Pour une approche géopolitique de la diffusion de l’anglais

par Yves Lacoste

Depuis des siècles, la diffusion d’une langue sur des territoires au détriment de celles qui y étaient parlées jusqu’alors traduit des rivalités de pouvoirs sur ces territoires. L’analyse géopolitique d’une langue comme l’anglais, du fait même de sa mondialisation, exige d’envisager les problèmes à différents niveaux d’analyse spatiale (niveau planétaire, États de plus ou moins grande envergure, régions relativement petites). Sa diffusion mondiale, notamment dans des grands États qui n’ont jamais fait partie du Commonwealth britannique, procède non de la Grande-Bretagne, mais dans une grande mesure de l’influence directe et indirecte des États-Unis. Le paradoxe - et il est géopolitique -, c’est que le rôle et l’influence des États-Unis n’ont jamais été aussi grands, et que jamais l’anti-américanisme ne s’est autant exprimé dans l’opinion de tous les pays.

Abstract : A Geopolitical Approach of the Expansion of the English Language

For centuries, the diffusion of a language in territories, at the cost of those spoken until then, has created rivalries. The geopolitical analysis of a language such as English, spread throughout the world, requires to consider the problems at different territory levels (worldwide, states and small regions). Its worldwide expansion, especially in large states which were never part of the British Commonwealth, does not come from Great Britain but for most cases from the direct or indirect influence of the United States. The paradox, a geopolitical paradox, is that the role and influence of the United States has never been so important and the anti-americanism has never been so transparent in the opinion of every country.

Article complet

On sait que par géopolitique nous entendons toute rivalité de pouvoirs (et d’influences) sur des territoires. L’approche géopolitique d’une langue ne se borne pas à examiner sur la carte l’étendue de son extension et ses limites avec d’autres langues, à constater la coïncidence (ou la non-coïncidence) avec les frontières de tel et tel État. De surcroît, il est rare qu’une langue officielle soit la seule à être écrite et parlée par la population d’un État. En effet dans chaque État, il y a aussi d’autres langues qui en fait sont parlées (et pas nécessairement écrites) par des groupes plus ou moins importants dont la localisation pose elle aussi nombre de problèmes.

Depuis des siècles, la diffusion d’une langue sur des territoires au détriment des langues qui y étaient parlées jusqu’alors traduit des rivalités de pouvoirs sur ces territoires. Il en a été ainsi dans la construction des États-nations et de la propagation dans chacun d’eux de leur langue nationale au détriment de ce que l’on appelle aujourd’hui des « langues régionales » et qui sont les parlers d’anciens ensembles géopolitiques. À l’époque coloniale, la langue de chacune des puissances colonisatrices s’est plus ou moins propagée parmi les populations qu’elle dominait, et souvent avec le concours des catégories sociales qui participaient activement aux processus de modernisation forcée qu’a été la colonisation. Mais dans chacun des territoires coloniaux, devenus aujourd’hui des États indépendants, les langues autochtones se sont plus ou moins maintenues, bien que la langue de l’ex-colonisateur soit restée langue officielle.

De nos jours, ce que l’on peut appeler le néo-impérialisme n’a plus besoin de conquérir des territoires pour exercer sa domination économique et culturelle. Il est surtout le fait de ce qui est devenu l’hyperpuissance, l’Amérique (ou plus exactement les États-Unis d’Amérique). Il se trouve, vieil héritage colonial, que sa langue est l’anglais et que celle-ci est aussi la langue officielle dans les très nombreux pays qui furent colonisés par les Britanniques. Mais de surcroît, depuis quelques décennies, l’anglais se propage aussi au plan mondial comme la langue de la mondialisation et bientôt comme celle d’une Union européenne élargie à une trentaine d’États de langues différentes et qui a besoin d’une langue commune, du moins pour les catégories sociales les plus « mondialisées » de sa population.

L’analyse géopolitique d’une langue comme l’anglais, du fait même de sa mondialisation, exige d’envisager les problèmes à différents niveaux d’analyse spatiale : non seulement au niveau planétaire, mais aussi dans le cadre d’États de plus ou moins grande envergure, sans négliger les cas de régions relativement petites, comme celle de Montréal au Québec où les rapports entre anglophones et francophones sont particulièrement complexes. L’attachement des Québécois à leur langue n’est pas un cas exceptionnel (encore que la plupart des Français de France ne se soucient guère du destin de leur langue). Il traduit un phénomène plus général, la passion que la plupart des groupes qui s’estiment minoritaires manifestent de nos jours pour leur langue dont ils exigent la reconnaissance et le développement. Or cela se combine avec l’extension progressive de l’anglais à titre de langue de promotion, de prestige ou langue à la mode et c’est le même phénomène dans tous les pays qui ne sont pas officiellement anglophones. Diffusion spontanée pourrait-on dire, renforcée par la multiplication des enseignements de l’anglais qu’ils soient officiels ou privés.

