Aviation et géopolitique : les projections de puissance

par Yves Lacoste

La géopolitique est l’analyse des rivalités de pouvoirs sur des territoires et, dans la plupart des cas, celles-ci se développent entre des pouvoirs voisins les uns des autres. Or, des conflits de grande envergure se sont déroulés entre des forces jusqu’alors séparées par de très vastes étendues marines : ce fut notamment le cas, il y a quarante ans, de la guerre du Vietnam dans laquelle les États-Unis s’engagèrent de l’autre côté du Pacifique et c’est le cas aujourd’hui de l’Afghanistan et de l’Irak où les forces américaines font les guerres que l’on sait. La projection à des milliers de kilomètres de la puissance militaire des États-Unis se traduit sur le terrain par de violentes rivalités de pouvoirs.

Abstract : Aviation and geopolitic : projections of military power

Geopolitic is the analysis of power rivalries on territories and in most cases, these rivalries occur among powers neighbouring one another. But important conflicts emerged between forces separated by vast stretches of water. For instance , forty years ago, the United States got involved in the Vietnam War from the other end of the Pacific. Ttoday, American forces lead the wars in Afghanistan and Iraq. The projection of the American military power, thousands of kilometers away, results in violent power rivalries on the spot.

Article complet

On sait que nous considérons comme géopolitique toute rivalité de pouvoirs sur des territoires. Cette définition procède de l’analyse des si nombreuses rivalités entre des pouvoirs qui sont territorialement voisins les uns des autres, de part et d’autre d’une frontière, d’un front, ou même de lignes de discontinuité à l’intérieur d’un même État. Or, dans les dernières décennies et plus encore tout récemment, des conflits de grande envergure se sont déroulés entre des forces qui étaient jusqu’alors séparées par de très vastes étendues, principalement par des océans : ce fut notamment le cas, il y a quarante ans, de la guerre du Viêt-Nam dans laquelle les États-Unis s’engagèrent de l’autre côté du Pacifique et c’est le cas aujourd’hui de l’Afghanistan et de l’Irak où les forces américaines font les guerres que l’on sait. Ces opérations menées si loin de l’Amérique, se traduisent sur le terrain par de violentes rivalités de pouvoirs sur des territoires, mais elles résultent de la projection à des milliers de kilomètres de la puissance militaire des États-Unis.

Ces projections de puissance sont menées pour une grande part avec de très puissants moyens aériens qui survolent de grandes étendues marines et à la rigueur les territoires de quelques États qui ont plus ou moins donné leur accord. Les rotations de nombreux avions gros porteurs, souvent ravitaillés en vol pour ce qui est du carburant, permettent en quelques jours le transport rapide sur des milliers de kilomètres d’effectifs militaires qui peuvent se compter en dizaines de milliers d’hommes. Même si le gros des troupes et des matériels nécessaires à de grandes opérations est acheminé par voie maritime, les avions jouent un rôle essentiel pour faire venir rapidement des renforts (en mai 2004 des troupes américaines basées en Corée du Sud auraient été déjà rapidement transportées en Irak pour faire face à l’insuffisance des effectifs jusqu’alors engagés par le Pentagone), mais aussi pour rapatrier des blessés et pour faire fonctionner la noria des généraux et des hommes politiques suivis de journalistes qui viennent en inspection durant quelques heures sur le « théâtre des opérations ».

Ce sont les avions de transport gros porteurs qui sont les outils majeurs de la projection à très grande distance des forces de la superpuissance. Certes pour briser les moyens de l’adversaire sur son terrain, celle-ci dispose des missiles, des bombardiers à long rayon d’action, des chasseurs-bombardiers qui décollent des porte-avions, mais ce sont les avions de transport gros porteurs qui de nos jours permettent d’envisager de lancer des opérations à très grandes distances, à des milliers de kilomètres, avec des temps de transport de seulement quelques heures. Aussi ce genre d’opérations à longue distance est considéré par les états-majors puis par l’opinion, comme ne devant avoir qu’une durée relativement courte, quelques mois, et ne nécessiter que des effectifs pas très considérables. Mais la guerre du Viêt-Nam a démenti de telles prévisions et celle d’Irak semble devoir durer bien plus longtemps que prévu. En effet dans chacun de ces deux cas, l’adversaire qui semblait n’avoir guère les moyens de résister aux forces aériennes de la superpuissance, s’est avéré sur le terrain beaucoup plus coriace qu’elle l’avait prévu.

