ont pu être acquis par le Conservatoire du littoral. Le désert des Agriates, la réserve naturelle de Scandola classée Patrimoine mondial de l’Unesco en 1983, les sites de Porto et de l’Ostriconi, de Palombaggia ou les falaises de Bonifacio en sont les sites les plus prestigieux. La Corse représente un cinquième de l’ensemble des acquisitions nationales du Conservatoire du littoral. Le maintien d’une politique ambitieuse devrait permettre à l’horizon 2030 de porter ses acquisitions à 40% du littoral de la Corse, consolidant ainsi son statut de « vitrine du Conservatoire du littoral » (Le Monde, 9 juillet 2005). Toutefois, l’action efficace de ces acteurs politiques locaux ne va pas toujours bénéficier du soutien de la nouvelle intelligentsia corse, composée de Corses diplômés de retour du « Continent ». Par hostilité à ceux qu’elle considère comme les représentants d’un archaïsme politique, cette génération en partie soixante-huitarde et régionaliste s’installe dès lors dans une posture ambiguë qui consiste à comprendre, voire à légitimer les actes violents. Un article publié dans la revue universitaire Études corses en 1985 en est un témoignage éloquent (Richez et Richez-Battesti, 1986).

Il est vrai que la vigueur du développement touristique de la Corse est intense, voire brutale. Elle va largement contribuer à la résurgence du fait régionaliste et nationaliste en Corse. Le refus de la « bétonnisation » devient pour eux un combat majeur établissant dès lors une confusion idéologique entre émergence du fait régionaliste et naissance des premiers mouvements écologistes.

Dans les années 1960, pourtant, ce n’est pas la défense de l’environnement qui anime le nouveau courant régionaliste des frères Simeoni. Centré géographiquement sur la côte orientale de l’île, autour de Bastia et du Fiumorbo, ce mouvement traduit plutôt à l’origine le souci d’une moyenne bourgeoisie locale de ne pas perdre le contrôle du vigoureux développement économique. L’essentiel de leurs revendications repose sur le domaine fiscal. Il s’agit de concilier une volonté déclarée de protectionnisme à l’encontre des grandes sociétés continentales et étrangères tout en s’inscrivant dans les principes d’une économie fondamentalement libérale. C’est l’affaire de la pollution marine des boues rouges qui constitue alors en 1972 un puissant tremplin politique pour l’ARC. Elle lui permet d’instrumentaliser habilement une thématique environnementaliste qui bénéficie alors d’un puissant mouvement d’opinion. Des comités « anti-boues rouges » animés par des scientifiques se multiplient à Bastia, Ajaccio et Paris, et les régionalistes vont savoir y jouer un rôle déterminant. La défense de l’environnement mobilise alors une grande partie de la population insulaire contre l’autorité de l’État central. Elle anime en particulier une jeunesse imprégnée de la culture contestataire de l’immédiat après-68. Ces convergences idéologiques entre régionalisme et environnementalisme permettent à Edmond Simeoni de prendre le leadership du mouvement anti-boues rouges. Il invite ses militants à l’action et déclare à Macinaggio, le 3 février 1973, que « quand un pays est ainsi menacé dans ses intérêts vitaux, c’est une cause pour laquelle on peut aller en prison ».

À l’aide de métaphores qui s’inscrivent dans la conception romantique du XIXe siècle et s’attachent à associer les peuples aux lieux et paysages, les militants régionalistes élargissent leur influence politique. L’alliance entre écologistes et régionalistes perdure jusqu’à nos jours. Elle connaît en particulier son acmé quand Max Simeoni devient le représentant des Verts au Parlement européen en 1989 (Lefèvre, 2001). La publication par l’ARC d’un rapport confidentiel commandé par la DATAR à l’Hudson Institute de New York permet de mener une active campagne d’information contre les projets d’aménagement du pouvoir central.

Le tourisme devient alors la cible des attentats. Un des premiers attentats « touristiques » est perpétré contre le Transat Hôtel Club de la Marana, situé sur le cordon littoral de Biguglia au sud de Bastia. Ouvert en 1969, il est entièrement détruit par un attentat le 19 mars 1970, à deux mois de sa réouverture. Cette action non revendiquée est cependant justifiée par les responsables de l’ARC : « L’Action régionaliste corse déplore la violence... Mais elle refuse de confondre culpabilité et responsabilité. En provoquant de manière systématique en dépit d’avertissements multiples l’implantation d’une forme de tourisme dont les Corses ne tirent aucun profit... l’administration est responsable d’une frustration favorable à tous les débordements » (cité par Silvani, 1998, p. 90). Avec la création du FLNC (Front de libération nationale de la Corse) en 1976, les attentats contre les infrastructures touristiques vont se multiplier. Les commandos acquièrent une image de justiciers, évitant par la pratique d’une violence « légitime » la défiguration des sites côtiers de la Corse.

