Parmi les puissances émergentes – les fameux BRICS [1] – la Chine occupe la première place et semble pleinement justifier le terme de puissance : puissance économique désormais au deuxième rang pour le PIB devant le Japon, puissance militaire avec une armée en pleine modernisation et un budget militaire qui la place au deuxième rang mondial, bien qu’encore loin derrière les États-Unis, puissance politique enfin puisque, dorénavant, la Chine peut prétendre influencer le devenir du monde. Son droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU, dont elle est membre permanent depuis 1971, lui donnait déjà un certain poids ; mais incontestablement, aujourd’hui, ce que veut ou pense la Chine préoccupe l’ensemble des États y compris les plus puissants d’entre eux, en particulier les États-Unis, et ceux qui sont dans son environnement proche c’est-à-dire les États de l’Asie centrale, méridionale et orientale.

À l’occasion du Festival international de géographie [2], qui a cette année pour thème la Chine, et où les professeurs de géographie viennent nombreux, il nous a semblé utile de consacrer un numéro d’Hérodote sur la Chine [3] avec une approche autre que le prisme de sa croissance économique – même si celle-ci a des conséquences géopolitiques indéniables. Ce numéro, conçu avec Sébastien Colin, traite donc de questions géopolitiques moins souvent abordées et, comme dans le cas des relations entre la Chine et l’Afrique, fournit des informations très récentes et précises.

La puissance de la Chine inquiète une grande partie du monde pour le rôle qu’elle joue ou jouera dans quelque temps sur la scène internationale. Mais on se préoccupe moins de ses problèmes géopolitiques internes, on y verrait même une raison de se rassurer, puisque ses difficultés pourraient conduire à freiner sa croissance. C’est pourquoi nous avons consacré trois articles à des questions de géopolitique interne méconnues.

 Géopolitique interne de la Chine  

On connaît bien le développement exceptionnel des régions de Shanghai et de Canton et, plus largement, de toutes les régions littorales de l’Est chinois. On commence également à s’intéresser à celui de quelques régions centrales ; et enfin, à l’ouest, on connaît les problèmes géopolitiques du Tibet et un peu moins ceux des Ouïgours du Xinjiang.

La fulgurante croissance économique chinoise a aussi fort logiquement attiré l’attention sur les villes et principaux centres industriels du pays. Moins connue est en revanche la situation des campagnes. C’est la raison pour laquelle Sébastien Colin présente ici ce qui constitue, sans aucun doute, le principal défi interne actuel et à venir de la Chine. Le développement des zones rurales, où vivent encore près de 600 millions de Chinois, constitue en effet une tâche gigantesque pour le Parti communiste, comme l’a par ailleurs rappelé récemment Xi Jinping. Sébastien Colin démontre ainsi qu’en dépit de premiers résultats non négligeables de la politique rurale menée au cours des années 2000, de nombreux problèmes persistent, tels que les inégalités, la réforme du permis de résidence et, surtout, la protection des paysans contre la réquisition abusive des terres rurales par les autorités locales. Cela nous a aussi semblé utile, par l’évocation de ce défi rural, de dépasser les divisions régionales classiques des « trois Chine » : l’Est densément peuplé et développé, le Centre plus contrasté avec des zones de population denses et en cours de développement et d’autres encore sous-développées, et enfin l’Ouest, faiblement peuplé et accusant un retard de développement par rapport aux autres régions.