Certes, durant la Seconde Guerre mondiale, c’est déjà de l’autre côté de deux océans, l’Atlantique et le Pacifique, que sont allés combattre les soldats américains. Mais ces opérations à longue distance furent, si l’on peut dire, d’une tout autre nature de ce que sera vingt ans plus tard la guerre du Viêt-Nam et aujourd’hui la guerre d’Irak. D’abord parce que ce ne sont pas les États-Unis qui délibérément sont entrés en guerre puisqu’ils furent subitement attaqués par le Japon à Pearl Harbour et qu’Hitler leur déclara la guerre quelques jours plus tard. Jusque-là, l’opinion américaine était très « isolationniste » et, en dépit de leur puissance économique, les États-Unis n’étaient pas encore une puissance militaire. Certes l’US Navy était au quatrième ou cinquième rang mondial (son originalité était les porte-avions) mais l’armée de terre n’avait en 1939 qu’un effectif presque dérisoire pour un grand État : 160 000 hommes. Ses chefs n’imaginaient pas qu’ils puissent de nouveau devoir aller combattre à l’extérieur (la participation des États-Unis à la Première Guerre mondiale de 1917 à 1918 avait laissé le souvenir de sacrifices inutiles) et les nombreux sous-marins allemands paraissaient tenir l’Atlantique. Les effectifs de l’armée de terre des États-Unis atteindront huit millions d’hommes en 1945, mais même avec ce formidable accroissement et la participation des Anglais et plus encore des Soviétiques, les jeux n’étaient pas faits, ni contre l’Allemagne qui fourbissait des armes nouvelles, ni contre le Japon. On ne peut réduire le rôle des États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale à une simple projection de leur puissance, comme on dirait aujourd’hui. Il s’est agi d’une vraie guerre, avec de durs combats en Europe et dans les îles du Pacifique, avec de grandes pertes humaines et, pour les chefs, la conscience du risque de subir de graves revers, sinon même une défaite qui pouvait peser pour longtemps sur le destin de la nation. Enfin et surtout, les États-Unis étaient alors alliés à de nombreuses nations qui luttaient contre des États envahisseurs.

C’est tout cela qui fait la différence avec ce que l’on appelle aujourd’hui les projections de puissance, c’est-à-dire les opérations à effectifs limités que la superpuissance a lancées en 1964 et en 2003 au-delà des océans, au Viêt-Nam et en Irak, en pensant que ses forces aériennes, pour l’essentiel, suffiraient à détruire une armée lointaine, médiocrement équipée et sans aviation. Dans le cas du Viêt-Nam (et en fait seulement de sa partie nord, communiste) comme de l’Irak, il s’agissait sur la carte de « petit pays » qui n’avaient aucun conflit territorial avec l’Amérique et dont les chefs n’avaient évidemment jamais eu l’idée d’aller lui déclarer la guerre, à 15 000 kilomètres de chez eux. Ces projections de puissance des États-Unis sont souvent comparées, dans nombre de discours anti-impérialistes, aux anciennes entreprises coloniales européennes.

Ne pas confondre colonialisme et néo-impérialisme

Autrefois, à l’époque des conquêtes coloniales, il y eut un grand nombre de lointaines opérations outre-mer et il n’était alors évidemment pas question d’avion. Il fallait des mois pour acheminer sur mer des effectifs qui étaient en vérité très peu importants, quelques centaines d’hommes dans la plupart des cas. En effet ils n’avaient, le plus souvent, à affronter que des populations très divisées, fort mal armées et qui surtout n’avaient guère idée du genre d’adversaire nouveau qui débarquait, de ses mobiles et de ses façons de faire, des alliances qu’il allait passer avec des notables autochtones. Mais tout cela appartient au passé : dans les pays qui ont été colonisés, dont les structures économiques et sociales ont été plus ou moins « modernisées » de façon brutale par la colonisation, les slogans anti-impérialistes sont le principal changement depuis les indépendances, tandis que se sont établis des régimes plus ou moins totalitaires, en guise de formes modernes de vie politique. Si le colonialisme avait pour but la conquête et la possession de territoires outre-mer, ce n’était pas seulement pour y exploiter par la force des populations, il aussi s’agissait de colonialismes rivaux les uns des autres qui se disputaient des zones d’influence.

