L’Essor des grandes puissances : un documentaire-fleuve à la télévision chinoise

par Ye Ming

* Docteur en géopolitique de l’université Paris-VIII.

La diffusion en Chine du documentaire-fleuve - L’Essor des grandes puissances à la fin de 2006 s’insinuait dans le rythme du changement politique de Hu Jintao : de la montée en puissance pacifique de la Chine à l’harmonie du monde (y compris l’harmonie de la société chinoise). En mettant à l’écart de la nuisance des courants natio-nalistes, tout en limitant les excès du libéralisme, ce concept d’harmonie forgé au renouveau du confucianisme serait non seulement une affirma-tion de la politique d’ouverture, mais aussi une nouvelle perception du monde multipolaire de Pékin. Sous les feux croisés de critiques, L’Essor des grandes puissances regardait à nouveau l’Occident, mais de manière moins marxiste plus chinoise. La Chine aurait donc les capacités de sortir de l’impasse du concept d’une modernité dépendant de l’Occident.

Abstract : The Rise of the Great Powers : a documentary on Chinese TV

Diffusion in China of the documentary-The Rise of the Great Powers at the end of 2006 penetrated in the rhythm of the political change of Hu Jintao : from rise to power peacefully of China to the harmony of the world (including the harmony of the chinese society). By putting aside of the harmful effect nationalist currents, while limiting excesses of liberalism, this concept of harmony forged to the revival of the Confucianism would be not only one assertion of the policy of opening, but also a new perception of the multipolar world of Peking. Under the crossfires of criticisms, The Rise of the Great Powers looked at the Occident again, but in a chinese way minus marxist. China would have the capacities to leave the dead end of the concept of a modernity depending on the Occident.

Article complet

La diffusion d’un documentaire-fleuve intitulé L’Essor des grandes puissances [1] (ambition, harmonie-passion [2], rationalité) du 13 au 24 novembre 2006 sur la chaîne de télévision chinoise CCTV 2 [3] a connu un franc succès. À la demande des spectateurs, CCTV 2 a programmé une rediffusion dès le 27 novembre, rediffusion suivie de l’interview d’experts en la matière. Non seulement la version multimédia du documentaire est devenue un best-seller des publications populaires, mais aussi une version papier en huit volumes a été mise sur le marché pendant la période de diffusion par les éditions Démocratie et Droit [Tang, 2006], sous la tutelle de l’Assemblée populaire nationale. Signe de ce succès, la chaîne de télévision sud-coréenne EBS a acheté les droits d’auteur du documentaire en version papier. Sous l’effet médiatique, des intellectuels de l’Université de la Défense nationale ont publié un livre portant le même titre en décembre 2006... [Tang, 2006]. Le contraste entre un sujet aussi sérieux et l’agitation des milieux médiatiques excités par le boom économique chinois, mais surtout l’impact qu’a eu un tel sujet sur l’espace public « atypique » de la Chine qu’est Internet [4], suscitent certaines interrogations concernant les messages transmis par une telle production sur une chaîne de télévision d’État, autour d’un thème qui risquait d’attirer aisément des interprétations diverses.

