Enjeux politiques et géopolitiques de la langue française en Algérie : contradictions coloniales et postcoloniales

par Yves Lacoste

La question de la langue française en Algérie résulte d’un paradoxe géopolitique car les Européens, qui s’y étaient implantés au cours du XIXe siècle, ont tout fait pour empêcher l’enseignement du français aux Arabes musulmans qui avaient pourtant la condition de « sujets français ». Malgré le sabotage par les colons de l’application des lois sur l’enseignement obligatoire, le gouvernement français à ouvert des « écoles ministérielles » dans une région où les européens étaient moins nombreux : la Kabylie. Cela a provoqué un mouvement migratoire préférentiel entre la Kabylie et la France. Les relations étroites entre France et Kabylie ont une incidence sur la géopolitique interne de l’Algérie postcoloniale. Les islamistes accusent aujourd’hui les Algériens francophones d’être le « parti de la France ». Ces relations sont aussi un des éléments de la question postcoloniale en France, et de l’intégration des enfants de l’immigration algérienne.

Abstract : Political and geopolitical stakes of the French language in Algeria : colonial and post colonial contradictions

The French language issue in Algeria results from a geopolitical paradox as the Europeans, which set up there during the 19th century, did everything to prevent French courses to muslim arabs, which were nevertheless “French subjects”. Despite the colon’s sabotage of the application of compulsory teaching laws, the French government opened “ministerial schools” in a region where European were less present : Kabylia. This led to a migrating movement between France and Kabylia. The tight relations between the two have a incidence on internal geopolitics of the postcolonial Algeria. Islamists today accuse French-speaking Algerians to be “France’s party”. These relations are also one of the elements of the postcolonial issue in France, and the integration of the Algerian immigration’s children.

Article complet

Le cas de l’Algérie, si important de nos jours pour la société française, est complexe et très particulier. La « guerre d’Algérie » entre des Français et des Algériens (l’une des plus longues guerres « coloniales », de 1954 à 1962) reste l’étape la plus grave de notre histoire récente, mais après coup la moitié des quatre à cinq millions de personnes de culture musulmane dont les parents sont venus vivre en France sont d’origine algérienne.

En Algérie, quarante-cinq ans après l’indépendance de leur pays, indépendance arrachée au prix de sept ans d’une guerre cruelle, le nombre des Algériens qui parlent le français est bien plus grand qu’à l’époque de l’« Algérie française ». Certes, il faut tenir compte du fait que, depuis 1962, la population algérienne a plus que triplé. Cependant, malgré l’arabisation complète de l’enseignement depuis 1970, près de la moitié de la presse algérienne paraît encore en français, et c’est en français que s’expriment souvent la plupart des cadres civils et militaires de la société algérienne, mais aussi nombre d’Algériens dont une partie de la famille vit en France, où leurs enfants ont choisi pour la plupart la nationalité française.

En revanche, pour la majorité des Algériens qui ne parlent que l’arabe ou le berbère, l’usage du français apparaît en fait comme le privilège des héritiers de l’époque et de la société coloniales. Ce point de vue a été propagé et orchestré par les islamistes, qui dénoncent comme de faux musulmans les Algériens qui parlent le français et qui entendent maintenir des relations avec la France. Ils constituent, disent leurs adversaires, un « parti de la France » (hezb frança) qui maintiendrait l’Algérie dans une situation de dépendance coloniale. Or la plupart des Algériens qui ont dirigé sur le terrain la lutte pour l’indépendance parlaient le français, etnombre d’entre eux ont ensuite constitué les cadres de l’Armée de libération nationale et de la République algérienne démocratique et populaire.

La question du français s’est dramatiquement posée lors de la terrible guerre civile qui, de 1992 à 2002, a opposé les chefs de l’armée algérienne aux groupes armés islamistes qui voulaient prendre le pouvoir en Algérie et y imposer de gré ou de force la loi coranique. Tout en se gardant de prendre ouvertement parti pour les généraux algériens, les gouvernements français successifs et l’opinion n’ont pas caché leur souhait de voir la défaite des mouvements islamistes, d’autant plus qu’ils ont mené en France des opérations terroristes. Une personnalité civile, Abdelaziz Bouteflika, ayant été poussée (par les généraux) à la présidence de l’État algérien, une amnistie a été accordée, de guerre lasse, aux islamistes pour les amener à déposer les armes, ce qu’ils firent pour la plupart.

La situation semblait devoir devenir excellente entre la France et l’Algérie. Le président français Jacques Chirac fit en mars 2003 une visite officielle à Alger, où il reçut un accueil populaire triomphal. Il fut alors question de la signature prochaine d’un traité d’amitié entre les deux États. Mais, en 2005, ce projet a été bêtement torpillé à Paris par le vote d’un article de loi prônant que dans les écoles soient rappelés les « aspects positifs de la colonisation française ». Il a fallu ensuite annuler cet article de loi devant l’embarras des milieux intellectuels français et le scandale dans l’opinion algérienne.

Mais le président Bouteflika, pour conforter sa position aux yeux de ses différents opposants, islamistes ou démocrates, a jugé bon de dénoncer le « génocide culturel » dont l’Algérie aurait été victime du fait de la colonisation française qui, selon lui, a imposé sa langue au détriment de la langue arabe et même de l’islam. Cette accusation a d’autant plus surpris les milieux intellectuels français et algériens qu’elle n’avait guère été formulée jusqu’alors, y compris aux lendemains de la guerre d’indépendance, lorsque le bilan de celle-ci était évalué à plus d’un million de morts (soit à l’époque 10 % de la population algérienne musulmane) [1]. Dans le cas de l’Algérie, où la langue arabe est désormais enseignée à des élèves vingt fois plus nombreux qu’avant l’indépendance [2] et où la culture berbère est par ailleurs en plein essor, l’emploi du terme « génocide », bien qu’assorti de l’adjectif « culturel », doit être examiné sérieusement et soumis à une critique argumentée.

Il est vrai que, dans de vastes parties du monde, mais en Amérique principalement, de très nombreuses langues autochtones ont presque disparu après la conquête coloniale européenne. Ce fut la conséquence non pas tant de génocides délibérés (sinon dans des cas localisés), que de la phase d’effondrement démographique qui, durant deux siècles, a affecté les peuples dont chacune de ces langues était l’expression de l’identité. L’Algérie et, plus généralement, les pays du Maghreb n’ont pas été dans ce cas, mais l’usage du français y pose plus ou moins un problème particulier, puisque d’aucuns en viennent à parler aujourd’hui de génocide culturel, à propos de l’arabe et du berbère. À noter que, si le Maroc et la Tunisie font officiellement partie de l’Organisation internationale de la francophonie, l’Algérie s’y refuse. Il est vrai que la colonisation et la « décolonisation » y ont été menées différemment et de façon bien plus brutale que dans les pays voisins.