De nos jours, grosso modo, depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, au colonialisme des puissances européennes a succédé ce que l’on peut appeler le néo-impérialisme, celui des États-Unis et des grandes firmes américaines auxquelles sont associées les autres multinationales. Outre sa puissance, la nouveauté du néocolonialisme est qu’il ne vise pas, quoiqu’on en dise, à l’exercice d’une souveraineté politique officielle sur le territoire des différents États qu’il contrôle. Sa suprématie technique et scientifique est devenue telle qu’il lui suffit d’exercer implicitement une influence dominante dans les domaines financier, politique et culturel. La prise en compte de cette donnée géopolitique d’importance fait qu’il faut davantage s’interroger qu’on le fait habituellement sur la logique des projections de puissance, c’est-à-dire les raisons pour lesquelles les États-Unis projettent, grâce à leur aviation, à des milliers de kilomètres de leurs côtes, une partie de leurs forces armées sur des États de relativement petite taille qui ne disposent pas d’importants moyens militaires, et qui n’ont pas ou qui n’ont plus de moyens aériens.

À cause de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis sont vraiment devenus une superpuissance tant sur le plan économique que militaire et leurs progrès techniques et scientifiques en matière d’armement, et notamment d’aviation, ont continué de se développer en raison de la rivalité avec l’Union soviétique. Celle-ci était devenue l’autre superpuissance, surtout pour ce qui est des moyens militaires. Cepedendant, son impérialisme s’exerça, non par projections de puissance outre-mer (la révolution cubaine ne fut pas une création soviétique), mais surtout par des conquêtes et avancées terrestres dans l’ensemble continental eurasiatique. Mais après trente ans de « guerre froide » son système économique étatisé s’avéra incapable de faire face plus longtemps aux dépenses de plus en plus coûteuses de cette incessante course aux armements. Des tentatives maladroites de réforme, comme la dissolution du parti communiste, provoquèrent l’effondrement de l’URSS, la faillite de l’État socialiste et l’instauration avec ses dépouilles d’un capitalisme de mafias détournant surtout les profits fournis par les exportations de pétrole. La Chine communiste s’étant elle aussi ralliée à l’économie de marché, le capitalisme fonctionne de nouveau sur l’ensemble du globe et - ce qui est nouveau - avec une quasi-instantanéité des transferts de capitaux entre places boursières du monde entier, en fonction des occasions ou perspectives de profit.

Le néo-impérialisme de la superpuissance américaine concourt évidemment à ce processus de mondialisation, au renforcement du libéralisme économique contre les pouvoirs étatiques, mais aussi, non sans contradictions, à la diffusion des idées libérales. Celles-ci, notamment la liberté d’expression et la défense des droits de l’homme, ont été le grand argument du « monde libre » contre le communisme totalitaire. Durant la « guerre froide », les deux superpuissances ont, fort heureusement, toujours évité de s’affronter directement et dans une soudaine situation d’urgence, elles trouvèrent une solution à l’amiable lorsqu’en 1962 des fusées soviétiques commencèrent à être installées, au large des côtes américaines, à Cuba qui venait soudainement de passer au « communisme », du fait de la rupture d’alliance entre Fidel Castro et certains milieux américains.

Depuis cette célèbre crise, les États-Unis, en échange du retrait des fusées soviétiques, ont jusqu’à présent « oublié » les très grands intérêts économiques qu’ils avaient à Cuba, et ils ont respecté leur engagement secret de ne pas attaquer militairement Fidel Castro. Dans les autres pays d’Amérique latine durant des décennies, ils ont soutenu, financièrement et par l’envoi discret de spécialistes de l’antiguérilla, des régimes réactionnaires confrontés à des maquis communistes. En revanche, après 1963, c’est au Viêt-Nam, où les intérêts américains n’étaient pas importants, que les États-Unis ont brusquement et spectaculairement projeté leur puissance militaire ; non sur un enjeu majeur comme ils l’ont fait croire, mais dans un lointain conflit « régional » qui en vérité était jusqu’alors relativement secondaire. Ce deviendra un grand conflit par la suite.