Ce documentaire-fleuve de dix heures, diffusé en douze épisodes, tente d’exposer chronologiquement les principaux facteurs qui ont favorisé l’ascension des neuf puissances depuis le XVe siècle : le Portugal, l’Espagne, la Hollande, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, le Japon, la Russie (URSS) et les États-Unis. En guise de conclusion, le douzième épisode précise que seuls les États qui optaient pour une stratégie de puissance adaptée à leurs particularités et à l’évolution de ces différentes époques pouvaient saisir les chances que leur offrait l’Histoire. Néanmoins, ce n’est qu’après avoir regardé l’ensemble des douze épisodes que l’on comprend quelle est la clé de l’essor des grandes puissances à l’échelle mondiale. Cette clé est dévoilée selon un schéma évolutif : au début le Portugal, l’Espagne et la Hollande, entités politiques unifiées dirigées par un leader ambitieux, accompagné d’un exécuteur courageux, saisissant une opportunité, ont le monopole d’un savoir, d’une ressource, d’une technique ou d’une invention qui leur permettent d’acquérir le statut de grande puissance. Ensuite, dès la révolution industrielle au XVIIIe siècle, les États-nations saisissent à leur tour les opportunités de l’Histoire - c’est le cas de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Allemagne,du Japon, de la Russie et des États-Unis. Au cours de cette période, l’essor des grandes puissances se joue sur leur capacité à acquérir un système étatique rationalisé et compétitif (légitimité politique, compétitivité économique, puissance militaire, harmonie sociale et capacité à porter l’espérance, idéalisme, etc.). Finalement, après avoir désigné la richesse et l’étatisme comme les deux éléments fondamentaux des réussites passées, le documentaire prévoit que le prochain essor des grandes puissances sera déterminé par l’influence des pays qui seront capables de développer sur une échelle mondiale une « puissance globale » (soft power et hard power) étroitement liée à la créativité technologique et à l’innovation politique, et qui occuperont une position majeure dans la conquête de l’espace.

Finalement, reprenant le style rhétorique typique de la littérature chinoise classique pour raconter l’histoire de l’essor des neuf puissances occidentales (sauf la Russie peut-être), c’est en définitive la Chine d’aujourd’hui que le documentaire pointe. La gravité de ton des commentaires, l’intervention de chercheurs, d’experts et d’hommes politiques de prestige - pour illustrer l’ascension de la France, le cinquième épisode, « Le temps de la passion », est émaillé des interviews successives de Jean-Luc Domenach, Jean-Clément Martin, Jacques Marseille, Jean-Pierre Angremy, Jacques-Olivier Boudon, Valéry Giscard d’Estaing, Yves Guéna, et Jacques Chirac - renforcent encore le sérieux et la crédibilité de ce documentaire narratif. Il est donc impossible de le considérer comme une simple production à sensation destinée à attirer l’audience. Avant tout, ce documentaire transmet certains messages politiques de la Chine actuelle, notamment ceux de la présidence de Hu Jintao depuis 2002.

Plus qu’une affirmation de politique d’ouverture

Trois ans de tournage, la mobilisation de sept équipes, la centaine d’intervenants occidentaux et chinois, montrent l’ambition de ce documentaire déjà à l’état de projet. De plus, avec le cautionnement du président de CCTV, Zhao Huayong, comme producteur, du vice-président de cette même chaîne de télévision, Lou Ming, et du directeur de la publicité et de l’information économique, Yuan Tianming, comme superviseurs, l’autorisation politique des hautes instances ne nécessitait aucune justification supplémentaire. Comme l’expliquait le réalisateur Ren Xue’an, l’idée de tourner ce film est née de la diffusion à la radio d’une information importante en novembre 2003 : le Comité politique central du Parti communiste chinois étudiait en réunion l’histoire du développement des principaux pays du monde depuis le XVe siècle [5]. Il lui est alors apparu nécessaire de relayer l’idée des dirigeants auprès de la population. À cette occasion, un écrivain célèbre, retiré du milieu des médias depuis longtemps, Mei Tianshu, a fait sa réapparition comme concepteur. Enfin, l’un des deux professeurs [6] d’histoire chargés de donner une conférence de quatre-vingt-dix minutes au Comité politique central du Parti communiste chinois de 2003, Qian Chengdan, occupait le poste de conseiller sur le tournage. Sa présence assurait du sérieux des propos, mais peut-être plus encore encadrait le contenu. Par conséquent, le documentaire coïncide parfaitement avec le contexte politique de la Chine de Hu Jintao, d’autant plus qu’il s’insinuait dans le rythme du changement politique, en reprenant les nouveaux propos sur l’« harmonie » : l’harmonie du monde et l’harmonie de la société chinoise.