Comme ce numéro d’Hérodote a pour titre « Géopolitique de la langue française », il importe de rappeler que, par géopolitique, nous entendons toute rivalité de pouvoirs ou d’influences politiques sur des territoires. Aussi faut-il poser en termes géopolitiques les rapports entre les langues, rapports spatiaux et sociétaux, non seulement au plan international, mais tout autant dans le cadre d’un même État. Ces rapports y sont particulièrement complexes et traduisent l’évolution géopolitique de chaque nation. Dire que, dans l’Algérie indépendante, les problèmes dramatiques que pose l’usage de la langue française - le combat des islamistes contre les francophones - sont la conséquence de la colonisation, conduit logiquement à réfléchir aux formes particulières que la domination coloniale a prises dans ce pays du Maghreb. En effet, dans de très nombreux États aujourd’hui indépendants, la langue des colonisateurs s’est maintenue à titre officiel ou de façon influente et, pour le moment, cela n’a pas pour autant été le prétexte de conflits aussi graves qu’en Algérie.

Sur la trentaine d’États où, hors de France, le français est langue officielle, sinon utilisée par une notable partie de la population, vingt-sept (hormis la Belgique et la Suisse romande) ont été des colonies françaises ou de la Belgique francophone. Et il en est de même pour les cinquante-cinq États où (hors du Royaume-Uni) l’anglais est langue officielle, pour les vingt États d’Amérique latine où c’est l’espagnol ; au Brésil il s’agit du portugais, comme dans quatre États africains (Cap Vert, Guinée-Bissau, Angola, Mozambique). Il importe de tenir compte du phénomène géopolitique planétaire qu’a été la colonisation, qui s’est déroulée sur quatre siècles et a pris des formes très différentes selon les époques et les parties du monde.

« Colonisation de peuplement » et « colonies d’exploitation » (des indigènes)

Commencée au XVIe siècle en Amérique, la domination de petits groupes d’Européens s’est exercée sur les populations autochtones qui avaient des idiomes très divers. Dans la plupart des pays d’Amérique, la langue des Européens dominants, qu’il s’agisse de l’anglais, de l’espagnol ou du portugais, ou de façon moindre le français, s’est d’autant plus substituée aux langues des autochtones que le nombre de ceux-ci s’est effondré, peu après la conquête, sous l’effet de génocides dont les causes ont été surtout épidémiologiques : la diffusion désastreuse dans ce Nouveau Monde de maladies pourtant banales dans l’Ancien Monde. Aussi les conquérants durent-ils bientôt procéder à ce qui a été appelé des « colonies de peuplement » avec des immigrants européens ou des esclaves achetés en Afrique, ces derniers abandonnant leurs langues pour celle du maître. Les immigrants adoptèrent la langue des premiers conquérants européens et il en fut de même pour bon nombre de populations autochtones plus ou moins métissées d’Européens, lorsqu’au XVIIIe siècle elles reprirent leur croissance démographique.

En Afrique et en Asie, pays de l’Ancien Monde, l’arrivée des Européens n’eut pas d’aussi graves conséquences épidémiologiques et ceux-ci établirent des « colonies d’exploitation », sous-entendu des indigènes, ceux-ci travaillant directement ou indirectement pour des maîtres étrangers et pour les notables indigènes ralliés à la colonisation. Ces derniers, pour gravir les échelons du pouvoir colonial, ne tardèrent pas à apprendre la langue du colonisateur et à la faire apprendre à leurs fils, dont les plus brillants furent envoyés en Europe pour parfaire leurs études. Les serviteurs des Européens, les « boys », les cadres subalternes des troupes coloniales, les petits employés de commerce ou d’administration apprirent aussi la langue des « chefs » ou du « patron ». Mais de multiples idiomes continuèrent d’être parlés dans la masse de la population ; d’autant plus que, dans les colonies britanniques ou hollandaises, les missionnaires protestants (fort différents en cela des catholiques) exercèrent leur rôle évangélique, non pas en anglais, mais en traduisant la Bible en de multiples langues autochtones. Cependant, avec l’indépendance, la langue coloniale ou la langue autochtone dominante (l’hindi en Inde par exemple ou le bahasa, une variété du malais, en Indonésie) se sont étendues puisqu’elles sont parlées par une notable partie de l’administration.

En regard de ces deux grands types de colonisation - colonies de peuplement et colonies d’exploitation (des indigènes) -, le cas de l’Algérie est singulier, car, à bien des égards, il a relevé de l’un et de l’autre. Pour l’essentiel, il s’est agi d’une colonisation d’exploitation, mais, à la différence du Maroc et de la Tunisie où les Européens furent quatre et cinq fois moins nombreux qu’ils ne le furent en Algérie, celle-ci fut aussi pour une part une colonie de peuplement (ce fut aussi le cas enAfrique du Sud). Ceci a eu de grandes conséquences, bien que le nombre des « colons » ne fût pas considérable. À la veille de l’indépendance, la part de la population européenne en Algérie était d’environ 10 % et cette proportion tendait à diminuer (comme en Afrique du Sud) du fait de la forte croissance démographique de la population indigène depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale.

Non seulement l’Algérie a été pour une part colonie de peuplement, mais elle a été officiellement proclamée en 1870 partie intégrante du territoire métropolitain de la IIIe République, puis de la IVe République. L’explication de ces singularités géopolitiques est complexe.

L’Algérie, colonie d’exploitation et colonie de peuplement

L’Algérie dépendit de l’Empire ottoman jusqu’en 1830, mais celui-ci connaissait déjà une grave crise du fait de conflits balkaniques : il fut incapable de répliquer à la prise d’Alger par les troupes françaises, car sa flotte avait été détruite en 1827 à la bataille de Navarin par les flottes de l’Angleterre, de la France et de la Russie qui soutenaient la guerre d’indépendance de la Grèce. Mais lorsque l’armée française, après une période d’hésitations, entreprit la conquête de l’Algérie, elle se heurta à un certain nombre de difficultés, surtout dans les régions occidentales, du fait de la résistance des tribus dirigées par Abd el-Kader. Ce notable religieux s’était, avant 1830, déjà dressé contre les Turcs. Sa guerre contre les Français dura de 1839 à 1847. Les tribus rebelles qui le soutenaient virent leurs troupeaux massacrés et leurs terres confisquées. Sur certaines d’entre elles, aux abords des villes et pour en assurer la défense, le commandement français installa des villages de soldats-paysans.