Les débuts de la guerre du Viêt-Nam il y a quarante ans et aujourd’hui celle d’Irak, qu’il ne faut pas confondre avec la « guerre du Golfe » (1991)

Au Viêt-Nam en 1963 il ne s’agissait alors en rien d’une guerre ouverte entre les deux États qui se partageaient le pays, mais de troubles persistants contre le régime du Sud qui en accusait les communistes du Nord. Cependant, la Maison-Blanche déclara subitement devoir prendre la « défense du monde libre ». Ce qui allait devenir la guerre du Viêt-Nam aurait dû initialement se limiter à une série de raids aériens sur le Nord-Viêt-Nam, mais le conflit ayant pris une ampleur croissante, l’armée américaine dut ensuite s’engager sur le terrain de plus en plus massivement, jusqu’à ce qu’en 1971 son repli soit exigé par l’opinion américaine, celle-ci ayant progressivement pris conscience de la faiblesse des enjeux en regard du nombre des pertes. Cette projection de la puissance américaine et ensuite son repli aboutirent en 1975 à une spectaculaire victoire communiste de retentissement mondial, sans que les États-Unis tentent de s’y opposer, bien que les accords de Paris de 1973 avec le Nord-Viêt-Nam leur en donnaient théoriquement le droit.

Il est utile de faire une comparaison avec la nouvelle projection de puissance en Irak et ce qui se passe dans ce pays, pour mieux comprendre les causes et les conséquences possibles de ce genre d’opérations géopolitiques. Le contexte de l’une et de l’autre est évidemment très différent : la guerre du Viêt-Nam s’est déroulée durant la guerre froide ; l’actuelle guerre d’Irak, débute douze ans après la disparition de l’Union soviétique. Depuis ce changement majeur de la situation géopolitique mondiale, la superpuissance américaine, en dépit de l’existence de l’ONU, s’est en quelque sorte instituée juge de paix et gendarme du monde. Elle use de sanctions économiques et de pressions diplomatiques contre des États totalitaires que l’opinion internationale, grâce aux médias, juge subitement scandaleux en raison des atteintes qui y sont perpétrées contre les droits de l’homme ou contre le droit international.

En 1991, quelques mois avant que l’URSS défaillante ne disparaisse, s’est produit ce que l’on a alors appelé la « guerre du Golfe », mais ce que l’on pourrait dénommer aujourd’hui la « première guerre d’Irak », puisqu’elle s’est déroulée entre l’armée irakienne qui avait envahi le Koweït l’année précédente et une coalition formée en principe à la demande de l’ONU, mais qui était sous commandement américain et principalement formée de troupes américaines. Certes, elles sont venues de leurs garnisons en Europe occidentale et surtout des États-Unis, et les premiers contingents furent transportés au plus vite, par avion vers le nord de l’Arabie saoudite. Peut-on pour autant considérer aussi cette guerre du Golfe comme un cas de projection de puissance, qui aurait anticipé sur ce que sera l’actuelle guerre d’Irak ?

La différence est que cette dernière a été engagée en mai 2003 pour des raisons qui font encore l’objet de polémiques (la question des armes de destruction massive), sans l’accord de l’ONU et sans l’accord des États voisins de l’Irak (à l’exception de Koweït toujours en litige avec l’Irak) et notamment sans l’accord de l’Arabie saoudite, alors qu’en août 1990 après l’invasion du Koweït ce sont les gouvernements du Koweït et d’Arabie saoudite qui ont demandé au gouvernement américain d’envoyer d’urgence des troupes pour barrer la route à une nouvelle offensive irakienne. Ce sont aussi le Koweït et l’Arabie saoudite qui ont porté plainte à l’ONU sur un point essentiel de sa charte fondatrice, à savoir l’annexion de la totalité du territoire d’un État indépendant par un État voisin. Saddam Hussein (comme d’ailleurs nombre de ses prédécesseurs) considérait le Koweït comme un « pseudo-pays » créé par le colonialisme britannique pour réduire au minimum le débouché de l’Irak sur la mer (le dit Irak étant lui-même une création britannique).

