Article Complet

Au printemps 2003 la mobilisation du corps enseignant, soutenue par la principale association de parents d’élèves, contre la décentralisation du personnel administratif aux régions (même si ce n’était assurément pas la seule raison du mécontentement) laisse supposer que l’adhésion quasiment évidente de la nation à la régionalisation ne va pas de soi. La garantie de l’État reste une valeur sûre qu’il est difficile d’abandonner !

Pourtant, au cours du dernier trimestre de l’année 2002, les Assises des libertés locales qui ont eu lieu dans chaque capitale de région ont rencontré un grand succès, plus de mille personnes à chaque fois. Quelques mois seulement après son arrivée au pouvoir, Jean-Pierre Raffarin tenait à montrer que les promesses électorales étaient tenues, que la régionalisation est une de ses priorités et que ce gouvernement est à l’écoute de la « France d’en bas ».

Sommes-nous réellement à la veille d’une grande réforme institutionnelle qui changerait l’architecture biséculaire de l’organisation des pouvoirs locaux et ferait de la région la collectivité territoriale de référence et, plus encore, s’agit-il de continuer à mettre en place la démocratie de proximité, objectif inscrit dans la loi de février 2002 ? C’est à ces questions que ce numéro d’Hérodote tente de répondre afin de faire le point sur ce qu’il en est au-delà des discours. Il s’agit toujours et encore de géopolitique puisque ce sont des rivalités de pouvoirs qui s’exercent sur des territoires, communes, syndicats de communes, départements, régions, les uns cherchant à préserver voire à renforcer leurs pouvoirs sur leur périmètre d’action tandis que les autres tentent d’accroître les leurs au détriment des précédents.

Jean-Pierre Raffarin, dès son arrivée à Matignon, s’est présenté comme un partisan convaincu de la région. Son expérience de président de région (Poitou-Charentes) l’avait sans doute persuadé qu’il était indispensable d’en accroître les pouvoirs. On connaît les arguments toujours avancés pour justifier cette réforme : rapprocher le pouvoir des citoyens permet une meilleure connaissance des problèmes et des besoins de la population et donc d’y apporter des réponses plus adéquates et plus rapides, de faire des économies, de réformer l’État (ce qui consiste pour l’essentiel à réduire le nombre de ses fonctionnaires et à accroître celui des collectivités locales), de moderniser le pays en libérant ses forces vives étouffées par un État dominateur puisque centralisateur. Une fois encore la représentation de l’État oppresseur, qui a privé les élus locaux de l’exercice légitime de leurs pleins pouvoirs, fut réactivée, comme le prouve le nom choisi d’« Assises des libertés locales », pour lancer le grand débat.

Au vu des résultats, on serait tenté de dire « beaucoup de bruit pour rien ». Le référendum sur la régionalisation n’aura pas lieu, le risque était trop grand d’une abstention massive compte tenu du faible intérêt que cette réforme rencontre dans l’opinion publique. La région ne voit guère ses compétences accrues et donc ses pouvoirs, le regroupement des régions en sept ou huit grandes régions, de taille européenne comme il se doit, ne se fera pas et surtout la région continuera de n’exercer aucun contrôle hiérarchique sur le département et la commune. Alors impossible à réformer ce vieil État ? Peut-être, mais ce qui est sûr c’est qu’il y a loin entre le discours favorable à la région (les opposants sont rares) et les faits qui montrent combien cet échelon de pouvoir a de difficultés à prendre la place dont il est privé depuis la victoire des jacobins sur les girondins, ce que montre l’article de Pierre Van Cornewal, sur une analyse des Assises régionales des libertés locales.

En effet, si en public les élus locaux des communes et des conseils généraux louent les bienfaits de la régionalisation, ils ne sont pas pour autant convaincus qu’il faille leur ôter quelque pouvoir pour accroître celui de la région, car le risque serait grand de voir le pouvoir régional obtenir d’exercer un rôle hiérarchique sur les autres collectivités locales. En vérité, ce que les élus locaux (sauf les conseillers régionaux) souhaitent, c’est davantage de décentralisation, c’est-à-dire l’abandon par l’État de certaines de ses prérogatives, mais surtout sans la mise en place d’une nouvelle hiérarchie qui donnerait à la région autorité sur les autres collectivités territoriales, ce qui serait peut-être pire selon certains que la situation actuelle car au moins l’État, justement du fait de sa taille et de ses multiples tâches, n’exerce parfois qu’un contrôle relatif. De plus, l’éloignement garantit une relative neutralité politique, mais en serait-il de même avec un conseil régional beaucoup plus proche ?