Le tourisme comme ressource : la dérive vers une économie prédatrice

Les attentats visent prioritairement les résidences secondaires, les hôtels, les camps de vacances. Ils passent d’une soixantaine par an à la fin de la décennie 1970 à 438 attentats en 1980, 247 en 1981, 808 en 1982. Ils ne sont pas toujours revendiqués par le FLNC. Si les destructions de résidences secondaires sont presque toujours signées par l’organisation clandestine, en revanche les attentats contre les bars, les restaurants ou les discothèques relèvent en grande partie de rivalités entre gens du Milieu. La confusion va rapidement s’installer entre affaires de droit commun et violence politique, traduisant une indéniable criminalisation de l’économie touristique. Dès 1976 le FLNC pratique le racket, nommé « impôt révolutionnaire ». En 1983, l’organisation clandestine reconnaît publiquement le prélever sur des Corses aisés et des Continentaux (Le Monde, 4 janvier 1983), de grandes sociétés comme Air France, Nouvelles Frontières, le Club Méditerranée. Rapidement, l’argent facile devient un facteur de ralliement à la cause politique. En conséquence, les actions clandestines deviennent toujours plus sélectives. On plastique celui qui ne paie pas ! Ainsi un port de plaisance à Cavallo en plein coeur de la réserve naturelle des îles Lavezzi avec ses 230 anneaux ne sera-t-il jamais plastiqué. L’« impôt révolutionnaire » permet la généralisation du racket et les actions de « décolonisation » masquent des prises d’intérêts sur les terres du littoral. Ainsi les propriétés ou constructions détruites sont ensuite vendues à bas prix et sont généralement rachetées par des résidents locaux dans les mois qui suivent. La confusion sème le trouble au sein même de l’organisation clandestine. Les dirigeants nationalistes François Santoni et Jean-Michel Rossi révèlent ainsi que le FLNC s’est rapidement transformé en une coalition « de petits seigneurs de la guerre régnant chacun sur son secteur » (Rossi et Santoni, 2000). À la fin des années 1980, les luttes d’influence entre ses dirigeants s’affirment. Le contrôle des territoires devient l’objet de toutes les convoitises dans une économie éminemment prédatrice où domine une fragmentation extrême d’intérêts. Idéologiques en apparence, les rivalités entre chefs du FLNC reposent sur le contrôle territorial des activités lucratives du littoral touristique de l’île et renvoient l’île de Beauté à la récurrence de ses vieux démons factieux. L’éclatement du FLNC se réalise en 1990 au moment où Paris négocie avec les clandestins l’octroi d’un second statut de décentralisation (loi Joxe, 1991). Trois courants principaux sont issus de cette scission. Le MPA (Mouvement pour l’autodétermination), dirigé par Alain Orsoni, engage alors un processus de notabilisation qui se traduit par des alliances avec les représentants de partis politiques nationaux comme l’ancien ministre José Rossi, UDF-PR. Majoritairement constitué de socioprofessionnels du tourisme et du commerce, d’entrepreneurs et de professions libérales, le MPA estime que le tourisme doit être assumé comme moteur du développement économique. Ses membres sont conscients que seule la « paix civile » peut garantir désormais leurs intérêts et ils militent pour un développement local géré par des pouvoirs locaux. Mais la guerre entre nationalistes s’intensifie et les conflits d’intérêts s’affichent au grand jour à travers plus d’une vingtaine de meurtres entre 1992 et 1995.

