En 2016, Hérodote fête ses quarante ans et son 160e numéro : qui l’eût cru en 1976, première année de sa parution ? Personne et peut-être même pas son fondateur Yves Lacoste, car les débuts furent difficiles en raison, entre autres, du milieu des géographes universitaires initialement très hostiles aux orientations de la revue. Nous nous en étonnions déjà lors du trentième anniversaire, et nous sommes toujours étonnés dix ans plus tard, de l’intérêt qu’un public large porte à la revue : 375 000 connexions Internet pour Hérodote sur le portail Cairn en 2015 ou la numérisation des 100 premiers numéros par la Bibliothèque nationale de France accessibles sur son site Gallica. La revue a aussi été retenue par le Centre national du livre et chaque année dix articles sont désormais traduits en anglais afin de diffuser à l’étranger la pensée française sur le portail Cairn.

Cette réussite — car c’en est une, comme le disait déjà Lacoste dans l’éditorial du trentième anniversaire — est due à plusieurs causes. Hérodote a été portée par la succession des très grands changements géopolitiques qui se sont produits dans le monde depuis quarante ans : la fin de la guerre du Vietnam, l’étonnante guerre entre des États communistes : le Cambodge, le Vietnam et la Chine, la première révolution islamiste en Iran, l’invasion de l’Afghanistan, la chute du mur de Berlin, la disparition de l’URSS et la première guerre du Golfe, les guerres civiles yougoslaves, le génocide au Rwanda et autres tragédies africaines… En outre, l’intérêt pour les questions de géopolitique est toujours plus grand, en particulier lorsqu’elles nous concernent et/ou nous menacent plus ou moins directement, comme les conflits dans le monde arabe, ceux du Moyen-Orient ou ceux du sud de la Méditerranée : arrivée massive de migrants (plus d’un million en Europe au cours de l’année 2015), attentats meurtriers. Dans un monde qui apparaît de plus en plus dangereux et complexe, donc plus difficile à comprendre, Hérodote se propose d’aider les citoyens à mieux appréhender des problèmes géopolitiques. C’est aussi cela qui explique son succès. Hérodote a su montrer, grâce au remarquable géographe qu’est Yves Lacoste, « l’efficacité de ce savoirpenser l’espace qu’est la géographie, lorsqu’il est associé à l’histoire et à l’idée du mouvement. Rappelons qu’Hérodote d’Halicarnasse, ami de Périclès, fut, il y a vingt-cinq siècles, le premier des grands historiens, mais aussi le premier géographe au sens moderne du terme : ses préoccupations furent somme toute très géopolitiques et ses Enquêtes, un siècle plus tard, serviront à Alexandre le Grand pour faire la conquête du Moyen-Orient » [Lacoste, 2005]. Hérodote est, pour Lacoste, un géographe qui observa le monde des Barbares pour renseigner Périclès sur l’état des forces de l’immense Empire perse et l’Égypte : il est en quelque sorte un agent de renseignement. C’est pourquoi Wiaz a détourné le célèbre buste d’Hérodote en lui donnant la posture de James Bond avec un revolver muni d’un silencieux en forme de globe terrestre qui illustre chaque sommaire.
La réussite d’Hérodote doit aussi beaucoup à son éditeur François Maspero qui, éditeur anticolonialiste curieux et avisé, avait accepté de publier, en 1966, l’ouvrage qu’Yves Lacoste venait lui proposer, Ibn Khaldoun, naissance de l’histoire, passé du tiers monde, dans sa célèbre collection « Textes à l’appui ». Dix ans plus tard, en février 1976, François Maspero publie le premier numéro d’Hérodote. La gestation de ce numéro fut longue. En effet, Lacoste était venu trois ans auparavant lui proposer d’éditer une revue de géographie, ce que Maspero avait aussitôt accepté car la mission de Lacoste au Vietnam à l’été 1972 lui avait permis de démontrer l’efficacité du raisonnement géographique pour dénoncer la stratégie machiavélique des Américains décidant de bombarder les digues du Nord Vietnam pour provoquer leur rupture sous la pression de la montée des eaux lors de la mousson et faire croire ainsi à une « catastrophe naturelle », situation qui aurait fragilisé le régime communiste ; heureusement, cette année-là, la mousson fut de faible ampleur. C’est à François Maspero que nous devons le format presque carré si caractéristique de la revue et la maquette de couverture. C’est lui aussi qui a composé la première de couverture très austère, bistre et noire : un paysage de rizière criblé de cratères de bombes avec en surcharge la silhouette d’un B52. Avec le choix de mettre en valeur le bombardement des digues du delta du fleuve Rouge, Maspero avait compris que « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre » avant même que Lacoste ne lui apporte ce texte au titre devenu fameux, publié en octobre 1976 dans la célèbre petite collection Maspero.