À l’instigation d’Alexis de Tocqueville notamment, le projet d’installer nombre d’agriculteurs français en Algérie répond à l’inquiétude des milieux dirigeants devant l’accroissement du nombre des paysans sans terre ; la France dans la première moitié du XIXe siècle connaît encore une forte croissance démographique. Leur implantation dans les plaines côtières paludéennes connut de nombreux déboires ; les immigrés furent d’ailleurs pour une grande part des gens encore plus pauvres, des Espagnols et des Italiens du Sud.

La « révolution industrielle » prenant son essor en France et devant absorber beaucoup de main-d’oeuvre, Napoléon III, à partir de 1860, abandonna cette politique de peuplement pour le projet de fonder en Algérie un « royaume arabe » dont il serait le souverain, avec l’appui de l’armée et de grands notables musulmans. Pour cela, il fallait restituer aux tribus une partie des terres confisquées. Ceci suscita l’hostilité des colons, car un certain nombre d’entre eux s’étaient fait attribuer devastes domaines qu’ils mettaient seulement en gage pour obtenir des prêts bancaires. À la chute de l’empire en 1870, ces colons, saisis d’enthousiasme pour la République, s’insurgèrent contre les officiers accusés d’avoir été les inspirateurs du « royaume arabe ». Les représentants des colons, associant leurs revendications à celles concernant les juifs algériens (40 000 personnes), obtinrent que les Européens d’Algérie (ils ne sont alors que 245 000) deviennent citoyens français, surtout pour que leurs intérêts soient défendus par leurs propres députés. Les trois départements d’Algérie dépendent désormais en principe du ministère de l’Intérieur, mais placés sous l’autorité d’un gouverneur général. Les musulmans (environ 90 % de la population) restent « sujets français » sans droit de vote. Ils ne deviendront citoyens qu’en 1947, mais avec des droits moindres que les Européens.

Cette colonisation n’avait eu jusqu’alors que de piètres résultats économiques, mais elle connut soudain un grand essor en contrecoup de la crise du phylloxéra qui, à partir de 1880, ruina tout le vignoble français. L’insecte dévastateur n’ayant pas été signalé au sud de la Méditerranée, il fut décidé d’impulser la culture de la vigne en Algérie et d’abord d’y autoriser la production du vin et son exportation vers la France. Cela fut suivi par une nouvelle vague d’immigration européenne. De nombreux vignerons du sud de la France, ruinés par le phylloxéra, viennent en Algérie, le nombre des Français et Européens naturalisés y passe de 412 000 en 1882 à 632 000 en 1901. La croissance économique et les travaux qu’elle nécessite (travaux du port d’Alger) entraînent une diffusion de la langue française dans la partie de la population indigène qui est employée par des Européens, c’est-à-dire dans les villes et les régions avoisinantes. Et déjà l’idée commence à se répandre parmi les juifs, les musulmans ou les immigrés espagnols que de savoir tant bien que mal parler le français est un moyen d’un peu se faire entendre des autorités ou des patrons.

Les Européens d’Algérie refusent l’enseignement du français aux « sujets français »

En France, après des élections qui donnent enfin une victoire à la gauche, le gouvernement Jules Ferry fait voter en 1881-1882 les célèbres lois sur l’instruction primaire gratuite et obligatoire. Dès 1883, un décret décida leur application dans les départements algériens, y compris pour les jeunes indigènes, avec l’idée explicite que l’enseignement du français serait un moyen de « civiliser les Arabes ». Mais il était décidé qu’il y aurait des écoles pour les enfants européens et des écoles pour les indigènes.

En Algérie, les journaux exprimant l’état d’esprit des colons y furent immédiatement très hostiles, non sous prétexte d’une incapacité des Arabes, mais aucontraire en raison des premiers succès obtenus par les quelques élèves « arabes » (en fait surtout kabyles) qui avaient été acceptés dans les lycées : « Nous pourrions nous demander pourquoi nous réchauffons dans notre sein les enfants de ces vipères et pourquoi le lycée d’Alger est peuplé de jeunes Arabes qui retournent à leurs tanières, comme le chacal que l’on veut apprivoiser, aussitôt qu’ils deviendront libres » (Atlas du 7 juin 1882). Le Courrier d’Oran du 3 juillet 1882 rapporte avec inquiétude qu’à la distribution des prix tel jeune indigène « dix fois nommé avait enlevé aux Français le premier prix d’excellence ». L’Akbar (autre journal européen), le 26 décembre 1882, écrit : « Les Kabyles fréquentent trop les écoles, apprennent trop bien et trop vite. On est effrayé de voir tant d’Arabes instruits et l’on se demande ce qu’ils feront quand ils seront grands », et ce journal rapporte la protestation officielle du conseil municipal d’Alger contre la proposition d’un professeur métropolitain d’appliquer en Algérie comme en France l’obligation de l’instruction primaire à tous les enfants. Après la parution en février 1883 du décret de leur application en Algérie, l’administration procéda à Alger et à Tlemcen au recensement des enfants des deux sexes, en annonçant que l’obligation scolaire s’étendait aussi aux filles. Il n’en fallait pas plus pour provoquer l’opposition des parents. En revanche, des personnalités musulmanes déclarèrent : « L’instruction porte en nous le secret de notre résurrection. » La plupart des journaux s’alarmèrent en 1883 que déjà « huit jeunes Kabyles venaient d’être reçus au certificat d’étude [3] ».

Cet état d’esprit se traduit par le sabotage systématique de l’application aux indigènes des lois sur l’école primaire : les municipalités, seulement formées d’Européens (puisque les musulmans n’ont pas le droit de vote), s’opposent soit ouvertement, soit indirectement à la création d’écoles pour indigènes, sous prétexte qu’il n’y a pas d’argent, ni de terrain disponible, ni de candidat au poste d’instituteur, les maires allant même jusqu’à démissionner et à faire sonner le tocsin au clocher de l’église, si un préfet s’avisait d’exiger la création d’une école dans telle ou telle localité.

L’opposition massive des Européens à l’enseignement du français aux indigènes traduit en vérité une prise de conscience très politique chez les dominants comme chez les dominés que l’usage du français est pour les premiers l’outil et le symbole de leur domination politique et pour les seconds le moyen d’une petite promotion sociale et d’obtenir quelques droits. À l’inquiétude des colons quant àl’avenir de la société coloniale algérienne, s’ajoutèrent bientôt, au tout début du XXe siècle, les effets d’une très grave crise économique qui ruina un grand nombre d’entre eux.