Le documentaire se sert du bon exemple des compromis d’intérêts divers illustré par les deux épisodes consacrés à la Grande-Bretagne et des deux autres consacrés aux États-Unis, et de la leçon que l’on doit tirer des échecs de l’Allemagne et du Japon, qui ont essayé en vain de changer l’ordre du monde par la force, pour exposer d’une autre manière et faire accepter autrement l’ambition de Pékin affichée au début du mandat présidentiel de Hu Jintao, à savoir une « montée en puissance pacifique ». C’est désormais le « développement pacifique » et l’« harmonie » qui doivent s’imposer à la nouvelle configuration du monde. Pékin voudrait probablement ajuster sa place dans le monde au fur et à mesure de sa croissance par le biais de négociations, en acceptant totalement ou partiellement l’ordre existant.

En fait, la stratégie d’apaisement - « cacher les talents pour attendre son heure » - conçue par Deng Xiaoping suite aux événements de Tian’anmen de 1989 n’a pas permis de résoudre les différends entre la Chine et l’ordre actuel. Elle n’a fait que contourner ces obstacles, de sorte que les incompréhensions se sont accumulées entre la Chine et le reste du monde au profit des idées extrémistes. La montée des sentiments nationalistes anti-américains s’est incarnée par la publication en Chine de livres tels que La Chine peut dire non [Song, 1996], Le Chemin de la Chine dans l’ombre de la mondialisation [Fang, 1999] et La Guerre hors limites [Qiao, 1999], et, aux États-Unis, par l’influence grandissante du Blue Team (courant néo-conservateur) et la publication d’écrits tels que Why We Must Contain China [Krauthammer, 1995], China I : The Coming Conflict with America [Bernstein, 1997], How We Would Fight China [Kaplan, 2005], etc.

Au fur et à mesure que la Chine, « pays en développement » selon les discours officiels de Pékin, accroît sa visibilité sur la scène internationale (9 % à 10 % de croissance annuelle, quatrième puissance économique, quatrième puissance commerciale, deuxième budget en R&D, première détentrice de devises...), les différends ne se limitent plus ni au domaine idéologique, ni à l’application des droits de l’homme et de la démocratie, ils s’étendent désormais à tous les domaines : le rétablissement des quotas par l’Union européenne visant l’importation en Europe des textiles et des chaussures chinois, les divergences sur la nécessité ou non d’accorder la priorité au développement et à la protection de l’environnement, la polémique au sujet du Falungong, la question de la transparence en cas de crise sanitaire (la pneumonie atypique ou le sida), la crise nucléaire nord-coréenne... sont autant de sujets de tension grandissante entre la Chine et ses différents interlocuteurs sur la scène internationale. Il était donc urgent et nécessaire pour Pékin de fournir un autre argument pour convaincre le monde que la montée en puissance de la Chine représente plus une aubaine qu’une menace. La signification de l’expression « harmonie du monde » a donc été progressivement éclaircie au cours des années 2005 et 2006.

Au cours de cette période, le terme « harmonie » se retrouve dans presque toutes les manifestations visant à réguler les rapports de la Chine avec le reste du monde. Le 22 avril 2005, lors du Sommet Asie-Afrique à Jakarta, Hu Jintao proposait de construire l’« harmonie du monde », en commençant par l’« harmonie entre les pays du Sud ». Le 1er juillet 2005, la visite du président chinois à Moscou aboutissait à la « Déclaration conjointe sino-russe sur l’ordre international du

XXIe siècle » qui place l’« harmonie du monde » au premier plan. Le 15 septembre 2005, à l’occasion du 60e anniversaire de la création de l’ONU, le président Hu Jintao employait officiellement, dans son discours à l’Assemblée, l’expression « harmonie du monde ». Le 2 avril 2006, un colloque intitulé « Le rêve chinois et l’harmonie du monde » se tenait à Pékin. Le 15 juin 2006, le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai promouvait l’« harmonie de la région Asie centrale ». Le 17 juin 2006, la réunion « Mesures de coopération et confiance mutuelle en Asie » préconisait l’« harmonie de l’Asie ». Les 18 et 19 novembre 2006, le 14e sommet de l’APEC au Vietnam introduisait l’« harmonie de l’Asie-Pacifique » dans la « déclaration de Hanoï ».