Parmi les difficultés internes de la Chine, celles qui nous sont les mieux connues sont celles liées à l’immense défi écologique auquel elle doit faire face. Sur le plan du réchauffement climatique, la Chine a la même position que les États-Unis en ce qui concerne les recommandations de Kyoto : pas question de se lier d’une façon ou d’une autre par un engagement susceptible de la contraindre à des décisions que les Chinois jugeraient contraires à leurs intérêts (voir l’article de Jean-Paul Maréchal). On sait l’extrême gravité de certaines pollutions atmosphériques, fluviales, littorales et leurs conséquences parfois dramatiques sur la santé des populations qui en sont victimes (le chauffage au charbon réduirait l’espérance de vie des populations des régions du Nord de cinq ans et demi par rapport à celles des régions du Sud où le climat, plus chaud, permet d’être sans chauffage [4]). Ces défis écologiques apparaissent aussi comme des freins possibles au développement débridé du capitalisme chinois, leurs conséquences sociales et politiques pouvant, à terme, se révéler périlleuses pour les pouvoirs locaux comme pour le pouvoir central. Rappelons qu’en URSS les mouvements écologiques ont été annonciateurs d’une société civile décidée à ne plus tout supporter sans broncher et en premier lieu la destruction de leur environnement. Les responsables politiques et économiques chinois savent qu’il leur faut répondre aux justes inquiétudes des populations concernées par ces graves accidents écologiques. Et ce d’autant plus que ceux-ci sont connus d’un grand nombre de Chinois, même éloignés des lieux où ils se sont produits, grâce aux réseaux sociaux pourtant contrôlés par les autorités. C’est pourquoi des décisions législatives sont prises pour imposer aux entreprises des normes écologiques pour éviter le pire. Benoît Vermander, après un état des lieux précis et inquiétant de la question écologique, démontre que non seulement les pouvoirs publics mais aussi l’opinion publique mettent clairement en relation développement durable et responsabilité sociale des entreprises. Ainsi, depuis 2005, les dispositions concernant la responsabilité sociale des entreprises se succèdent, établissant un cadre juridique beaucoup plus contraignant qu’on ne l’imagine, même s’il n’est pas toujours respecté – loin s’en faut. Néanmoins, il est le signe d’une montée en puissance de la société civile et donc de ses moyens de pression sur les pouvoirs locaux. Désormais, les entreprises comme le gouvernement central ne peuvent ignorer ses revendications légitimes. Une preuve de cette montée en puissance de la société civile est, dans dix-neuf provinces, la possibilité pour les ONG d’être enregistrées directement, sans en référer à d’autres organismes de réglementation. En outre, Benoît Vermander montre qu’il ne faut pas douter de la préoccupation qu’ont les entrepreneurs chinois de leur responsabilité sociale car celle-ci repose sur le caractère historique de la sagesse entrepreneuriale chinoise, souvent méconnue. Comme le dit Benoît Vermander, « l’apport de la pensée traditionnelle chinoise à la RSE (responsabilité sociale des entreprises) est affaire d’interprétation. La référence à cette pensée colore certes l’approche du concept, elle n’en interdit pas le développement, et elle peut, en nombre de cas, l’inspirer. L’enjeu aujourd’hui est d’interpréter des valeurs partagées par différentes écoles chinoises comme des outils à même d’enrichir les modèles de développement et de responsabilité sociale ».

 L’étranger proche 

Ce sous-titre, à propos de Taïwan, serait considéré comme une provocation par les Chinois tant cette île est chinoise et appartient bel et bien au territoire historique de la Chine. La situation géopolitique actuelle ne saurait remettre en cause cette évidence et le temps finira par permettre la réintégration pleine et entière de l’île dans la République populaire de Chine – si elle s’appelle encore ainsi à ce moment-là. Néanmoins, comme le montre l’article de Tanguy Lepesant, il ne faut pas aller trop vite en besogne et les multiples accords signés, comme la croissance rapide des échanges, ne doivent pas donner à penser que la réunification pacifique est proche. La population taïwanaise n’est pas prête à abandonner son identité nationale même dans un processus d’unification pacifique. La Chine unique n’est donc pas pour demain.

Autre étranger proche : les États de l’Asie centrale. Marlène Laruelle et Sébastien Peyrouse montrent l’habileté avec laquelle les Chinois sont devenus les partenaires majeurs, voire les premiers, de ces États. Ils ont su établir des relations bilatérales avec chacun d’eux, ce qui est d’ailleurs une constante de la politique étrangère chinoise qui rejette systématiquement toute organisation régionale qui entraînerait la Chine dans des alliances et autres coopérations qu’elle ne pourrait pas totalement maîtriser. Les Chinois ont su offrir à chacun des cinq États – Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan (qui ont tous trois une frontière commune avec la Chine), Turkménistan, Ouzbékistan – des politiques économiques adaptées à leurs besoins, évinçant ainsi tous les autres États (Russie sauf au Kazakhstan, Inde, Corée, Japon) ou autre organisation politique régionale telle que l’Union européenne (UE). La Chine s’est présentée comme étant un partenaire qui respecte leur souveraineté et ne cherche en aucune façon à s’immiscer dans leurs affaires internes. Elle se distingue en cela de la Russie suspectée de vouloir reprendre le contrôle des territoires de son étranger proche ou, du moins, d’y exercer une forte influence. Quant à l’UE, sa défense des droits de l’homme la rend malvenue dans ces États où la démocratie est encore un projet plus qu’une réalité.

Les relations avec le Japon et l’Inde, deux États ô combien plus puissants à tout point de vue que les États d’Asie centrale, sont beaucoup plus difficiles à gérer dans l’étranger proche chinois. Les enjeux de puissance y sont d’une autre ampleur, comme le montrent les articles de Philippe Pelletier sur les relations sino-japonaises et d’Isabelle Saint-Mézard sur les relations sino-indiennes. La forte croissance des échanges commerciaux avec l’un et l’autre ne suffit pas à éloigner tous les risques de tensions territoriales sur les frontières terrestres ou maritimes litigieuses, ni à atténuer une très ancienne rivalité réactivée à la moindre occasion. Ainsi, les relations restent tendues et la sensibilité au respect strict de la souveraineté territoriale de chacun, très exacerbée comme le montrent les tensions récentes sur les îles Senkaku (en japonais) ou Diaoyutai (en chinois) en mer de Chine orientale, disputées par la Chine, Taïwan et le Japon, et l’incident frontalier qui eut lieu au printemps 2013 entre la Chine et l’Inde, l’armée chinoise ayant franchi la LaC (Line of actual control) à l’extrême nord du Ladakh, dans l’État indien du Jammu et Cachemire. Dans l’un et l’autre cas, montrer sa force militaire à l’adversaire est aussi un moyen d’en retirer quelque bénéfice interne en flattant l’orgueil national, même si dans le cas de la Chine s’y ajoute la représentation toujours vivace de la menace de l’encerclement, syndrome géopolitique que l’on retrouve à propos d’autres États.