Jean-Pierre Raffarin connaît bien tout cela puisqu’il fut non seulement président de région mais aussi sénateur. Il sait donc ce que son élection devait aux maires et aux conseillers généraux. Il sait aussi combien chaque élu est attaché à l’exercice de son pouvoir - un des sens premier de pouvoir d’après le Robert est avoir de l’importance, de l’influence, de l’efficacité, agir. Comment pouvait-il alors imaginer que les élus locaux étaient prêts à abandonner la moindre parcelle de pouvoir ? S’engager en politique, ce n’est pas une sinécure, c’est aussi vouloir agir. Il est donc logique qu’un élu ne veuille pas voir rogner des pouvoirs qui lui permettent d’être efficace et on sait combien le respect des limites au cumul des mandats est douloureux à accepter pour certains.

L’excellente santé politique des élus locaux (ou des conseillers généraux ?)

C’est pourquoi au terme de ces Assises des libertés locales, c’est finalement le département et donc les conseillers généraux qui sortent renforcés. Ces élus locaux ont senti le danger que pouvait représenter la deuxième étape de la décentralisation et ont donc réagi en entonnant à leur tour l’argument des libertés locales et en réaffirmant leur indépendance. Déjà, lors de la première décentralisation, les compétences accordées aux départements étaient loin d’être secondaires (aides sociales, collèges...) et si les conseillers généraux avaient pu avoir quelque inquiétude au début de la réforme, ils avaient vite compris que ni Gaston Deferre (ministre de l’Intérieur) ni Pierre Mauroy (Premier ministre) ne menaçaient leurs pouvoirs, bien au contraire.

La régionalisation n’est donc pas jusqu’ici une menace mais bien plutôt une excellente opportunité d’accroissement du champ des compétences du département. Quant à la réforme du scrutin des élections régionales, elle aussi préserve le département. Si jusqu’ici l’élection des conseils régionaux se faisait sur une base départementale, il y aura désormais une liste régionale unique, mais les électeurs ne voteront que pour les candidats de leur département.

Par ailleurs, ne vient-on pas de confier aux départements la gestion des routes nationales qui, logiquement, aurait pu relever de la compétence de la région. Mais les services de l’État qui s’en occupaient sont bien implantés au niveau départemental (DDE), il était donc plus simple de transférer les routes nationales au département. Cela signifie aussi le transfert des finances nécessaires à leur entretien, ce qui accroît automatiquement le budget des départements. Il est vrai que l’importance du budget ne signifie pas automatiquement une forte marge d’action car, pour l’essentiel, les lignes budgétaires sont affectées sans laisser beaucoup de liberté d’action au Conseil général.

Il est une autre source de pouvoir, discrète mais fort efficace, pour certains conseillers généraux, en particulier pour ceux qui sont présidents ou vice-présidents de Conseil général. C’est celle que procure la présidence des syndicats techniques, qu’il s’agisse de l’eau ou de l’électricité (voir les articles de Damien Framery, d’Éric Grujard et de Guillaume Bouvier). L’eau et l’électricité, qui relèvent de la compétence communale, ont en effet donné lieu dès le début du XXe siècle aux premières intercommunalités dites de service. Ainsi ces syndicats maillent le territoire départemental, ce qui assure à leur président respectif une excellente implantation locale, car ces syndicats sont maîtres d’ouvrage, c’est-à-dire qu’ils décident de la réalisation de certains travaux, (assainissement collectif, enfouissement de lignes électriques, etc.). On comprend bien que la programmation des investissements, qui atteignent souvent des montants conséquents (plusieurs millions d’euros), et le choix des communes qui vont en bénéficier aient contribué à constituer un réseau de clientélisme qui contribue à la pérennité des élus et donc de ce maillage du territoire.