Si elle avait été tolérée par la communauté internationale, l’annexion du Koweït proclamé illico xième province irakienne pouvait constituer un très grave précédent géopolitique et c’est une des raisons pour laquelle, à l’appel du Conseil de sécurité, de nombreux États et notamment plusieurs pays arabes ont envoyé des contingents pour participer à l’expulsion hors du Koweït de l’armée irakienne. Saddam Hussein, sommé durant plusieurs semaines d’évacuer ce territoire, a refusé d’obtempérer, en espérant sans doute qu’au Conseil de sécurité, l’URSS qui avait été plus ou moins alliée de l’Irak, mettrait in extremis son veto à l’offensive des forces onuso-américaines. Mais en février 1991, c’est-à-dire dix mois avant la disparition de l’URSS, les dirigeants soviétiques étaient confrontés à des problèmes internes d’une telle gravité qu’ils laisseront faire les Américains. Ceux-ci stopperont leur offensive terrestre à la frontière nord du Koweït et l’ONU infligera à l’Irak de lourdes sanctions financières et une surveillance aérienne permanente pour l’empêcher de reconstituer son arsenal d’armes de destruction massive à longue portée. Douze ans plus tard, l’hypothèse que ces armes n’auraient pas encore été complètement détruites (ou qu’elles auraient été remplacées) a été pour les dirigeants américains le prétexte de projeter leurs forces sur l’Irak.

Ainsi l’acte spectaculaire de Saddam Hussein qu’a été en 1990 la soudaine invasion du Koweït, l’appel à l’aide des gouvernements koweïtien et saoudien, les résolutions de l’ONU condamnant le coup de force irakien et la participation à la coalition des contingents envoyés par un grand nombre d’États (notamment des États arabes), l’arrêt du conflit une fois les Irakiens chassés du territoire qu’ils avaient envahi sont autant de raisons de ne pas confondre cette participation des États-Unis à la guerre du Golfe avec ce que fut leur intervention au Viêt-Nam en 1964 et avec leur invasion de l’Irak en 2003. Il importe aussi de constater que dans ces deux cas, Viêt-Nam 1964 et Irak 2003, un président américain a pris la décision de projeter la puissance militaire à des milliers de kilomètres, non seulement sans l’accord de l’ONU, mais surtout sans qu’un changement géopolitique impliquant une menace nouvelle se soit manifesté dans le pays visé.

Une des caractéristiques majeures de ce que l’on peut appeler projection de puissance est l’envoi par des moyens rapides (et tout d’abord aériens) d’un corps expéditionnaire de plusieurs dizaines de milliers d’hommes à des milliers de kilomètres des États-Unis. C’est certes une caractéristique dont il faut souligner l’importance géostratégique car elle traduit la puissance de l’État et de ses moyens logistiques. Mais il faut aussi prendre en compte le contexte géopolitique : alors que la participation américaine aux deux guerres mondiales s’est faite après l’attaque japonaise et dans des conflits qui faisaient rage depuis plus de deux ans, alors que l’intervention des États-Unis dans la guerre du Golfe se fait après la spectaculaire invasion du Koweït, en revanche les dirigeants américains ont causé la surprise en 1964 en envoyant des forces au Viêt-Nam dont alors on ne parlait guère et ce sont eux qui en 2003 ont décidé, malgré les mises en garde, d’aller faire la guerre en Irak où pourtant la situation stagnait sous leur contrôle depuis plus de dix ans. C’est donc essentiellement dans les préoccupations des dirigeants américains qu’il faut chercher les raisons de ces projections de puissance à des milliers de kilomètres, dans des situations qui apparemment n’exigeaient pas d’interventions aussi urgentes.

Des projections de puissance par ricochet ou par contrecoup

Il faut s’interroger sur les raisons de ces opérations à très longue distance dont - à la différence de l’époque coloniale - la conquête d’un territoire pour y exercer durablement une souveraineté, n’est pas l’enjeu. Chacune d’elles - répétons-le - est intervenue soit, comme au Viêt-Nam soudainement, dans un conflit qui depuis des années était de faible intensité, soit, comme en Irak, dans une situation héritée de la guerre du Golfe douze ans auparavant et qui se résumait à un contentieux avec l’ONU à propos de la surveillance de l’arsenal irakien. J’estime que ces projections de puissance dont les risques ont été minimisés au départ, sont ce que j’appelle soit un conflit par ricochet soit un conflit par contrecoup. Bien que cela ne fût évidemment pas dit, l’engagement américain à partir de 1964 au Viêt-Nam fut dans une grande mesure le contrecoup de la « crise des fusées » à Cuba en 1962. En effet, il fallait démontrer aux yeux de l’opinion internationale que les États-Unis n’étaient pas un « tigre de papier » comme le disait la presse chinoise et qu’ils ne laisseraient plus jamais le communisme remporter quelque part une victoire stratégique, comme il venait de le faire avec la révolution cubaine (laquelle avait facilement triomphé de l’impérialisme américain pourtant si proche). L’Union soviétique, en l’échange du retrait des fusées qu’elle avait fait venir par voie maritime à Cuba pour prendre à revers les États-Unis, a obtenu de ceux-ci l’engagement secret de ne pas intervenir militairement contre Fidel Castro qui venait pourtant de porter atteinte à des intérêts américains considérables. Par contrecoup, les États-Unis projetèrent spectaculairement leur puissance, à plus de 20 000 km de leurs cotes, de l’autre côté du Pacifique au Viêt-Nam où leurs intérêts économiques étaient inexistants, pour soutenir un régime anticommuniste du Sud contre des infiltrations communistes venues du Nord. Il s’agissait donc alors d’un conflit relativement mineur mais qui se transforma progressivement en conflit majeur du fait de l’intervention croissante des États-Unis. Celle-ci au début était surtout aérienne, mais du fait des fournitures d’armes soviétiques et de la pugnacité des Viêt-Namiens communistes, elle se transforma peu à peu en une grande guerre, nécessitant l’engagement sur le terrain de quelque 500 000 hommes dans des conditions de plus en plus difficiles. Ceci entraîna un tel mécontentement dans l’opinion américaine, qu’il fallut les retirer et qu’il ne fut pas question deux ans plus tard (1975) de s’opposer à la grande offensive communiste que Washington avait auparavant dénoncée comme le risque majeur.