En effet, la reconstitution du vignoble métropolitain grâce la diffusion de la greffe sur plants américains résistant au phylloxéra provoqua en Algérie comme en France une crise de surproduction, puisque aux productions du vignoble algérien s’ajoutent désormais celles du vignoble français que l’on avait cru à tout jamais perdu. Après une période où les prix du vin avaient atteint des niveaux records, les cours s’effondrent, ce qui provoque la ruine d’un très grand nombre de petits viticulteurs qui s’étaient endettés pour avoir de quoi vivre avant que leurs vignes entrent en production. En France, se produisent de 1907 à 1910, dans le Midi comme en Champagne, de très violentes manifestations de viticulteurs, contre lesquels on fait intervenir l’armée.

Le gouvernement est bientôt obligé de s’engager à racheter à un prix minimal les stocks de vin qui n’ont pas trouvé preneur. Mais cette disposition n’est pas appliquée dans les départements algériens sous prétexte qu’il s’agit d’un vignoble trop récent (avant 1880, il était même illégal de produire du vin en Algérie !) et producteur de vins à forte teneur en alcool qui, en principe, devraient mieux s’écouler sur le marché. Les petits colons, presque tous viticulteurs, sont ruinés et doivent vendre leurs vignes « pour une bouchée de pain » à des négociants qui font vendre en France le vin d’Algérie, avec un appréciable bénéfice : le vin d’Algérie bon marché, mais à forte teneur en alcool, sert à « remonter » par coupage des vins français eux aussi bon marché car faiblement alcoolisés.

La crise de la viticulture algérienne aura de très graves conséquences sociales et politiques : il s’agit en fait d’une véritable prolétarisation d’une grande partie de la société européenne coloniale, celle que formaient les petits propriétaires fonciers. Désormais ruinés, les petits colons vont chercher du travail en ville et désertent les villages de colonisation où ils sont remplacés par la main-d’oeuvre indigène employée sur les domaines des négociants. Dès lors, ces anciens colons et leurs fils qui cherchent de petits emplois dans de petits commerces, en espérant se caser un jour dans l’administration, vont craindre la concurrence d’Arabes qui sont allés à l’école et qui se contenteraient de salaires moindres. C’est une raison supplémentaire pour les Européens de s’opposer de façon encore plus résolue à la création d’écoles indigènes.

Désormais concentrés dans les villes, ce que l’on pourrait appeler les « petits Blancs » (en comparaison avec ceux d’Afrique du Sud) redoutent particulièrement la concurrence des juifs, devenus citoyens français en 1870 et dont les enfants, de ce fait, vont dans les écoles européennes où ils réussissent particulièrement bien. D’où, dans la population européenne (formée pour une grande part d’Espagnols naturalisés), un antisémitisme virulent qui se combine, parmi ces petits colonsdépossédés par les banques, avec un anticapitalisme qui conduit nombre d’entre eux à voter très « à gauche ». Tout cela prépare les confusions et l’aveuglement dans lesquels, cinquante ans plus tard, les partisans fanatiques de l’« Algérie française » saboteront et rejetteront toutes les mesures décidées à Paris par l’Assemblée nationale, ne serait-ce que l’application effective des lois de la République, ce qui aurait sans doute permis une décolonisation progressive et point trop dramatique, comme cela sera le cas au Maroc et en Tunisie.

Par un extraordinaire paradoxe géopolitique, la population de l’Algérie, à 90 % arabe ou berbère, a été empêchée, jusqu’au milieu du XXe siècle, d’aller à l’école pour y apprendre le français, et ce, en raison de l’opposition systématique de ceux-là mêmes qui se targuaient d’être français et qui, s’ils avaient été informés des enjeux géopolitiques à long terme, auraient dû logiquement réclamer tout ce qui pouvait favoriser sinon même imposer la francisation de l’Algérie. En dépit des décrets décidant d’appliquer en Algérie, dès 1883, les lois Jules Ferry sur l’instruction primaire laïque et obligatoire, les Français d’Algérie et les immigrés naturalisés français ont réussi à empêcher dans les villes et la plupart des régions la création des écoles primaires pour les enfants de culture musulmane : en 1892, 1,7 % d’entre eux sont scolarisés, 5,7 % en 1914. Ce pourcentage atteindra seulement 12,7 en 1954 [4] après qu’un grand programme de scolarisation eut été lancé à Alger par De Gaulle en 1944, malgré le mécontentement des Européens d’Algérie. Mais la construction d’un grand nombre d’écoles aux classes surchargées et à mi-temps n’arriva pas à suivre la forte croissance démographique qui s’était déclenchée chez les musulmans.

Les accusations de « génocide culturel » lancées par le président Bouteflika sont donc paradoxalement sans fondement : elles auraient peut-être eu lieu d’être si les lois Jules Ferry d’enseignement obligatoire en français avaient été effectivement mises en oeuvre, au détriment (ce qui ne fut pas le cas) des écoles coraniques, qui conservèrent quelque 100 000 élèves. Les lois de la République sur l’enseignement primaire obligatoire en français furent bloquées, sabotées par les Français d’Algérie pour que les Arabes ne sachent pas écrire et surtout pas en français ! Quelques Français (venus de France pour la plupart) ont pourtant multiplié leurs peines pour créer des écoles indigènes, avec l’appui du ministère de l’Instruction publique à Paris, mais une grande partie de leurs efforts fut perdue. Une personnalité célèbre, le recteur Charles Jeanmaire, qui dirigea l’Académie d’Alger à partir de 1884 dans ses fonctions normales (l’enseignement européen), s’efforça aussi de développer l’enseignement indigène et fut de ce fait l’objet de multiples cabales et d’interventions de députés à Paris.

Le gouverneur général de l’Algérie obtint de Paris le rappel du recteur Jeanmaire en 1908. Cependant, malgré l’opposition systématique des Européens d’Algérie à la création d’écoles où des enfants indigènes apprendraient le français, des instituteurs venus de France y sont tout de même parvenus malgré les embûches. Or la plupart de ces écoles indigènes ont été créées à la fin du XIXe siècle, puis développées dans une petite région dont les caractéristiques géopolitiques sont très particulières : la Grande Kabylie.

C’est principalement à ces écoles de Kabylie que l’on doit ces pourcentages de scolarisation indigène de 1,7 % en 1892 et de 5,5 % en 1914. Taux de scolarisation dérisoires si on les rapporte à l’ensemble de la population musulmane d’Algérie, mais ces pourcentages ne sont pas du tout négligeables si l’on tient compte qu’ils ne concernent qu’une région de taille relativement modeste. Il importe d’en examiner les caractéristiques géopolitiques avec quelque attention.