Ainsi, au rythme intense de Pékin, tous les actes entrepris sur la scène internationale comme sur le plan national vont dans le sens de l’« harmonie ».

Après la mort d’un observateur militaire onusien d’origine chinoise dans le bombardement israélien lors de la guerre menée par l’Israël contre le Hezbollah entre juillet et août 2006, Pékin a pourtant décidé d’envoyer 1 000 soldats dans la FINUL au Liban - une zone « vierge » de l’influence de Pékin. Comme première mise en pratique de cette « harmonie du monde », le Forum de coopération sino-africaine avait lieu du 4 au 5 novembre 2006. Une semaine après, le documentaire-fleuve L’Essor des grandes puissances était diffusé. Le 29 décembre 2006, le gouvernement chinois déclarait officiellement que l’Armée populaire de libération s’était équipée de nouveaux avions de combat J-10. Dans la nuit du 11 au 12 janvier 2007, la Chine réussissait son test d’un missile balistique de moyenne portée pour détruire son satellite météo Fengyun hors d’usage. Le 3 février 2007, elle envoyait son quatrième satellite dans l’espace pour compléter son système spatial d’orientation (Compass Navigation Satellite System). Le 13 février 2007, la Corée du Nord promettait d’interrompre son programme nucléaire lors du cinquième tour des négociations à six à Pékin...

Moins médiatisés, six autres événements majeurs ont pourtant profondément marqué l’ajustement politique et socio-économique de Pékin.

Sur le plan politique, 1) en octobre 2005, le Livre blanc intitulé La Construction de la politique démocratique en Chine [Office d’information du Conseil des affaires d’État, 2005a] préconisait la démocratisation de la vie politique en Chine en tenant compte des particularités chinoises ; 2) en décembre 2005, le Livre blanc Le Développement pacifique de la Chine [Office d’information du Conseil des affaires d’État, 2005b] remplaçait officiellement l’expression « montée en puissance pacifique de la Chine » par « développement pacifique de la Chine » ; 3) pour créditer ses propos face au problème chinois des disparités sociales et géographiques, entre le 8 et le 11 octobre 2006, lors de la 6e réunion du XVIe Congrès du Parti communiste chinois, le président Hu Jintao officialisait la théorie de l’« harmonie sociale » ; 4) en décembre 2006, dans le Livre blanc La Défense nationale de la Chine - 2006 [Office d’information du Conseil des affaires d’État, 2006], l’expression « harmonie du monde » se substituait à celle d’« intérêt national » qui était le point central du Livre blanc La Défense nationale de la Chine - 2004 [Office d’information du Conseil des affaires d’État, 2004]. Ces évolutions politiques annoncées dans les documents et les discours officiels ont eu des répercussions sur la vie socio-économique ; 5) malgré sa notoriété en tant que l’un des pôles d’influence majeurs de la diffusion des idées nationalistes qui prônait sans réserve la primauté de l’intérêt national, la revue Gestion et Stratégie (publication de l’Institut de recherches en relations internationales, sous la tutelle de l’état-major de l’Armée populaire de libération, régie par le Comité central militaire) suspendait sa publication dès le début de 2006 ; 6) en revanche, au nom de la sécurité économique, mise en concertation à la fin de 2005 [Zang, 2007], des mesures avec l’objectif de contrôler les offres publiques d’achat d’origine des capitaux étrangers aux entreprises étatiques des secteurs stratégiques comme l’énergie, le transport, l’acier, etc. ont été mises en œuvre au début de 2007 [Hong, 2007].