L’offensive lancée en Afghanistan par les États-Unis à partir d’octobre 2001 à 15 000 km de leurs côtes avec surtout des moyens aériens (les B.52 ravitaillés en vol depuis la base de Diego Garcia dans l’Océan indien) est d’évidence une première riposte aux attaques du 11 septembre par les réseaux d’Al Qaïda qui s’en sont fait gloire. Leurs camps d’entraînement et le repaire de Ben Laden se trouvaient en effet entre Kaboul et Kandahar sous la protection théorique des ultra-islamistes Talibans. Les compagnies pétrolières américaines étaient d’ailleurs en négociation avec eux pour la construction d’un oléoduc traversant du nord au sud l’Afghanistan et qui relierait les gisements de gaz du Turkménistan aux côtes de l’Océan indien.

En revanche, les causes de la guerre bien plus difficile dans laquelle les États-Unis en 2003 se sont lancés en Irak, sont moins évidentes mais elles peuvent être considérées elles aussi comme le contrecoup de ces spectaculaires attentats kamikaze islamistes opérés par voie aérienne contre New York et Washington, ce qui bouleversa profondément les Américains. Les deux tours du World Trade Center percutées successivement en plein jour, ravagées par l’incendie et s’effondrant l’une après l’autre comme château de cartes furent vus en direct à la télévision par des millions de personnes. Aussi pour les Américains, ce drame fut objectivement et subjectivement grand que celui de Pearl Harbour : l’attaque aérienne japonaise du 7 décembre 1941 ne fut pas vue en direct, sauf par les témoins immédiats et elle fit officiellement 2 388 morts, pour la plupart des militaires, soit nettement moins que les 3 600 victimes du World Trade Center (on redouta d’abord qu’ils fussent plus de 6 000).

Il faut désormais tenir compte, dans les raisonnements géopolitiques, que les réactions de la nation américaine seront dans une grande mesure déterminées, sans doute durant des années, par le traumatisme du World Trade Center et par la hantise que se produise aux États-Unis une nouvelle attaque de ce genre. Le personnage qu’était George W. Bush qui venait d’être élu président d’extrême justesse, avait auparavant un programme « isolationniste » puisqu’il accusait son concurrent Al Gore de vouloir continuer la politique extérieure de Bill Clinton et de vouloir continuer d’engager inutilement l’Amérique dans des affaires européennes (Bosnie) ou moyen-orientales. Le choc des attentats du 11 septembre a transformé le personnage de George W. Bush, persuadé, du coup, par ses convictions religieuses évangélistes qu’il avait la charge de lancer une nouvelle croisade, contre le terrorisme islamiste. Il a été d’autant plus poussé dans cette croyance que les personnalités du parti républicain qui l’entourent, sont des néoconservateurs partisans de cette « manière forte » qui aurait soi-disant provoqué la chute du communisme (ce qui est d’ailleurs tout à fait inexact, Reagan n’a pas répliqué par une épreuve de force à l’invasion soviétique de l’Afghanistan, mais par des stratégies indirectes, accélérer la course aux armements et fournir via le Pakistan et l’Arabie saoudite des missiles sol-air aux combattants afghans, ce qui a fait perdre aux Soviétiques la maîtrise du ciel).