La Grande Kabylie, foyer paradoxal de francisation en Algérie

Le terme de Kabyles désigne traditionnellement les populations berbérophones du nord de l’Algérie, grosso modo entre Alger et la frontière algéro-tunisienne. Avant la fin du XIXe siècle, elles vivaient surtout dans des montagnes plus ou moins proches de la mer, mais de nos jours les Kabyles forment une grande partie de la population d’Alger et d’autres villes littorales, ils y parlent l’arabe et souvent le français, mais n’ont pas oublié le kabyle et leurs liens familiaux sont restés forts avec les villages de leur canton (leur tribu) d’origine. Dans ce vaste ensemble berbérophone, les géographes ont distingué, non sans raison, ce qu’ils ont appelé une Grande et une Petite Kabylies ; cette dernière est plus vaste, plus arabisée mais elle est aussi la moins peuplée. La Grande Kabylie, bien que moins vaste, est « grande » en raison de son très fort peuplement mais aussi de son poids politique.

C’est un ensemble montagneux qui débute à une cinquantaine de kilomètres à l’est d’Alger. Ses plus hautes cimes, enneigées l’hiver, celles de la sierra du Djurjura, se voient depuis les hauteurs de l’agglomération d’Alger. Cette chaîne calcaire (2 400 mètres) se dresse sur une centaine de kilomètres au-dessus d’un ensemble de massifs aux sommets aplanis, coupés de vallées profondes et qui dominent quelques couloirs de plaine.

Mais la caractéristique géographique fondamentale de cette montagne qu’est la Grande Kabylie est son très fort peuplement - environ 200 habitants au km2 -, ce qui apparaît dans le paysage par des milliers de villages aux toits de tuiles qui se pressent pour la plupart en haut des versants. Autrefois, les plaines n’étaient guère peuplées, sans doute à cause du paludisme, mais aussi parce que s’y exerçait le pouvoir des Turcs et de contingents de langue arabe, ces derniers cherchant à ysaisir une partie des récoltes, lorsque les Kabyles descendaient de leurs villages pour faire la moisson.

Perchées sur leurs montagnes, les tribus kabyles refusaient en effet de payer l’impôt et, depuis des siècles, leur puissance guerrière était le fondement de leur indépendance. Elles repoussaient régulièrement les tentatives des Turcs, en dépit de la relative proximité d’Alger. Cependant, la Grande Kabylie n’est pas une montagne-refuge, car les Kabyles, organisés en solides groupes de colportage, allaient vendre dans tout le nord de l’Algérie leur huile d’olive et leurs figues dont ils étaient les spécialistes, mais aussi les productions artisanales et presque manufacturières de leurs villages. En échange, ils achetaient des boeufs de labour et des grains, pour compenser l’insuffisance des productions dans la montagne. Jusqu’aux premiers temps de la conquête française, des Kabyles, ceux de la fameuse tribu des zouaoua, se louaient comme mercenaires (les zouaves) à Alger et à Tunis.

C’est cette tradition d’indépendance des tribus de Grande Kabylie qui leur avait fait repousser une alliance avec Abd el-Kader, car celui-ci avait exigé qu’elles lui obéissent dans sa lutte contre les Français. Aussi le général Bugeaud s’était-il gardé, dans un premier temps, d’entrer en conflit avec les Kabyles. C’est seulement dix ans après la reddition d’Abd el-Kader que les Français effectueront en 1857 la conquête de la Grande Kabylie : conquête brutale mais rapidement menée une fois qu’ils auront hissé leurs canons en haut du massif, d’où ils peuvent bombarder les villages pour obtenir leur reddition. La lutte contre Abd el-Kader et les tribus pastorales de l’Algérie occidentale avait été bien plus longue et surtout beaucoup plus meurtrière. Une grande partie de la terre des tribus avait été confisquée pour y implanter des colons. Mais ce ne fut pas le cas sur le massif kabyle, à cause du surpeuplement et de la nature montagneuse des terrains.

En 1871, se déclenche la grande insurrection des tribus de Grande Kabylie : on l’a expliqué par les échos de la défaite devant la Prusse et de la promotion des juifs comme citoyens français. Mais il ne faut pas négliger une famine en 1867-1868 et le fait que les troupes françaises se trouvent alors surtout en métropole. Une confrérie religieuse, la Rahmanyia, depuis longtemps implantée en Kabylie, a joué dans cette insurrection un rôle important, tout comme les agents d’un puissant personnage de Petite Kabylie, Mokrani, qui avait pourtant été comblé par Napoléon III. Les tribus révoltées descendent massacrer dans les plaines voisines les colons qui y avaient été implantés. Il n’en reviendra pas, après que la rébellion kabyle eut été vaincue et bien que les terres de plaine lui aient été confisquées. Les tribus kabyles et surtout les notables parviendront ensuite à racheter progressivement les terres séquestrées, nonobstant le versement d’un important impôt de guerre. En fait, les fondateurs de la IIIe République et tout d’abord les militaires ont cherché à renouer des rapports relativement bons avec les Kabyles, sans doute selon une stratégie déjà ancienne opposant les villageois kabyles aux « nomades » arabes.

Alors que les Européens se sont systématiquement opposés à la création d’écoles indigènes en Algérie, c’est la faiblesse du nombre des colons en Grande Kabylie [5] qui explique qu’un certain nombre d’écoles primaires aient pu, tout de même, y être créées en application des lois Jules Ferry, par des instituteurs venus de France et nommés par le ministère de l’Éducation nationale. Ce furent les « écoles ministérielles ». Il fut décidé de les implanter aux abords des villages dont l’activité artisanale était la plus importante et après avoir l’accord de l’assemblée villageoise. Jules Ferry portait à ces écoles de Kabylie une attention particulière, espérant que leur succès convertirait un jour aux Européens d’Algérie qui refusaient que l’on apprenne le français des indigènes.

Certes, dans les autres régions montagneuses, la présence de colons était tout aussi faible, mais l’avantage de la Grande Kabylie est qu’elle est proche d’Alger. De surcroît, ses villages aux toits de tuiles évoquent ceux de la Provence ou de Corse. Et surtout les Kabyles constituent une force importante ; ils commencent même à venir travailler à Alger pour les travaux du port et ce sont surtout eux qui s’engagent dans les régiments de « tirailleurs algériens ».

En Kabylie, où il n’y a guère de mosquées ni d’écoles coraniques pour enseigner l’arabe, des instituteurs, métropolitains pour la plupart et qui ont suivi un stage d’apprentissage de langue berbère, font l’école en français à de petits Kabyles qui parlent le berbère, et leur font passer le certificat d’études [6]. Quelques-uns de ces élèves les plus brillants et devenus grands voudront eux aussi devenir instituteurs en Kabylie et ils seront nombreux à l’École normale d’instituteurs de la Bouzaréa, tout près d’Alger. Au total 550 d’entre eux seront instituteurs.