Cette diffusion mondiale de l’anglais conduit s’interroger sur ses causes profondes et d’abord, rétrospectivement, sur les facteurs de son implantation dans les colonies britanniques. On invoque le plus souvent les autorités coloniales qui auraient cherché à systématiquement imposer l’usage de l’anglais, comme ce fut effectivement le cas dans les colonies françaises et dans celles de l’empire russe. Or, à la différence des colonies conquises par l’armée française, bon nombre de colonies britanniques furent d’abord, et jusqu’au milieu du xixe siècle, des colonies « privées », dites « colonies à charte », c’est-à-dire que chacune était le domaine concédé par la Couronne à une compagnie privée qui y avait le monopole des activités commerciales destinées à l’exportation. Ce fut notamment le cas de la fameuse Compagnie des Indes jusqu’en 1858. Ces compagnies n’avaient guère le souci d’y développer l’enseignement et de payer des instituteurs. Cette activité, du moins en Afrique, fut prise en charge pour des raisons religieuses par un grand nombre de missions. Mais dans les colonies britanniques, il s’agissait de missions protestantes qui, à la différence des catholiques, avaient surtout le souci de convertir et d’enseigner chaque peuple indigène dans sa propre langue. Pour cela elles ont traduit l’Ancien et le Nouveau Testament en de multiples langues, à l’instar de Luther qui le premier traduit la Bible en allemand. Longtemps l’activité de ces missions ne fut pas tellement d’enseigner l’anglais.

Mais il faut tenir compte du fait que la colonisation anglaise qui pratiquait le système de « gouvernement indirect » s’appuyait sur des notables autochtones qui avaient de nombreux contacts avec les Européens. Pour ces notables, l’usage de l’anglais fut un privilège de classe et un facteur de promotion dans le dispositif de la colonisation. Il faut aussi tenir compte que les Anglais ont appliqué outre-mer ce qui fut dès le xviiie siècle une de leurs caractéristiques spécifiques tant au plan politique et culturel : l’importance accordée aux journaux et le respect de la liberté de la presse. À la différence des colonies françaises d’Afrique tropicale qui n’eurent vraiment de journaux qu’après la Seconde Guerre mondiale, les colonies anglaises virent se créer des journaux dès le début du xixe siècle, d’abord par des Européens, puis par des Africains et surtout par des Indiens qui écrivent et publient en anglais. Ces journaux, qui vont souvent devenir des organes d’opposition, ont joué un rôle important dans la formation de mouvements de revendication nationale.

La classe des notables autochtones et de leurs fils formés à l’anglaise, une fois bien assurés les avantages fonciers qu’ils avaient obtenu de la colonisation, se sont dressés contre elle pour diriger directement leur pays et ils rejoignirent les mouvements pour l’indépendance qu’impulsaient les journalistes et leurs lecteurs, eux aussi, intermédiaires de différents types entre les colonisateurs et la masse de la population. Les revendications pour l’indépendance se sont, pour une grande part, exprimées en anglais et dans les appareils d’État devenus indépendants, les cadres qui entre eux parlaient anglais pour surmonter la diversité de leurs langues maternelles, ont veillé à ce que s’accroisse la diffusion de la langue des anciens colonisateurs.

De nos jours, la diffusion mondiale de l’anglais, notamment dans des grands États qui évidemment n’ont jamais fait partie du Commonwealth britannique, procède non de la Grande-Bretagne pour l’essentiel, mais dans une grande mesure de l’influence directe et indirecte des États-Unis. Le fait que l’anglais soit leur langue semble aller de soi, comme un héritage logique de la colonisation britannique et de la quasi-disparition des autochtones. On peut cependant noter à ce propos que les anglophones n’ont été qu’une petite partie des gens qui viendront peupler ce pays. Au xixe siècle, dans les premières décennies de l’Union, le nombre des Allemands y était tel que l’on a pu se demander si la langue officielle devait être l’anglais ou l’allemand. Depuis 1980, le bureau fédéral de recensement intègre au questionnaire une question sur l’ascendance ethnique. En 2000, les quatre cinquièmes de la population ont répondu et ceux qui se disent d’ascendance allemande sont de loin le plus nombreux 42,8 millions (mais leur nombre a diminué de 15 millions en dix ans) et ils viennent en tête dans 23 États sur 50, tous ceux du Middle West, la plupart de ceux de l’Ouest, la Pennsylvanie et la Floride. Les Irlandais se disent 30 millions, les Afro-américains 25 millions et les Américains qui se disent d’ascendance anglaise ne sont que 24 millions, ceux d’ascendance française n’étant que 8,3 millions. Le « melting-pot » grosso modo a bien fonctionné, à ceci près que dans les villes, nombre des communautés se regroupent en quartiers plus ou moins séparés.