En revanche, nombreux sont ceux en Europe et dans l’ensemble du monde qui estiment que la guerre en Irak s’explique fondamentalement par le désir des compagnies américaines d’accéder aux gisements pétroliers irakiens. Certes, mais cela n’impliquait pas de faire la guerre. En effet pour avoir du pétrole, il suffisait aux dirigeants américains de lever le blocus auquel l’Irak était soumis depuis 1991, car Saddam Hussein ne demandait pas mieux que de vendre davantage de pétrole que ce qui lui avait été autorisé. Sans doute aurait-il même accepté des accords permettant à des compagnies occidentales de participer aux recherches pétrolières. Cela lui permettait de faire lever le boycott international qui frappait l’Irak depuis 1990. Certes Saddam Hussein en aurait tiré grand profit, mais on aurait pu ensuite se débarrasser de sa personne.

Le désir de vengeance après les spectaculaires attentats du 11 septembre, la crainte qu’ils s’en produisent de nouveaux, le fait que Ben Laden n’ait pas encore été mis hors d’état de nuire et qu’un petit nombre seulement de ses réseaux ait été démantelé, ont incité des dirigeants américains partisans de la manière forte à préparer l’opinion à une guerre contre une menace irakienne. Habilement orchestrés, les prétextes, à la rigueur, pouvaient être assez plausibles : que Saddam Hussein, malgré sa défaite de 1991, détenait sans doute (peut-être) encore des armes de destruction massive - qu’il pouvait sans doute (peut-être) s’en procurer secrètement en Corée du nord ou au Pakistan avec un certain nombre de vecteurs à longue portée - et qu’il pouvait sans doute (peut-être) faire subitement alliance avec Al Qaïda, pour se venger des Américains et du blocus qu’ils infligeaient à l’Irak depuis douze ans.

En revanche, les dangereuses conséquences que pouvait avoir cette guerre furent aux États-Unis étonnamment passées sous silence, en dépit des mises en garde de l’ONU et des gouvernements français et allemands, en dépit aussi des réserves discrètes de certains généraux américains qui s’inquiétaient de s’engager dans ce conflit et dans un vaste pays avec des effectifs relativement restreints. Mais pour les dirigeants américains, il suffisait soi-disant que l’Amérique projette sa puissance au Moyen-Orient pour que les menaces y disparaissent, que s’y établissent la paix et la démocratie et que le pétrole de nouveau coule à flot !

Contrecoup des attentats du 11 septembre, la projection de la puissance américaine en Irak ouvre, dans une grande partie du monde, une phase de très graves tensions géopolitiques

On sait qu’en usant principalement de leur puissance aérienne combinée aux techniques de repérage et de visée les plus sophistiquées, les États-Unis ont d’abord remporté une très rapide victoire, en engageant des forces relativement peu nombreuses (130 000 hommes). Mais un an plus tard sur le terrain celles-ci se trouvent désormais dans un véritable guêpier, alors que George W. Bush et les chefs du Pentagone sont confrontés au scandale provoqué dans l’opinion par la révélation sévices sexuels infligés aux prisonniers. Le « proconsul » américainà Bagdad Paul Bremera parlé dès le mois de mai 2004 de l’éventuel prochain retrait des troupes américaines, même si l’ONU n’avait pas trouvé les moyens de prendre en charge la gestion de la situation irakienne. Or, celle-ci tourne au chaos et ne cesse d’être de plus en plus meurtrière, y compris pour les Américains avec des risques croissants de guerre civile entre les différentes forces politiques et composantes religieuses de la population irakienne. La « souveraineté » irakienne a été remise le 30 juin à un gouvernement formé de personnages plus ou moins dépendants des Américains et celui-ci ne dispose pas pour le moment des moyens qui lui permettrait de rétablir l’ordre et de mettre hors d’état de nuire les terroristes qui tuent d’ailleurs bien plus d’Irakiens que d’étrangers.