Paradoxal à plus d’un titre, ce foyer de francisation qu’est la Grande Kabylie. Alors qu’à Alger les « Arabes » qui, en fait, sont souvent des Kabyles, apprennent sur le tas des bribes de français, c’est dans les écoles des montagnes de Kabylie que des petits garçons (les filles viendront plus tard) apprennent à lire, à écrire, à réfléchir en français, avec l’instituteur qui leur fait décrire leur village et les outils des artisans. Paradoxal aussi et non moins logique que, au-delà de la mer, les premiers Algériens qui fassent la découverte de la France et des Français de France soient

ces montagnards, les Kabyles. Jusqu’en 1955, l’essentiel des migrants algériens en France seront des Kabyles.

En effet, après la Première Guerre mondiale (ils n’étaient pas encore astreints au service militaire), des Kabyles, qui savent un peu le français et qui ont la tradition du grand colportage, commencent à partir travailler en France. Ils y font connaissance avec la vie politique et syndicale et ce sont surtout des Kabyles qui forment à Paris L’Étoile nord-africaine, le premier mouvement qui, à partir de 1927, réclame l’indépendance des trois pays d’Afrique du Nord. Interdit, il se transformera en 1937 en Parti du peuple algérien, le PPA, qui sera lui aussi interdit dès 1939. Après la défaite française de 1940, Alger devient capitale du gouvernement provisoire de la République française et celui-ci, faute de troupes, décide par ordonnances la mobilisation d’Algériens européens et musulmans. De Gaulle fait à ces derniers, qui n’étaient pas citoyens français, des promesses solennelles quant à l’évolution de l’Algérie. Les uns et les autres combattront courageusement durant la campagne d’Italie, lors de la libération de la France en 1944. De Gaulle décide aussi, encore par ordonnances, un grand programme de scolarisation des enfants musulmans, et ce, au grand mécontentement des Européens. Les graves émeutes du 8 mai 1945 (Sétif) et la terrible répression qui s’ensuivit épargnèrent la Grande Kabylie.

Les musulmans deviennent citoyens français en 1947 par le nouveau statut de l’Algérie, à ceci près que le poids électoral de chacun d’eux est réduit au dixième de celui de l’électeur européen [7]. De surcroît, l’application de ce statut sera immédiatement sabotée par les notables européens qui usent de divers moyens dont des fraudes électorales éhontées. Pourtant, la très forte croissance démographique qui se déclenche en Algérie réduit de plus en plus le pourcentage des Européens par rapport à celui des musulmans. Dans les pays voisins, le Maroc et la Tunisie, les mouvements nationalistes se développent et ils obtiendront bientôt l’indépendance (1956). Peu après la défaite de Diên Biên Phu, les attentats du 1er novembre 1954, le début des « événements d’Algérie », surprirent l’opinion française. Rétrospectivement, ils apparaissent pourtant des plus logiques.

Une des grandes surprises des milieux français fut bientôt l’apparition de maquis du FLN en Grande Kabylie, qui était pourtant la région la plus « francisée » d’Algérie. Mais nombre de Kabyles qui avaient travaillé en France en étaientrevenus avec la conscience que la devise de la République « Liberté, égalité, fraternité » était en Algérie bafouée impunément par les Français et qu’aucune réforme n’y changerait rien. Certes de grands maquis se développèrent aussi dans les régions arabophones de l’Est algérien et dans les montagnes berbérophones de l’Aurès, mais ils étaient loin d’Alger. En revanche ceux de Grande Kabylie apparurent comme les plus dangereux mais, à proximité d’Alger et sous le regard critique de journalistes, il n’était guère souhaitable de bombarder massivement un tel ensemble de gros villages.

Les problèmes de l’Algérie postcoloniale et l’utilisation du français

Après sept ans de guerre, il aurait été logique que les rapports entre les Français et les Algériens soient pour longtemps exécrables, et compréhensible que le français et la plupart des références à la France soient bannis d’Algérie. Or, en dépit de l’exode des « pieds noirs » et du nombre des victimes de cette guerre, les relations entre ces deux pays ont été étonnamment bonnes : non seulement le gouvernement du général De Gaulle voulut racheter par une coopération exemplaire ce combat d’arrière-garde d’un colonialisme qui avait mis la France au ban des pays arabes et du tiers monde, mais - fait beaucoup plus étonnant - le premier gouvernement algérien et le président Ben Bella, à peine sorti des geôles françaises, qui auraient pu dénoncer à l’opinion internationale de nombreux crimes de guerre, acceptèrent la coopération avec la France et la venue de nombreux coopérants français, des techniciens, médecins, professeurs.

Dans le même temps, fait encore plus étonnant, de très nombreux Algériens arrivaient en France, non seulement des harkis qui avaient pu fuir la vengeance du FLN, mais aussi, à partir de la fin de l’année 1963, des Algériens qui avaient pourtant combattu l’armée française. En effet, ils s’étaient assuré qu’ils pouvaient aussi bénéficier de l’amnistie, accordée par le général De Gaulle, pour tous les actes plus ou moins criminels survenus en Algérie durant les « événements » qui prirent en bien des cas l’aspect de guerre civile. Parmi ces Algériens qui étaient jusqu’alors membres du FLN et qui vont venir se réfugier en France, d’autant plus qu’ils parlent français, bon nombre sont des Kabyles. Ils seront par la suite suivis par beaucoup d’autres.

En effet, en septembre 1963, une révolte avait éclaté en Grande Kabylie contre le nouveau gouvernement algérien, celle du Front des forces socialistes dirigé par Hocine Aït Ahmed (il a participé aux attentats du 1er novembre 1954 et fait partie des dirigeants algériens qui ont été interceptés dans l’avion Tunis-Rabat en 1956). Mais cette révolte a été appelée la « révolte kabyle » et elle a été écrasée par l’armée algérienne, alors que la Kabylie avait été un des grands foyers de la lutte pour l’indépendance. Les conséquences de ces événements, qui sont pourtant rarement évoqués, sont encore sensibles de nos jours et il importe donc d’en comprendre les causes, car c’est la vraie crise initiale de l’Algérie indépendante [8].

