Les interventions internationales : concurrences et convergences des modes de coopération militaires/humanitaires

par Yann Braem

Les relations entre armées et les ONG ont subi des transformations majeures depuis ces dernières années, partiellement parce que les modèles d’intervention ont évolué et parce que l’on conçoit de plus en plus l’aide humanitaire comme un moyen parmi d’autres permettant de résoudre les crises internationales. Cependant les dynamiques nationales restent fortes dans les interventions, et une analyse centrée sur le cas des Etats-Unis et de la France nous permet d’analyser les répercussions de ces tendances pour les armées et les ONG.

Abstract : Military and Humanitarian : Competition and Convergence on International Cooperation

The relations between NGOs and armed forces have undergone major changes these years, partially because of the growing tendency considering relief activities as contributions to resolve crisis management. Thus, this trend doesn’t ignore national dynamics that continue to play a significant role in the shaping of interventions. Consequences on armed forces and NGOs are analysed through the two examples of France and the United States.

Article complet

L’élan de solidarité internationale que l’on a pu constater à la suite de la catastrophe des tsunamis en décembre 2004 a mis en scène plusieurs acteurs désormais bien connus de l’aide humanitaire. Révélant pour certains l’existence d’une communauté humaine solidaire, la mobilisation fut le fait d’individus, des diplomaties, des armées et des organisations non gouvernementales (ONG), mais peut-être également de la communauté nationale. Par exemple, en France, face à la lenteur du déploiement des forces françaises, un certain nombre de journalistes ont remis en question la capacité des armées à être véritablement réactives, appelant justification de la part de la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie. D’une certaine manière, on ne comprenait pas que les armées réagissent en décalage avec le public français, dont l’élan de solidarité fut immédiat. Ces critiques présentaient d’ailleurs les moyens mis en œuvre par les États-Unis comme plus rapides, de sorte que les discours médiatiques nous ont présenté une compétition entre les nations. Les dirigeants américains ne furent pas en reste, et ils affirmèrent assez crûment que l’aide humanitaire aux victimes de la catastrophe permettait de montrer la générosité du peuple américain au reste du monde et notamment aux nations musulmanes.

Cet épisode récent nous montre à quel point la projection des armées et l’envoi de volontaires humanitaires à l’autre bout de la planète est une mécanique qui mobilise une représentation de la nation, voulue généreuse et puissante. Bénéficiant d’une légitimité importante au sein des publics occidentaux, l’humanitaire sert depuis quelques années à justifier des interventions militaires, les gouvernements ayant bien compris que l’humanitaire fournissait une justification honorable pour les opérations militaires. Pourtant, les dynamiques à l’œuvre sont plus profondes qu’une simple justification médiatique car on ne conçoit désormais plus que des interventions militaires se déroulent sans coordination avec les acteurs humanitaires [Macrae et Leader, 2000]. D’un autre côté, les Etats qui financent de manière majoritaire l’aide humanitaire (pays de l’Union européenne, États-Unis et Canada) ont accru par divers moyens le contrôle sur la manière dont leurs fonds étaient dépensés par les agences humanitaires des Nations unies ou les ONG. Ces mêmes États interviennent au sein de coalitions ou d’alliances dans les zones à haute valeur stratégique (Balkans, Afghanistan, Irak), alors que les missions de maintien de la paix commandées par l’ONU se déploient dans des zones ne possédant pas la même « valeur » géopolitique et que leurs troupes proviennent majoritairement de pays d’Afrique ou du sous-continent indien, qui ne sont pas des bailleurs humanitaires. Certains États se réapproprient donc l’aide humanitaire en même temps qu’ils investissent un certain champ du maintien de la paix en marginalisant les Nations unies dans la conduite d’opérations militaires dans des zones stratégiques.

L’intérêt national au sein des coalitions internationales

À l’intérieur même de ces coalitions de grandes puissances des difficultés subsistent, car les troupes sur place privilégient régulièrement les ordres de leur pays plutôt que les intérêts de la coalition. La coopération civilo-militaire (CCM), qui est censée faire le lien entre les unités militaires déployées sur le terrain et l’ensemble de l’environnement civil, est l’un des lieux d’expression privilégiés de ces divergences entre alliés. La CCM est souvent conçue dans les doctrines comme devant contribuer au développement de l’influence nationale car la particularité de la mission - à la frontière des mondes civils et militaires, au contact avec les populations - en fait un vecteur militaire de choix pour réaliser une influence économique ou améliorer l’image du pays. À Kaboul, le commandement de la Force internationale d’assistance à la sécurité (OTAN) a eu pour objectif de recentrer l’orientation des projets effectués par les armées dans le domaine civil, dans la mesure où ils traduisaient une volonté des contingents de renforcer l’image et l’influence de leur pays, alors que la doctrine de l’Alliance stipule que la CCM doit permettre de légitimer l’OTAN et d’accroître sa cohérence sur le terrain.