À présent, il est aisé de constater en Chine la mise en application de la politique de l’harmonie et la mise à l’écart de la nuisance que représentait le courant nationaliste, tout en limitant les excès du libéralisme placé désormais sous surveillance. Ces mesures se proposent de donner une nouvelle perception de la société chinoise et du monde. Mais d’où vient cette idée d’harmonie, sinon d’une pensée confucéenne qui prône l’harmonie et le compromis ?

Un nouveau regard avec autant de passion sur l’Occident

Ce fut au début de 1983 [7] que le renouveau de l’intérêt pour le confucianisme a constitué un mouvement de réflexion plus cohérent par rapport à la confusion des idées [Ye, 2006] observée depuis l’ouverture de la Chine communiste au reste du monde. Appliqué aux cinq orientations recherchées par la Chine (la compatibilité entre le confucianisme et la modernité ; l’existence d’une Chine culturelle ; l’universalité de la philosophie confucéenne de la vie ; la religiosité ; la compatibilité du confucianisme avec la liberté et la démocratie), le renouveau du confucianisme a été instrumentalisé pour devenir un outil essentiel de l’invention d’une modernité asiatique qui conteste la centralité et l’hégémonie de l’Occident. Tang Yijie [Tang, 20 novembre 2006], le maître à penser de ce courant, professeur à l’université de Pékin, estimait que l’harmonie consiste à appliquer le confucianisme à la modernité. Dans un registre inverse, Yves Chevrier considérait le « néo-confucianisme » comme une « traditionalisation du moderne » [Chevrier, 1997]. De son côté, dans les années 1990, le politologue Jiu Junning soulignait le phénomène intéressant qui consiste à mélanger le communisme et le confucianisme pour marquer l’identité non occidentale de la Chine [Liu J., 2007]. L’idée d’harmonie est donc un élément important de l’évolution de ce phénomène complexe. Le confucianisme n’est pas seulement une école de pensée ; il est aussi une force morale qui permet à l’individu de se perfectionner sans cesse dans la société et dans le monde : étudier pour se perfectionner, mettre de l’ordre dans sa famille, gouverner l’État avec sagesse et pacifier l’univers « sous le Ciel ».

Dans un contexte où Pékin substituait le culturalisme chinois à prétention universaliste au nationalisme à la recherche d’une particularité, cela permettait d’encadrer les courants comme le libéralisme et le nationalisme en Chine et sa quête d’un compromis d’intérêts. La diffusion de L’Essor des grandes puissances ne serait donc plus seulement une affirmation de la politique d’ouverture, mais bien un message fort de la nouvelle perception du monde multipolaire de Pékin : une harmonie du monde porteuse d’un nouveau regard avec autant de passion sur l’Occident.

Malgré certaines confusions et imprécisions, ce documentaire-fleuve reste une remarquable réalisation par son angle de vue particulier et la force qu’il dégage. Contrairement à l’écho plutôt favorable de l’opinion publique, celui des milieux intellectuels est assez partagé. Des personnalités reconnues comme l’économiste Li Yining, expert en relations internationales, Wang Jisi, ancien ambassadeur, Wu Jiangmin, directeur de l’Institut de gestion économique de l’université Qinghua, Qian Yingyi, directeur de l’Institut de gestion de l’université de Pékin, Zhang Weiying ou encore les historiens Tang Zhongnan et Niu Dayong l’ont approuvé [8]. En revanche, et curieusement, les critiques les plus virulentes sont venues des milieux démocrates et des communistes dogmatiques. Liu Xiaobo [Liu X., 2007] s’interrogeait sur la distinction faite entre l’ascension d’une Chine dictatoriale et l’ascension d’une Chine libre. Hu Ping [Hu, 2007] est plus favorable à la liberté des Chinois, en l’occurrence à la montée en puissance de la Chine. Du côté opposé, le chercheur en marxisme Zhang Shunhong [Zhang, 2007] critiquait le documentaire sur cinq points : 1) l’admiration de l’hégémonie ; 2) l’enjolivement de l’histoire de la colonisation ; 3) la valorisation du régime politique capitaliste ; 4) l’admiration de l’économie de marché capitaliste ; et 5) les louanges des valeurs de la bourgeoisie.