Si la guerre d’Algérie s’est déroulée sur le territoire algérien, principalement dans certaines régions, la Kabylie, les régions de l’est de l’Algérie et dans le massif de l’Aurès, le Front de libération nationale a aussi rassemblé des combattants en Tunisie et au Maroc ; ceux-ci quittaient d’abord l’Algérie pour la France, et ils allaient ensuite dans l’un ou l’autre des pays voisins. S’est donc formée, au Maroc et en Tunisie, une armée régulière algérienne, l’ALN, l’Armée de libération nationale, avec comme chef d’état-major le colonel Boumediene. Mais cette armée n’a pratiquement pas pu combattre en raison des barrages électrifiés construits sur les deux frontières par les Français. En revanche, ce sont les maquisards organisés en wilaya qui ont mené la guérilla contre l’armée française. Les maquis de Kabylie ont eu un rôle capital non seulement en raison de leur proximité d’Alger mais aussi des nombreux Kabyles qui vivaient dans l’agglomération algéroise. Au moment de l’indépendance, ce sont alors les maquis de la wilaya III descendus de Grande Kabylie qui sont en mesure de prendre le pouvoir à Alger, alors que l’armée régulière algérienne est encore de l’autre côté des barrages. Les autorités françaises les lèveront plus tôt qu’il n’avait été prévu pour permettre à l’ALN d’atteindre Alger au plus vite, afin de mettre fin aux désordres.

En septembre 1962, lorsque les troupes de l’ALN de Tunisie et du Maroc, l’« armée de l’extérieur », arrivent aux abords d’Alger, de violents combats les opposent aux forces kabyles de la wilaya III ; celles-ci sont battues et se replient en Kabylie. Les dirigeants kabyles seront écartés des instances dirigeantes. Aït Ahmed (qui est kabyle), après avoir constitué un Front des forces socialistes pour réclamer l’égalité entre tous ceux qui avaient lutté pour l’indépendance, déclenche en septembre 1963 une insurrection qui sera essentiellement kabyle. Elle échoue d’autant plus qu’au même moment un conflit éclate entre l’Algérie et le Maroc, à propos du tracé de leur frontière ; la plupart des Algériens, qui ne sont pas au courant de la complexité des rivalités wilaya III-ALN, condamnent la révolte kabyle. Son écrasement marquera une rupture très durable entre la Kabylie et les dirigeants algériens, qui en fait seront essentiellement des militaires, après qu’en 1965 le colonel Boumediene a pris le pouvoir par un coup d’État. Ses officiers sont, comme lui, originaires de l’Est algérien. Il sera président jusqu’à sa mort en 1978, sous couvert du FLN qui restera le parti unique jusqu’en 1988.

Sous la présidence de Boumediene, l’Algérie connaît de très grands changements, l’accroissement de la production pétrolière, une très forte croissance démographique et un considérable développement de l’enseignement. L’Algérie est un des pays qui consacrent à l’éducation le plus fort pourcentage de leur PIB. L’arabisation totale de l’enseignement sera décidée en 1974, mais il n’y a pas assez d’enseignants en arabe. Aussi le gouvernement décide-t-il d’offrir des contrats à de nombreux enseignants arabes du Moyen-Orient. Il apparaîtra plus tard, lorsqu’en 1988 le mouvement islamiste se développera en Algérie, que nombre de ces Égyptiens, Jordaniens, Libanais, etc., sont plus ou moins proches de l’organisation islamiste des Frères musulmans et qu’ils en sont les propagandistes. Ces enseignants, outre qu’ils enseignent l’arabe littéraire (celui du Moyen-Orient), rencontreront des difficultés en Grande Kabylie non seulement à cause du milieu berbère, mais aussi parce que les familles se sont habituées à l’enseignement en français.

La campagne d’arabisation menée par le gouvernement a pour effet d’accroître le mécontentement des Kabyles et leurs revendications. Leurs intellectuels revendiquent - le plus souvent en français - la reconnaissance de leur langue et de leur culture. En 1980, l’interdiction à Tizi-Ouzou d’une conférence de l’anthropologue kabyle Mouloud Mammeri [9] provoque de graves émeutes et l’ouverture du « printemps berbère ». La Sécurité militaire exerce une surveillance continuelle sur les opposants - longtemps ce furent surtout des intellectuels, des Kabyles pour la plupart -, ce qui incite nombre d’entre eux à quitter l’Algérie pour aller en France où se trouvent déjà depuis plus ou moins longtemps des membres de leur famille. Le successeur de Boumediene sera lui aussi un colonel jusqu’à la crise de 1988 qui met fin au régime de parti unique.

On a pu alors espérer que le pluripartisme allait apporter davantage de démocratie, mais le pouvoir des généraux et le rôle de la Sécurité militaire ont continué, désormais non sous prétexte de défendre le socialisme, mais par la volonté de s’opposer au totalitarisme des islamistes soudain massivement apparus après 1988. Aux élections municipales de 1990 et aux législatives de 1991, le Front islamique du Salut a obtenu de très grands succès dans l’ensemble de l’Algérie, à l’exception seulement de la Grande Kabylie. Il eut de meilleurs résultats en Petite Kabylie.

Le peu d’audience des islamistes en Grande Kabylie peut sans doute s’expliquer par leur volonté d’imposer partout l’arabe et d’exclure la langue berbère. Mais il faut chercher une autre explication, car leurs scores ont été relativement bons dans l’Aurès, l’autre grande région berbère. L’hostilité des islamistes à l’usage du français et à l’entretien de relations familiales avec la France explique, avec leur mépris du berbère, la faiblesse de leur pénétration en Grande Kabylie où ils ont été rapidement démasqués. Cette région a été ainsi relativement à l’abri des innombrables attentats terroristes, mais aussi des opérations antiterroristes qu’ont connus, à partir 1992, nombre de régions d’Algérie et notamment celle d’Alger.

Le contrôle que les organisations kabyles ont exercé en Grande Kabylie durant la période la plus dure de la guerre civile a renforcé leurs critiques et leurs revendications démocratiques à l’encontre du pouvoir des généraux à Alger. En avril 2001, la mort d’un jeune Kabyle dans une gendarmerie (son prénom illustre, Massinissa, montre l’influence du mouvement berbère) déclenche dans toute la Kabylie une série d’émeutes, celles du « printemps noir » dont la répression fera plus de cent morts. En juin 2001, se réunissent les représentants de tous les arch, de toutes les tribus de Grande Kabylie, et celles-ci organisent vers Alger une série de marches de protestation. Les slogans de protestation sur les banderoles et les pancartes sont pour la plupart écrits en français, pour qu’à la télévision les comprennent tous ceux qui ne lisent pas le kabyle, puisqu’il n’est pas question d’écrire en arabe. Le 10 août 2001, 100 000 Kabyles marchent vers Alger qu’ils ne peuvent atteindre, mais le drame est évité. En août 2002, le Parlement adopte un texte de loi faisant du tamazight (la langue berbère) une langue « nationale » et une série de négociations sont ouvertes entre les arch de Kabylie et le gouvernement. Cependant, l’agitation parfois démagogique et les rivalités entre les arch expliquent peut-être que des maquis islamistes (du Groupe salafiste pour la prédication et le combat rallié à Al-Qaïda) soient récemment signalés aux marges de la Grande Kabylie.