Son appui sans réserve, sa confiance, sa patience et aussi son désintérêt pour les questions financières ont été des atouts essentiels à la réussite des débuts d’Hérodote. Chacun sait qu’une revue pour un éditeur est longtemps une charge financière avant que celle-ci ne parvienne à l’équilibre, d’autant que les corrections et ajouts sur les premières épreuves, au temps où le traitement de texte était inconnu, étaient nombreuses. Être publiée par François Maspero a aussi mis Hérodote à l’abri d’attaques trop virulentes de certains collègues marxistes scandalisés par le fait que les facteurs économiques étaient loin d’y être l’alpha et l’oméga de toute explication. Quant à ceux de droite, c’était pire, puisque nous prônions non seulement une géographie critique mais aussi une analyse devant prendre en compte le politique.

Depuis, la situation a bien changé comme le montre l’article de Jean-Robert Pitte, actuel président de la Société de géographie (fondée en 1821, c’est la plus ancienne société de géographie au monde), qui retrace les relations d’Hérodote avec la corporation des géographes, et la reconnaissance publique des apports de la revue à la géographie en lui attribuant le grand prix de la Société de géographie en 2014. Autre preuve de cette réussite, la place qu’occupe désormais la géopolitique dans l’enseignement secondaire (cf. article de Laurent Carroué). C’est aussi sur la renommée d’Hérodote que j’ai pu obtenir en 2002 la création, à l’université Paris-VIII, de l’Institut français de géopolitique (IFG), que dirige actuellement Barbara Loyer et dont la notoriété croît régulièrement.

Hérodote est une revue qui s’est distinguée du modèle dominant en centrant chaque numéro sur un thème ou un conflit précis, surtout s’ils font polémiques, ou sur une partie du monde, sans varia, comme l’est ce numéro sur le monde arabe, ce que montre la diversité des titres. Les articles sont assez longs, ce qui permet une analyse approfondie d’événements dont la presse généralement a beaucoup parlé. Cette densité d’informations et d’analyses rend la lecture d’Hérodote toujours utile plusieurs années après la parution de ses divers numéros. Je l’ai encore mesuré en revenant sur les articles publiés sur le monde arabe depuis quarante ans [Giblin, 2016].
Ce qu’apportent les articles d’Hérodote, c’est le raisonnement géopolitique qui repose sur l’analyse des rivalités de pouvoirs sur des territoires, en confrontant les points de vue des différents protagonistes et en accordant une attention précise à l’idée qu’ils se font chacun de leur propre nation et de son territoire. En outre, la complexité grandissante des situations géopolitiques nécessite des analyses transdisciplinaires – c’est-à-dire qui associent dans un même raisonnement les approches de savoirs différents. Ainsi, nous allons chercher les explications aux situations géopolitiques dans les champs scientifiques où elles se trouvent, en faisant fi des frontières académiques. C’est pourquoi si, parmi les auteurs, les géographes restent les plus nombreux, Hérodote s’adresse plus régulièrement à d’autres spécialistes, politistes, historiens souvent spécialistes des relations internationales, sociologues, anthropologues, économistes politiques, juristes [1].

Ayant toujours cette même volonté de faire comprendre ce qui est complexe, nous bannissons les jargons scientifiques qui servent plus souvent à valoriser ceux qui les utilisent auprès de leurs pairs qu’à rendre intelligible au plus grand nombre de citoyens une situation compliquée.
Enfin, Hérodote accorde une place importante et une attention particulière à la cartographie. Ce fut dès les débuts de la revue une préoccupation constante : donner clairement à voir pour aider à comprendre les intersections d’ensembles spatiaux, les enchevêtrements de données historiques, démographiques, politiques, etc. Les logiciels de cartographie ont grandement facilité la réalisation des cartes, mais il n’en reste pas moins vrai qu’il faut surtout savoir ce que l’on veut cartographier et à quelle échelle pour compléter le raisonnement géopolitique. L’efficacité de cette cartographie géopolitiquement raisonnée est illustrée par la place qu’occupent désormais les cartes géopolitiques dans Le Monde qui contribuent par leur diffusion à familiariser un large public à une lecture géopolitique des informations.