Or, sous les feux croisés de ces critiques, on remarque que, pour la première fois, L’Essor des grandes puissances échappait à la dialectique marxiste habituellement appliquée à l’Occident. Il s’agit donc d’un essai portant un nouveau regard, plus ou moins de manière chinoise, mais sans préjugés idéologiques, sur l’histoire de l’expansion de l’Occident. Autrement dit, la Chine aurait les capacités de sortir de l’impasse du concept d’une modernité dépendant de l’Occident. Elle accepterait la modernité occidentale sans réfuter totalement, ni même partiellement, la tradition chinoise d’une part, et sans nier en bloc, ou même partiellement, la modernité occidentale au profit d’une survalorisation de la tradition chinoise d’autre part. Cette tendance, si elle se confirme dans les prochaines années, permettra d’observer l’évolution des idées en Chine. Pour l’heure, on remarque que la manière de voir de ce documentaire se distingue d’ores et déjà de celle d’un autre documentaire qui avait marqué les esprits chinois dans les années 1980, L’Élégie du fleuve [Su, 2007]. Ce dernier, qui préconisait la voie de la modernité par l’occidentalisation totale en renonçant à toute tradition chinoise, s’inscrivait dans la continuité de la recherche culturelle du mouvement du 4 mai 1919 [9]. Cependant, il n’était pas évident qu’un pays comme la Chine, ayant subi depuis la guerre de l’Opium de 1840 des agressions, des blocus et des sanctions de la part de l’Occident, acceptât le soft power de l’Occident comme un élément clé de son ascension. Cela eût été d’autant plus difficile que déjà il y a cent trente ans, en 1876, l’ambassadeur de l’Empire des Qing en Europe, Guo Songtao (1818-1891), avait été le premier à admettre la supériorité de la civilisation occidentale [Guo, 1981]. Depuis cette époque, trois antagonismes, à savoir la Chine contre l’Occident, la tradition contre la modernité et soi contre autrui, conduisent la Chine dans une impasse, tant au plan intellectuel qu’au plan politique. Désormais, le nouveau regard porté par ce documentaire ne traite plus l’Occident comme un agresseur, mais comme un exemple à méditer. Il faut alors espérer qu’un nouvel antagonisme ne fasse pas renaître l’opposition entre une modernité chinoise et une modernité occidentale.

Richesse et puissance : ces deux objectifs n’ont cessé de caractériser la quête de la modernité dans l’esprit des Chinois. Avec ce documentaire-fleuve, le concepteur Mei Tianshu a voulu, en empruntant l’exemple de l’essor des grandes puissances depuis le XVe siècle, introduire deux idées directrices : la fusion entre la tradition et la modernité, et le compromis entre les diverses forces sociales, pour assurer la sécurité politique [10] de la société chinoise dans un contexte où « tout le monde n’est pas prêt à renoncer à l’ancienne manière de voir et aux préjugés qui remontent à l’époque de la guerre froide [11] ». À l’instar des propos libéraux d’un Hu Shi (1891-1962) qui désirait la « pleine mondialisation » [He, 2005] de la Chine, le documentaire-fleuve L’Essor des grandes puissances cherche à transmettre les messages suivants : la nécessité d’avoir une passion, de la rationalité, de l’ambition et de mettre en place l’harmonie pour « construire la paix perpétuelle, la prospérité commune et un monde où régnerait l’harmonie [12] ».