Ces tendances - la nationalisation des financements humanitaires et l’importance des logiques nationales dans les projections militaires -, si elles traduisent une re-nationalisation des projections militaires et des financements humanitaires, sont cependant loin de constituer un phénomène homogène et renvoyant partout aux mêmes réalités. De fait, la notion de cohérence stratégique entre le militaire et l’humanitaire, conçu comme une amélioration des outils de gestion des crises, rencontre des oppositions, notamment en France. Ce concept est très lié à des modèles humanitaires américain et britannique qui tendent à privilégier l’efficacité technique de l’humanitaire et son adéquation aux buts politiques des opérations de gestion des crises, à la différence du modèle humanitaire français conçu comme un engagement militant [Dauvin, Siméant et Cahier, 2002] revendiquant atteindre les plus vulnérables sans considération politique ou stratégique.

L’intégration croissante des intérêts militaires et humanitaires aux États-Unis

Dans ce contexte, on peut observer que la convergence entre les organisations humanitaires et les armées a aujourd’hui atteint un point paroxystique aux États-Unis, et notamment en Irak. Les activités des ONG sont financées et étroitement encadrées par le Pentagone [Makki, 2004], et l’humanitaire est conçu par l’administration comme un relais de sa politique extérieure. Mais cette imbrication des intérêts politiques, militaires et humanitaires n’est pas apparue subitement en 2003, elle est liée à la manière dont sont conçus les liens humanitaires/militaires depuis des années. D’une part, ces liens sont institutionnalisés à tous les niveaux d’intervention, qu’il s’agisse du niveau politico-stratégique de la coordination entre les ministères sous l’autorité directe du National Security Council ; ou de la coordination sur le terrain entre les équipes de l’agence de développement (USAID), les spécialistes militaires des Civil Affairs et les organisations humanitaires. Les Civil Affairs sont des unités de forces spéciales qui ont pour objectif de renforcer la légitimité des forces par des actions dans le domaine civil, mais également de constituer des synergies entre les présences civiles et militaires. L’ancienneté de la fonction (les CAffairs existaient déjà en 1945 sous une autre forme), des procédures rodées au fur et à mesure des déploiements et une conception « managériale » du décloisonnement des sphères civiles et militaires donnent à ces unités une image très professionnelle, ce qui constitue, comme nous avons pu le constater au Kosovo, un élément favorisant la coopération entre les armées et les ONG, notamment américaines [Braem, 2004]. D’autre part, les liens passent également par des relations directes très étroites, entretenues par des séminaires de formation communs ou encore la présence de membres d’ONG dans les centres de décision militaire, de sorte que les humanitaires et les militaires ne sont pas des inconnus les uns pour les autres.

Pour autant la symbiose n’est pas complète, et l’on peut observer que les ONG peuvent se trouver en contradiction avec les armées (en Afghanistan, l’ONG américaine CARE s’est opposée aux mécanismes civilo-militaires), que les tensions entre les agences gouvernementales existent et contraignent les processus interministériels, et qu’enfin à l’intérieur de l’armée américaine elle-même, des voix s’élèvent pour affirmer que les militaires sont là d’abord pour faire la guerre et non pour reconstruire, que les missions civiles des armées diluent d’identité militaire et réduisent l’efficacité du combattant.

Le modèle français du « réseau » civilo-militaire

En France, les relations entre les ONG et les armées ne s’opèrent pas selon les mêmes modalités, et la coopération civilo-militaire est beaucoup plus récente. La France ne bénéficie pas, au contraire des Etats-Unis, d’un dispositif interministériel qui lui permette de combiner projection militaire et activités civiles dans les zones de crise, malgré une tentative particulièrement réussie d’instauration d’un tel dispositif durant la crise du Kosovo [Gaïa, 2001]. L’absence de structure importante et unifiée de financement au niveau national - comparée aux capacités de décaissement des bailleurs britanniques, américains ou européens - se conjugue à la faiblesse des mécanismes de planification interministérielle au niveau stratégique comme à l’échelon du terrain. La filière d’action civilo-militaire (ACM) en France est née en 1994 de ce constat de carence comme de la nécessité d’accroître les liens entre les civils et les militaires sur les théâtres d’opération. L’ACM a été conçue à l’origine comme un outil militaire permettant d’accroître l’influence de la France aux niveaux économiques et politiques par des contacts dans le milieu civil. Elle bénéficie depuis 2001 d’une unité (le Groupement interarmées d’action civilo-militaire) sans toutefois avoir de doctrine. La dimension d’influence nationale est aujourd’hui toujours présente dans les missions ACM, mais elle est en retrait par rapport aux fonctions de légitimation des unités auprès de la population par la conduite de micro-projets de développement, et d’établissement des liens entre les acteurs militaires et civils sur le théâtre. Si les forces américaines effectuent également des micro-projets, elles mettent davantage l’accent sur les centres d’opération civilo-militaires, conçus comme des processus d’échange d’informations et d’établissement de synergies entre les organismes civils et les armées. La jeunesse de l’ACM en France ne l’empêche cependant pas de développer des liens avec les ONG humanitaires. Les relations que l’on a pu observer au Kosovo étaient extrêmement étroites entre certaines organisations humanitaires françaises et les ACM, se constituant à des niveaux très interpersonnels, et impliquant un engagement parfois autant affectif que professionnel. Enfin, les contacts entre militaires et humanitaires s’accroissent autour de séminaires de formation ou de journées de réflexion qui favorisent là encore une connaissance réciproque. Cependant ces liens sont bien moins institutionnalisés que dans le cas américain, et l’on retrouve en France comme souvent sur le terrain une structure de relations armées/ONG en réseau dépendant du volontarisme des individus plus que de structures permanentes intégrant les aspects civils et militaires de la présence française.