L’équipe d’Hérodote, qui est aussi en grande partie celle de l’IFG, continue d’approfondir la réflexion géopolitique sur de nouveaux champs comme celui de la géopolitique locale sur lequel travaille Philippe Subra et son équipe de jeunes doctorants et chercheurs, et plus récemment celui de la cyberstratégie sur lequel travaille, sous la bienveillante autorité de Frédérick Douzet, une jeune équipe de chercheurs dans le cadre de la chaire Castex de cyberstratégie Fonds de dotation du Cercle des partenaires de l’IHEDN dans le domaine de la cybersécurité et de la politique de soutien à la recherche académique.

Avec ces chercheurs confirmés et ces jeunes chercheurs l’aventure continue…


Avant-propos publié dans ce numéro :

Hérodote vient de perdre une amie fidèle. Camille Lacoste-Dujardin nous a quitté le 28 janvier 2016. Ethnologue reconnue et particulièrement estimée et aimée tant en Kabylie qu’en France, épouse d’Yves Lacoste, elle a suivi Hérodote dès sa genèse, en gardant son regard critique d’ethnologue. Elle a, ainsi, été membre du groupe de discussion critique mis en place dès le premier numéro. Attentive à la responsabilité du chercheur vis-à-vis de ces enquêtés, elle a toujours veiller à leur retourner les résultats de son terrain. Ce souci d’éthique, que partage Hérodote, a donné lieu à un texte : « La relation d’enquête » publiée dans le numéro 8, L’enquête et le terrain (1978). Militante anticolonialiste comme son mari, Camille a écrit un article important sur « L’invention de l’ethnopolitique : Kabylie 1844 », où elle analyse la stratégie coloniale de la division entre Arabes et Berbères et dont, jusqu’à récemment, les hommes d’État algériens ont pris le contrepied au point de sacrifier pendant longtemps une spécificité culturelle au credo de l’unité nationale.

À plusieurs reprises, elle a su éclairer avec son approche ethnologique les difficultés de l’intégration de certains enfants de l’immigration maghrébine : Renier les parents pour s’intégrer ? Le dilemme des enfants de parents immigrés maghrébins en France (n° 50/51), le rôle positif que pouvait jouer la diaspora kabyle : Une intelligentsia kabyle en France : des artisans d’un « pont transméditerranéen » (n° 94), ou encore des situations géopolitiques kabyles : Démocratie kabyle. Les Kabyles : une chance pour la démocratie algérienne ? (n°65/66) ; Géographie culturelle et Géopolitique en Kabylie (n° 103), Grande Kabylie : du danger des traditions montagnardes (n°107), sans oublier l’un de ses principaux combats celui pour le droit des femmes en Kabylie comme en France : Les fichus islamistes : approche ethnologique d’une stratégie d’anti-intégration (n°56), Le hidjab en France : un emblème politique (n°77) Des femmes au Maghreb : regards d’une ethnologue sur cinquante ans d’études et de recherche (n°136), qui fut son dernier article publié dans Hérodote en 2010.

En septembre 2016, nous publions un numéro sur le « 9-3 », l’ethnologue Pierre-Robert Baduel spécialiste de la Tunisie qui fut son étudiant, reviendra sur ce parcours exemplaire que confirme les hommages teintés de respect affectueux que lui ont rendu de très nombreux Kabyles.


[1Au cours des cinq dernières années soit 20 numéros et 212 articles on compte trente articles écrits par les membres du comité de rédaction ou des chercheurs liés au Centre de recherche et d’analyse géopolitique (laboratoire de recherche de l’IFG), 182 par des auteurs appartenant à d’autres laboratoires de recherche et souvent à d’autres disciplines que la géographie, dont 37 sont des auteurs étrangers (américains, chinois, coréens, canadiens, russes, nigérians, congolais, etc.).


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