Une criminalisation de l’économie touristique

Leaders nationalistes déçus, retirés de la vie politique, ou bien menacés puis assassinés par des factions adverses nous éclairent largement sur la dérive criminelle des mouvements clandestins. Le leader nationaliste de la Cuncolta JeanMichel Rossi, assassiné en 2001, a évoqué la « guerre des boîtes de nuit » à Calvi entre bandes de truands affiliés au FLNC et se disputant le contrôle de l’activité criminelle. Dans le golfe d’Ajaccio, le groupe du « parrain » Jean-Jérôme Colonna du village de Pila-Canale choisira de soutenir de manière conjoncturelle les nationalistes de la Cuncolta et François Santoni contre ceux du MPA qui lui disputent le contrôle « touristique » de la Rive Sud. Les journalistes du Monde Jacques Follorou et Vincent Nouzille ont rédigé un ouvrage excellemment documenté (2005) sur les liens qui ont été établis entre dirigeants nationalistes et Milieu « traditionnel ». François Santoni accuse des membres du célèbre gang bastiais de « la Brise de mer » d’avoir exécuté son ami Rossi, les commanditaires de cet assassinat étant les rivaux du FLNC de Haute-Corse menés par Charles Pieri. Au cours des années 1990, la société corse prend conscience du retour et de la vigueur des « truands » en son sein. Ils prospèrent désormais sur la nouvelle économie touristique de l’île tandis que, dans le passé, l’essentiel de leurs activités s’effectuait dans les grandes villes françaises et à l’étranger. Si certains de ces clans délictueux conservent un fonctionnement « classique » reposant sur un réel « paternalisme » clientélaire de nature villageoise et familiale (Haut-Taravo, Pila-Canale...), ceci n’est plus le cas du nouveau gang de la Brise de Mer. Ce récent foyer de banditisme qui porte l’ancien nom d’un café du Vieux Port de Bastia et se développe depuis les années 1980 présente des caractères nettement plus innovants. La solidarité entre les membres du premier cercle s’accompagne de relations plus distanciées avec la nébuleuse d’obligés qui les entoure et se traduit par des règlements de comptes particulièrement spectaculaires et violents, comme l’a évoqué le journaliste Antoine Perruchot (1993).

La commune de Bonifacio à l’extrême sud de la Corse présente une situation particulièrement archétypale de la confusion qui s’est établie entre criminalité politique, criminalité de droit commun et tourisme de luxe. La journaliste du Monde Ariane Chemin (2007) a publié un reportage relatant l’histoire du domaine de Sperone. Lancé par Jacques Dewez, ancien pilote de chasse, au début des années 1960, il a une histoire plutôt mouvementée. Menacé dans les années 1990 par le FLNC canal historique (Cuncolta Naziunalista), le complexe résidentiel subit plusieurs attentats. Un commando sera d’ailleurs arrêté en flagrant délit en 1994 tandis qu’une avocate bastiaise sera accusée d’extorsion de fonds à l’encontre de la société gestionnaire de Sperone. Inversement le FLNC canal habituel (MPA) participe avec des élus de la droite régionale à son soutien et à son renflouement avec l’aide de la caisse régionale du Crédit agricole et de la Caisse d’aide au développement économique de la Corse (CADEC), émanation de la collectivité territoriale de Corse (Sinz, 2001). Les soutiens politiques, le recours à l’appui de familles de la pègre bonifacienne et l’achat de la paix contre des postes clés donnés (sécurité, équipements) à des nationalistes connus permettent progressivement de stabiliser la vie de ce haut lieu du tourisme international où se côtoient hommes politiques, publicistes, politiques nationaux et même plus récemment hommes d’affaires russes. La seule note discordante est celle de l’action des associations écologistes, en particulier l’association bonifacienne ABCDE, qui entendent faire respecter l’application de la loi littoral et contestent les modifications du plan local d’urbanisme de la commune de Bonifacio. Leurs courageuses actions en justice défraient la chronique judiciaire. Elles sont particulièrement représentatives du principal débat qui anime désormais la société insulaire. Les élus territoriaux possèdent désormais la maîtrise de l’aménagement du territoire et doivent justifier la pertinence de leurs choix à travers la réalisation et la présentation d’un plan d’aménagement durable de la Corse, le PADDUC.

L’émergence d’un débat public sur le développement touristique

et l’aménagement de la loi littoral ?

Depuis les premières lois de décentralisation en 1981, les élus territoriaux n’ont jamais réussi à élaborer une politique cohérente d’aménagement du territoire. La dynamique régionale est en permanence freinée par l’éclatement de la classe politique insulaire et favorise un campanilisme redistributif de nature clientéliste. Le schéma élaboré en 1989 est annulé par Pierre Joxe, faute de respect des délais impartis. Un nouveau schéma, préparé par le Conseil exécutif et adopté le 22 septembre 1997 par l’Assemblée de Corse, reçoit en décembre 1997 un avis défavorable du Conseil des sites et du Conseil économique, social et culturel, ce dernier estimant en effet qu’il présente « un grave danger pour le littoral insulaire ». Il reçoit également un avis défavorable du préfet Claude Érignac, les dispositions relatives à la partie du schéma d’aménagement de la mer n’étant pas conformes aux objectifs de la loi littoral.