Le mouvement pour la reconnaissance de la culture berbère est encore très faible dans l’Aurès, et l’on peut émettre l’hypothèse que cela provient du fait, pour une grande part, qu’il n’y a eu autrefois dans cette région que très peu d’écoles françaises et que, jusqu’à une époque récente, fort peu de chaouïa (Berbères aurasiens) sont allés travailler en France. En revanche, le mouvement berbère est surtout important en Grande Kabylie ; davantage d’ailleurs que dans l’agglomération algéroise où les Kabyles sont pourtant très nombreux, mais où les islamistes ont fait en 1990-1991 des scores importants. Dans les villages de Grande Kabylie, la résistance aux infiltrations islamistes a été surtout le fait des assemblées villageoises (les djemaa), mais celles-ci n’existent pas dans les villes.

Le mouvement culturel berbère existe aussi parmi les très nombreux Kabyles qui vivent en France et l’on pourrait presque dire que certains d’entre eux - Mouloud Mammeri, dont les livres sont écrits en français - ont joué un rôle pionnier, en relations avec des intellectuels français, des ethnologues qui ont recueilli, analysé et traduit une littérature d’une très grande portée (littérature orale puisque le berbère n’était pas une langue écrite). On assiste en France et en Algérie à une renaissance de la culture berbère [10], notamment par les chansons, et celle-ci est pour le moment surtout le fait des Kabyles. Ceux-ci préfèrent, de nos jours, se dénommer les Imaziren, ce qui veut dire les « hommes libres ».

Le nombre des Algériens venus s’installer en France s’est accru, soit comme réfugiés politiques, soit par regroupement familial. Leurs enfants, qui ont pour la plupart choisi la nationalité française, ne parlent guère l’arabe ou le berbère. Le nombre de ces personnes d’origine algérienne qui vivent en France peut être évalué à trois millions, soit sans doute dix fois plus que lors de l’indépendance de l’Algérie. Ceci contribue aussi au maintien et à la diffusion du français en Algérie, car nombre d’Algériens, même s’ils ne parlent guère le français, viennent, avec des visas de tourisme, visiter en France les membres de leur famille, en espérant pouvoir trouver une possibilité de rester même de façon plus ou moins clandestine.

Les relations postcoloniales de la France et de l’Algérie sont étroites et très complexes. En France, les questions postcoloniales évolueront plus ou moins difficilement, selon que les « jeunes issus de l’immigration » (en fait, des différentes immigrations) trouveront à « s’intégrer » plus ou moins convenablement. Ceux dont les chances sont les plus grandes sont ceux dont les parents ou grands-parents sont venus d’Algérie il y a plusieurs décennies et qui participent d’ores et déjà à la culture française. Ils ont l’exemple de promotions familiales et ce sont aussi ceux que leurs parents peuvent mettre en garde contre les illusions propagées par les islamistes. Les familles venues du Maroc n’ont pas cette expérience, puisque ce pays n’a pas (encore) connu l’expérience de la guerre civile qui a ravagé l’Algérie. La question du français au Maroc et en Tunisie se pose d’ailleurs en d’autres termes qu’en Algérie et le cas de la Grande Kabylie n’a pas d’équivalent au Maghreb.

La question postcoloniale en Algérie ne se limite pas à la pratique du français dans la partie la plus active de la société, celle qui entretient les relations les plus nombreuses avec la France. C’est l’enjeu majeur de l’actuelle épreuve de force entre les groupes islamistes et les trois nations arabo-berbères du Maghreb qui, elles aussi, participent à la francité.


[1Des auteurs impartiaux comme Charles-Robert Ageron ont plus tard réduit cette évaluation à 350 000, ce qui est déjà considérable.

[2Le cas de l’Algérie n’est pas celui de l’Irlande. Cette ancienne colonie britannique a mené, aussi, une longue lutte pour son indépendance (en 1921) mais, malgré la décision de faire du gaélique sa langue officielle (1948), 96 % des Irlandais parlent l’anglais comme langue maternelle et bien peu et fort rarement l’irlandais, bien qu’il soit en principe appris à l’école primaire.

[3Toutes ces citations viennent de l’ouvrage collectif L’École en Algérie : 1830-1862 (Publisud, 2001, p. 25-27), publié par l’Association des amis de Max Marchand, de Mouloud Ferraoun et de leurs compagnons. Ces six enseignants - trois Français et trois Algériens -, animateurs des centres sociaux éducatifs, furent assassinés le 15 mars 1962 à Alger par l’OAS, l’organisation terroriste ultracolonialiste qui s’opposait aux négociations visant à mettre fin à la guerre d’Algérie.

[4Ibid.

[5La corrélation existe aussi en Grande Kabylie entre présence d’Européens et blocage de l’enseignement des indigènes : en 1920, il y a seulement une école pour une population de 30 000 indigènes dans la commune de Tizi-Ouzou, qui est commune de plein exercice parce qu’elle compte un certain nombre d’Européens (commerçants, fonctionnaires, etc.), alors qu’à la même époque il y a 32 écoles pour 60 000 indigènes dans la commune mixte de Fort-National qui ne compte que quelques Européens. Cf. Alain MAHÉ, Histoire de la Grande Kabylie, Bouchène, Paris, 2001 p. 266.

[6Fanny COLONNA, Instituteurs algériens 1883-1939, Presses de Sciences-Po, Paris, 1975.

[7Une certaine autonomie fut accordée à l’Algérie par la création d’une Assemblée algérienne qui avait à juger s’il était opportun d’appliquer les lois votées à Paris (elle refusa la plupart des lois « sociales »). Elle était formée de deux collèges, mais celui des Européens et celui des musulmans avaient le même nombre de députés, bien que la population musulmane soit dix fois plus nombreuse que la population européenne.

[8Yves LACOSTE, Géopolitique de la Méditerranée, Armand Colin, Paris, 2006.

[9Mouloud Mammeri, étant alors professeur de lettres à Alger, avait publié en français, en 1952, La Colline oubliée sur la Kabylie des années 1940.

[10Camille LACOSTE-DUJARDIN, Dictionnaire de la culture berbère en Kabylie, La Découverte, Paris, 2005.


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