C’est surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale que l’influence politique et culturelle des États-Unis s’est propagée et tout d’abord en Europe occidentale et ceci s’est traduit avec plus ou moins de décalage par la diffusion de l’anglais. Le plan Marshall a fourni tout un matériel qu’on ne connaissait pas encore en Europe (leur nom y est resté américain tel que « bulldozer », combine pour « moissonneuse-batteuse ») et il a fallu se mettre un peu à l’anglais pour lire les notices d’entretien et de pièces détachées. Puis les entreprises américaines ont créé des usines en Europe (elles constituent en fait la seconde industrie mondiale) et les cadres européens ont dû « se mettre à l’anglais ». Dans l’aviation, tous les pilotes du monde parlent plus ou moins anglais, pour dialoguer avec les tours de contrôle des différents pays tout comme le personnel des compagnies aériennes pour parler à des passagers venus de tous pays. Le formidable développement du tourisme (désormais la plus importante activité mondiale pour le chiffre d’affaires) est devenu un des grands moteurs de diffusion mondiale de l’anglais.

Le fait que, entre les deux guerres, de nombreux chercheurs et intellectuels juifs persécutés en Allemagne aient trouvé refuge outre-Atlantique, explique pour une grande part le considérable développement technologique et scientifique des États-Unis. Le nombre des prix Nobel d’origine européenne et la notoriété des laboratoires qu’ils ont fondés grâce à divers types de financements privés sont des facteurs d’attraction pour les scientifiques européens Sont surtout américaines les sciences de l’informatique qui ont été soutenues par d’énormes commandes militaires, celles-ci étant à l’origine de l’Internet Pour suivre ce mouvement et y participer, il faut parler anglais. En matière de management comme de journalisme, les fils de bonne famille vont désormais compléter leurs études supérieures par un stage dans une université américaine.

La mondialisation de l’anglais américain se fait aussi par le biais de toute une série de phénomènes culturels plus ou moins associés les uns aux autres : par le cinéma américain, bien que la plupart des films qu’il exporte sont doublés dans la langue du pays d’importation, et surtout par la masse énorme des productions musicales qui sont diffusées jour et nuit par les stations de radio et de télévision du monde entier. Le rock est en anglais, qu’il soit chanté par des Français, des Japonais ou des Russes et peu importe si l’on ne comprend pas le sens des paroles. Il contribue à la mode de tout ce qui est américain. Tout ceci a des conséquences géopolitiques et participe des rivalités de pouvoirs et d’influences au plan mondial et dans le cadre de tous les pays. Le paradoxe - et il est tout autant géopolitique - c’est que le rôle et l’influence des États-Unis n’ont jamais été aussi grands et que jamais l’anti-américanisme ne s’est autant exprimé dans l’opinion de tous les pays. Les attentats du 11 septembre, s’ils ont scandalisé les milieux intellectuels européens, ont en revanche suscité une certaine satisfaction (« bien fait, pour eux ») dans les milieux populaires de nombreux pays, d’Asie et d’Amérique latine notamment et bien plus encore dans le monde musulman. La guerre d’Irak n’a évidemment pas fait diminuer cet anti-américanisme.


L’institut Français de Géopolitique offre des formations de master intenses, exigeantes et passionnantes !

Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

La première année est consacrée à la formation à et par la recherche, qui est au cœur du projet intellectuel et citoyen de l’École France de Géopolitique. Les étudiants et les étudiantes doivent écrire un mémoire de recherche d’une centaine de page appuyé sur une enquête de terrain d’un mois en autonomie. Un accompagnement fort leur est proposé pour favoriser leur réussite durant cette année si différente de leurs expériences précédentes.

En seconde année, quatre spécialisations professionnalisantes sont possibles : géopolitique locale et gouvernance territoriale, géopolitique du cyberespace, nouveaux territoires de la compétition stratégique, analyse des risques géopolitiques et environnementaux. Toutes ces spécialisations sont ouvertes à l’alternance, et la majorité des étudiants et des étudiantes a désormais un contrat d’apprentissage. Celles et ceux qui souhaitent faire une seconde année de recherche le peuvent, notamment en préparation d’un projet de doctorat.

Avec 85 places en première année, le master de l’IFG offre aussi une véritable vie collective de promo, animée notamment par une association étudiante dynamique. Les étudiantes et étudiants viennent de nombreuses formations et disciplines, notamment : géographie, d’histoire, de droit, de sociologie, de science-politique, Économie et gestion, langues (LLCE/LEA) ou de classes préparatoires.

Les candidatures en première année de master se font exclusivement via la plateforme nationale monmaster.gouv.fr du 26 février au 24 mars 2024. Toutes les informations utiles se trouvent sur le site www.geopolitique.net. En deuxième année, les candidatures doivent passer par le site de l’Université. L’IFG n’offre pas de formation au niveau licence.

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