Ce mode de coopération très souple semble convenir particulièrement aux acteurs humanitaires français, qui s’avèrent globalement extrêmement critiques vis-à-vis des tendances américaines d’intégration des agendas humanitaires aux impératifs militaires. Pour eux, les armées ne sont pas compétentes pour effectuer des activités humanitaires, mais surtout, ils affirment que ces contacts peuvent les désigner comme des cibles lors des conflits armés, et qu’ils nuisent à la neutralité, l’impartialité et l’indépendance qui sont les valeurs phares de l’humanitaire. Cette opposition au modèle américain tient en partie au fait que le milieu humanitaire français reste très particulier, et farouchement attaché à une indépendance qui seraient réduite en cas d’accroissement des synergies entre les activités militaires, politiques et humanitaires. Ces positionnements plongent leurs racines dans la manière dont le phénomène humanitaire a émergé en France dans les années 1970 avec les organisations « sans-frontière ». Ce mouvement à composante idéologique forte s’est constitué partiellement en opposition aux objectifs politiques et stratégiques des États que soutenait l’aide au développement. Il a justifié et revendiqué le franchissement illégal des frontières comme moyen d’accès aux populations les plus démunies, et a placé en priorité les rôles de témoignage et de dénonciation des situations inhumaines. Toutefois si l’humanitaire français se conçoit encore comme un engagement à la frontière du politique, revendiquant l’accès aux plus démunis comme critère d’efficacité, des tendances lourdes font évoluer ces conceptions. La dépendance vis-à-vis des bailleurs de fonds, qui veulent progressivement inclure l’aide humanitaire dans l’ensemble des outils de gestion des crises et donc en faire une utilisation politique ; l’apparition d’organisations nouvelles en décalage avec la mouvance « sans-frontière » ; et la professionnalisation tendant à techniciser le métier humanitaire au détriment des conceptions militantes de celui-ci, sont autant de facteurs de différenciation entre les associations, la définition normative du « bon humanitaire » devenant un enjeu de pouvoir.

L’humanitaire tel qu’il a été conçu en France dans les années 1970 est donc soumis à des tensions extrêmes, et le fait que les armées françaises aient réinvesti dans les interventions extérieures constitue un facteur de changement des modes opératoires, pour les ONG comme pour les armées. On retiendra cependant que la notion de cohérence entre les activités humanitaires et militaires, conçue comme un moyen d’accroître l’efficacité dans les gestions des crises, fait l’objet d’aménagements et d’interprétations diverses entre les nations, renforçant les concurrences et luttes de pouvoirs au sein des ONG, des armées, et entre les armées et les ONG. Effectivement, la confrontation des schémas d’intervention remet également en cause des représentations de ses propres actions, une légitimité et des pratiques qui ont vu la fondation de mouvements associatifs forts.

Références bibliographiques

 Braem Y., « Les relations armées-ONG, des relations de pouvoir ? Caractéristiques et enjeux de la coopération civilo-militaire française : le cas du Kosovo », Les Documents du C2SD, Paris, 2004.

 Dauvin P., Siméant J. et le collectif Cahier, Le Travail humanitaire : les acteurs des ONG, du siège et du terrain, Presses de Sciences Po, Paris, 2002.

 Gaïa R., « Les actions civilo-militaires de l’urgence développement : quels outils pour la France ? », Rapport d’information à l’Assemblée nationale, n° 3167, Paris, 2001.

 Macrae J. et Leader N., « Shifting Sands : the Search for Coherence between Political and Humanitarian Responses to Complex emergencies », HPG report 8, ODI, Londres, août 2000.

 Makki S.,« Militarisation de l’humanitaire, privatisation du militaire », Cahier d’études stratégiques 36-37, CIRPES, Paris, 2004.

 Ryfman P.,La Question humanitaire, Ellipses, Paris, 1999.


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