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[1Nous reprenons la traduction de B. PHILIP, « La Chine s’imagine en grande puissance », Le Monde, 6 février 2007.

[2Des mots clés dans le commentaire du premier épisode.

[3La chaîne de télévision économique China Central Television prend l’antenne à 21 h 30, <http://finance.cctv.com/special/C16860/01/index.shtml>, 20 février 2007.

[4Douze millions d’entrées sur la page de recherche de Yahoo <http://cn.yahoo.com >, le 20 février 2007 à 15 heures.

[5REN Xue’an, « Yi Ci Jian Nan De Ba She » [Un essai pénible], CCTV : http://www.cctv.com, < http://finance.cctv.com/special/C16860/20061127/102052.shtml>, 21 février 2007. Voir aussi : « Zhong Yang Zheng Zhi Ju Ji Ti Xue Xi Tan Qiu Xing Shui Ding Lu » [Le Comité politique central du Parti communiste chinois étudie les lois de l’ascension et du déclin], China Finance net : http://www.zgjrw.com, <http://www.zgjrw.com/News/2006124/ Main/951331906900.html>, 21 février 2007.

[6Ces deux historiens sont Qian Chengdan, professeur d’histoire à l’université de Nankin, puis à l’université de Pékin, et Qi Shirong, professeur d’histoire à l’Université normale de la capitale.

[7À l’occasion des travaux préparatoires pour la publication d’un recueil du philosophe Xiong Shili (1885-1968).

[8Site de présentation de CCTV : < http://finance.cctv.com/special/C16860/01/index.shtml >, 25 février 2007.

[9Le mouvement politique anti-impérialiste du 4 mai 1919 s’est transformé en un mouvement culturel qui niait totalement la tradition chinoise.

[10« Mei Tianshu tan daguo jueqi : weihu shehui anquan shi zui gao zhengzhi [Mei Tianshu parle de L’Essor des grandes puissances : maintenir la sécurité politique de la société représente la suprême politique] », Singtaonet, <http://www.singtaonet.com>, 9 janvier 2007, <http://www.singtaonet.com/cul_review/200701/t20070109_439713.html>, 25 février 2007.

[11Commentaire de l’épisode XII.

[12Ibid.


L’institut Français de Géopolitique offre des formations de master intenses, exigeantes et passionnantes !

Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

La première année est consacrée à la formation à et par la recherche, qui est au cœur du projet intellectuel et citoyen de l’École France de Géopolitique. Les étudiants et les étudiantes doivent écrire un mémoire de recherche d’une centaine de page appuyé sur une enquête de terrain d’un mois en autonomie. Un accompagnement fort leur est proposé pour favoriser leur réussite durant cette année si différente de leurs expériences précédentes.

En seconde année, quatre spécialisations professionnalisantes sont possibles : géopolitique locale et gouvernance territoriale, géopolitique du cyberespace, nouveaux territoires de la compétition stratégique, analyse des risques géopolitiques et environnementaux. Toutes ces spécialisations sont ouvertes à l’alternance, et la majorité des étudiants et des étudiantes a désormais un contrat d’apprentissage. Celles et ceux qui souhaitent faire une seconde année de recherche le peuvent, notamment en préparation d’un projet de doctorat.

Avec 85 places en première année, le master de l’IFG offre aussi une véritable vie collective de promo, animée notamment par une association étudiante dynamique. Les étudiantes et étudiants viennent de nombreuses formations et disciplines, notamment : géographie, d’histoire, de droit, de sociologie, de science-politique, Économie et gestion, langues (LLCE/LEA) ou de classes préparatoires.

Les candidatures en première année de master se font exclusivement via la plateforme nationale monmaster.gouv.fr du 26 février au 24 mars 2024. Toutes les informations utiles se trouvent sur le site www.geopolitique.net. En deuxième année, les candidatures doivent passer par le site de l’Université. L’IFG n’offre pas de formation au niveau licence.

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