En responsabilisant davantage les élus territoriaux, le troisième statut de décentralisation du 21 janvier 2002, nommé statut Jospin, prévoit désormais l’élaboration par la collectivité territoriale de Corse d’un « plan d’aménagement et de développement durable de Corse ». Ce PADDUC a valeur de directive territoriale d’aménagement. À ce titre, il peut préciser, pour les territoires concernés, les modalités d’application des dispositions particulières relatives aux zones de montagne et du littoral. Ce nouveau transfert de compétences, attribué aux pouvoirs régionaux, ôte désormais tout contrôle de la puissance publique nationale déconcentrée. Au cours de l’année 2001, l’adoption du troisième statut de la Corse au Parlement avait suscité une vive polémique. L’article 12 de cette loi permettait en effet un aménagement de la loi littoral en Corse et les élus territoriaux corses y furent très majoritairement favorables, nationalistes compris. Mais la campagne médiatique soulevée par les associations écologistes a entraîné un retrait de cet article contesté, mettant à jour de profondes contradictions au sein des partis nationalistes et écologistes nationaux et locaux. Dominique Voynet, ministre de l’Environnement du gouvernement Jospin, pouvait-elle continuer à soutenir avec enthousiasme une autonomie plus forte de l’île tout en reconnaissant la nécessité d’une stricte réglementation nationale mise en oeuvre par les représentants de l’État pour protéger le littoral corse ?

En 2004, le pouvoir d’adaptation législative permis à l’échelle nationale par l’acte II de la décentralisation va cristalliser une seconde fois le débat sur l’aménagement possible de la loi littoral. Les nouveaux dirigeants de la CTC évoquent alors la nécessaire « désanctuarisation » des rivages de l’île. Dans le journal Le Monde du 2 avril 2006, le président Camille De Rocca Serra déclare ainsi que « le passage de 12% à 20% de domaine constructible sur la zone littorale offrirait une vraie bouffée d’oxygène » à l’économie corse. Les élus mobilisent des associations de propriétaires lésés par la non-constructibilité de leurs terrains, en particulier dans le sud de l’île. Un « Collectif du 24 juillet » est alors créé au cours de l’été 2004 pour réclamer l’assouplissement de la loi. Ce collectif adopte une tonalité identitaire (nous sommes corses, notre terre corse) pour s’opposer aux écologistes (l’association U Levante en particulier) qui n’hésitent pas eux non plus à utiliser l’argument identitaire pour réclamer l’application de la loi littoral (la défense du peuple corse). Les arguments développés de part et d’autre sont légitimes. Le coût élevé de l’immobilier en Corse est une conséquence de plans locaux d’urbanisme sélectifs qui classent souvent en terrains agricoles non constructibles les propriétés des citoyens les moins influents. Il est vrai également que la forte valorisation immobilière de ces dernières années suscite des appétits immobiliers. De son côté, le « Collectif pour la loi littoral » fédérant 16 associations écologistes entend mener dans un cadre démocratique un combat pour le maintien et la stricte application de la loi littoral. La presse locale et nationale fait largement écho à ce débat (Marianne, 18 au 24 août 2007, « Ces promoteurs à l’assaut du littoral » ou Le Point, 30 août 2007, « Ces autonomistes qui laissent bétonner la Corse »). Les services de l’État jouent désormais le rôle d’arbitres et de médiateurs entre les deux parties adverses.

Le tourisme s’est largement installé comme principale source de richesses en Corse et les récents transferts de compétence réalisés au profit des collectivités locales ont eu le mérite de porter au grand jour la divergence d’intérêts qui existe au sein même de la société corse entre groupes sociaux et professionnels. Le temps des incantations qui permettait d’opposer « les Corses » ou le « peuple corse » au « tourisme étranger » semble révolu. La violence politique a certes freiné l’urbanisation et le mitage, mais son coût est élevé. Elle a permis une criminalisation de l’économie touristique au profit d’une pègre locale sachant habilement instrumentaliser les discours populistes. Contradictoirement elle a également rendu l’île plus dépendante du tourisme, empêchant l’implantation salutaire d’activités plus diversifiées, notamment celles de haute technologie. Comme l’ont bien compris précocement certains élus de l’île, les atouts de la Corse liés à la qualité de ses sites naturels et à leur préservation exceptionnelle méritent une gestion touristique raisonnée dans le cadre d’un débat démocratique et d’une société pacifiée.

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[1Loi n° 86-2 du 3 janvier 1986, réglementant la protection et la mise en valeur du littoral français.

[2Loi n° 85-30 du 9 janvier 1985, relative au développement et à la protection de la montagne.

[3Site de l’Agence régionale du tourisme corse, Agence de la collectivité territoriale de Corse.

[4P. JOANNE (1909), La Corse, Hachette, Paris, p. LIX.

[5Titre d’un ouvrage publié en 1971 par le Front régionaliste corse aux éditions Martineau, Paris.


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