 La politique étrangère de la Chine au-delà de son étranger proche 

Qui n’a entendu parler des nombreux succès économiques de la Chine en Afrique ? En vingt ans, cet État est devenu parmi les premiers investisseurs et contributeurs d’aides aux différents États africains. Pays autrefois sous-développé, il estime qu’à ce titre il ne peut être taxé de puissance néocoloniale et veut se montrer exemplaire dans ses partenariats avec les États africains, généreux dans ses aides ou prêts, cherchant même à donner à croire qu’il serait désintéressé, ce dont tout un chacun doute, y compris les États bénéficiaires de cette politique. Chacun sait que, derrière cette politique orientée Sud-Sud, il y a aussi la volonté de renforcer son influence diplomatique dans le continent africain et assurer ainsi son statut de puissance vis-à-vis des États-Unis, des États européens ou du Japon, présents en Afrique bien avant la Chine (voir article de Jean-Pierre Cabestan). L’Afrique comme tremplin de l’accélération de la puissance chinoise ? Sans doute, mais cela ne la met pas pour autant à l’abri, à terme, d’une hostilité envers cette bienveillance intéressée – dont les effets négatifs sont parfois déjà perceptibles, comme le coût de contrats qui se révèlent avec le temps moins généreux qu’attendu.

Dans le numéro précédent consacré à l’Amérique d’Obama 2, Justin Vaisse explique les raisons de l’orientation vers l’Asie de la politique étrangère américaine. Cette fois, c’est Mathieu Duchâtel qui expose la nouvelle politique étrangère chinoise sous Xi Jinping. Si la Chine est au premier rang des préoccupations de politique étrangère de Barack Obama, l’inverse est vrai pour le nouveau leader du gouvernement chinois, avec un objectif stratégique clair : la quête d’une parité stratégique sino-américaine en Asie orientale, réponse au pivot oriental d’Obama.

La stratégie de Deng Xiaoping était résumée par la formule « cacher ses talents et attendre son heure » (taoguang yanghui), ce qui signifiait « accumuler de la puissance matérielle, consolider ses positions et ses relations avec de nouveaux partenaires, éviter les conflits ouverts dans la région, gérer les différends en empêchant qu’ils ne nuisent à d’autres aspects des relations extérieures du pays ». Xi Jinping a, quant à lui, choisi d’être plus offensif en particulier envers les ÉtatsUnis vis-à-vis desquels il cherche à s’imposer à armes égales.

Si les États-Unis s’inquiètent de l’hégémonie à venir de la Chine en Asie orientale, ce qui justifie la politique du « pivot », c’est-à-dire le redéploiement de ses forces vers le Pacifique au détriment du Moyen-Orient, la Chine juge cette nouvelle orientation de la politique étrangère américaine responsable des tensions dans cette région et la perçoit comme une source potentielle de fragilisation de sa stabilité. Comme le dit Mathieu Duchâtel, « cette divergence fondamentale d’interprétation des dynamiques régionales est à la base d’un grave problème de méfiance stratégique mutuelle entre la Chine et les États-Unis, qui accentue leur dilemme de sécurité [5]. Il reste que les turbulences sécuritaires en Asie orientale résultent de l’ajustement de l’ordre régional à la montée en puissance de la Chine. Elles posent un risque important d’incident, qui pourrait provoquer dans le pire des cas une crise militaire ». Les projecteurs médiatiques, longtemps centrés sur le conflit israélo-palestinien, pourraient, dans un avenir plus ou moins proche, se tourner vers les mers de Chine.


[1BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud.

[2La plus importante manifestation annuelle française consacrée à la géographie. L’année 2013 est consacrée à la Chine (quatre jours de conférences et débats).

[3Le dernier numéro exclusivement sur la Chine date de 2007, n°125, « La Chine, nouveaux enjeux géopolitiques ».

[4Harold Thibault, « Dans le nord de la Chine, le charbon gratuit a coûté cinq ans et demi d’espérance de vie », Le Monde, 11 juillet 2013.

[5Kenneth Lieberthal et Jisi Wang, « Addressing US-China strategic distrust », Brookings Institution, John L. Thornton China Center Monograph Series, n° 4, mars 2012.


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