Le retrait même partiel des forces américaines d’Irak, sous couvert d’un relais de l’OTAN ou de l’ONU, aura sans aucun doute de très grandes conséquences géopolitiques au Moyen-Orient et plus largement en Europe et dans tout le monde méditerranéen. La faillite occidentale en Irak (celle des Américains, mais aussi des Anglais, des Italiens, des Espagnols, des Polonais etc.) sera dans l’ensemble du monde arabe où les opinions sont scandalisées, une formidable victoire pour les islamistes. Ils sont désormais en Irak les organisateurs du chaos en attisant les conflits entre sunnites et chiites mais dans la plupart des pays arabes, ils pourraient rallier en dépit des rivalités passées, les partisans autrefois plus ou moins laïcs de l’unité du monde arabe telle que le Baath irakien voulait la réaliser.

La guerre lancée par les Américains en Irak et qu’ils n’arrivent plus à contrôler, est pour les islamistes un formidable atout dans la lutte qu’ils mènent contre tous ces musulmans qui ne veulent pas être obligés de se référer strictement à une charria restée médiévale pour leurs choix politiques culturels et familiaux et qui refusent de renoncer dans le domaine de la culture à ce que les relations avec l’Europe leur ont apporté de positif. Une grande lutte se déroule depuis des années, dans la plupart des pays musulmans entre islamistes et musulmans démocrates, lutte qui n’est pas simple car, pour se maintenir au pouvoir, les appareils d’État mettent en œuvre, comme en Algérie, des formes de violence qui deviennent des alibis pour les champions de la charia.

Il faut dénoncer ce qu’il faut bien appeler un fascisme islamiste et ce n’est pas faire preuve d’« islamophobie » comme le prétendent certains. Les partisans de ce fascisme dont les adeptes, outre les exécutions de démocrates ou de simples citoyens pour faire régner la terreur, en viennent même à récuser de grands penseurs musulmans du passé qui furent trop « rationalistes » (comme mon maître le grand historien Ibn Khaldoun 1332-1406). La guerre d’Irak qui fait apparaître les islamistes comme les héros de l’Islam contre l’impérialisme « judéo-chrétien », favorise leur influence et leur recrutement parmi les jeunes musulmans. C’est particulièrement le cas pour ceux qui vivent, en Europe et notamment en France, une situation de minoritaires, souvent victimes de pratiques d’exclusion. L’Amérique croit pouvoir se protéger de nouvelles attaques terroristes notamment en prenant (tout récemment) le contrôle des identités de tous les passagers de la quasi-totalité des compagnies aériennes dans le monde et pas seulement de celles qui traversent l’Atlantique et le Pacifique. C’est un des nombreux aspects du rôle essentiel de l’aviation dans ce que l’on appelle la mondialisation.


L’institut Français de Géopolitique offre des formations de master intenses, exigeantes et passionnantes !

Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

La première année est consacrée à la formation à et par la recherche, qui est au cœur du projet intellectuel et citoyen de l’École France de Géopolitique. Les étudiants et les étudiantes doivent écrire un mémoire de recherche d’une centaine de page appuyé sur une enquête de terrain d’un mois en autonomie. Un accompagnement fort leur est proposé pour favoriser leur réussite durant cette année si différente de leurs expériences précédentes.

En seconde année, quatre spécialisations professionnalisantes sont possibles : géopolitique locale et gouvernance territoriale, géopolitique du cyberespace, nouveaux territoires de la compétition stratégique, analyse des risques géopolitiques et environnementaux. Toutes ces spécialisations sont ouvertes à l’alternance, et la majorité des étudiants et des étudiantes a désormais un contrat d’apprentissage. Celles et ceux qui souhaitent faire une seconde année de recherche le peuvent, notamment en préparation d’un projet de doctorat.

Avec 85 places en première année, le master de l’IFG offre aussi une véritable vie collective de promo, animée notamment par une association étudiante dynamique. Les étudiantes et étudiants viennent de nombreuses formations et disciplines, notamment : géographie, d’histoire, de droit, de sociologie, de science-politique, Économie et gestion, langues (LLCE/LEA) ou de classes préparatoires.

Les candidatures en première année de master se font exclusivement via la plateforme nationale monmaster.gouv.fr du 26 février au 24 mars 2024. Toutes les informations utiles se trouvent sur le site www.geopolitique.net. En deuxième année, les candidatures doivent passer par le site de l’Université. L’IFG n’offre pas de formation au niveau licence.

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    (Uniquement à partir du numéro 109, second trimestre 2003)
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  • Thèmes envisagés

    Thème (date de rendu des articles)
    - Bassin de la mer Rouge (non déterminé)
    - Climat et Géopolitique (non déterminé)
    - Aérien et spatial (non déterminé)… Lire la suite.

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