Mais on le voit avec la gestion de l’eau et la distribution de l’électricité désormais ouverte à la concurrence, la situation est en train d’évoluer. Des usagers, souvent de sensibilité écologique, s’intéressent désormais de près à ces questions. Au nom de la démocratie de proximité, ils réclament par exemple d’être associés à la gestion de l’eau et d’être directement représentés dans les diverses instances de décision ; pour la distribution de l’électricité, ils dénoncent la toute puissance d’EDF, accusée de centralisme et d’opacité et réclament sa décentralisation pour exercer un meilleur contrôle des usagers toujours au nom des bienfaits de la démocratie de proximité.

C’est encore elle qui est invoquée pour justifier la multiplication des débats publics à propos des grands projets d’aménagement. Si jusque dans les années 1980, l’aménagement du territoire fut l’affaire exclusive de l’État, on sait qu’il n’en est plus de même puisque ce sont les régions qui ont désormais cette compétence. Néanmoins, l’État reste un intervenant majeur. Mais, surtout, ce qui a changé, c’est le comportement des populations dont l’environnement est plus ou moins touché par le projet (passage d’autoroute, ligne à haute tension, implantation ou extension d’un aéroport, etc.). Les plus mobilisés pour la défense de leur cadre de vie créent des associations et se font les porte-paroles de tous. Le débat public est censé permettre une confrontation des points de vue qui doit conduire à une acceptation raisonnée du projet par tous. L’article de Philippe Subra sur ce sujet montre cependant que c’est loin d’être aussi simple et que les élus locaux, dans cette affaire, se retrouvent souvent dans une position délicate : quand ils sont favorables, pour des raisons de développement économique, à tel projet d’aménagement mais confrontés à l’opposition farouche d’une partie de leurs électeurs que dire et que faire dans ce cas ? La démocratie de proximité n’a pas que des avantages...

Pour le moment nous sommes encore aux débuts, il est donc peu probable que les départements disparaissent au profit de la région. Il en va de même pour les communes censées se fondre dans les structures intercommunales au nom d’un glissement de territoire vers le haut, l’État, lui, étant intégré dans l’Europe. Chimère plus que réalité pour le moment et certainement pour encore de longues années. Il en va d’ailleurs de même avec la sempiternelle dénonciation de la multiplicité des échelons de pouvoirs, spécificité française qui pénalise l’efficacité des acteurs et pèse lourdement sur les finances. Le nombre des échelons de pouvoirs est-il si différent en Allemagne ? Non, ce qui est vrai c’est que, à la différence des autres pays européens, aucun pouvoir politique n’a réussi à imposer la fusion de communes. Mais faut-il, au nom de la rationalité, faire fi de tout héritage politique - ici celui de la Révolution française - et bousculer la géographie culturelle politique des Français ?

Et pourtant le discours régional se porte bien

On pourrait trouver dans la demande insistante de création d’un département Pays basque par certains élus de droite comme de gauche mais aussi par des responsables économiques, la preuve que le département n’est nullement un niveau de pouvoir dépassé. Mais, dans ce cas précis, l’affaire est beaucoup plus compliquée du fait de la situation géopolitique préoccupante du Pays basque sud qui ne peut être totalement ignorée quand on sait que nombre de Basques du sud souhaitent réunir dans un même ensemble politique (État) les sept provinces basques. Barbara Loyer, au travers de cette revendication d’un département Pays basque, pose, qu’on le reconnaisse ou pas, la question du rapport entre identité, pouvoir local et démocratie et celle de l’émergence possible en France de nationalismes régionaux.

Les discours sur l’identité régionale, ses valeurs, sa culture et sa langue si longtemps opprimées par l’État jacobin, trouvent un écho d’autant plus large que les journaux locaux y contribuent sans mesure, comme le montre l’article de Thibault Courcelle à propos de Ouest-France et du Télégramme en Bretagne. La prégnance de ces discours régionalistes est telle qu’ils sont repris par les élus de droite comme de gauche : il est devenu politiquement correct de défendre l’identité culturelle régionale et indispensable de financer les institutions et autres organismes qui s’en sont donné la charge, par exemple les écoles Diwan, en déficit constant depuis leur création et toujours renflouées par l’argent public de la région.

Avec la Corse, le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, étant en cela dans la droite ligne de la politique initiée par Lionel Jospin, joue la carte de la région, en lui accordant de réels pouvoirs et en supprimant les deux départements. Mais les résultats du référendum risquent de surprendre. Car, si les élus se laissent parfois prendre au martèlement médiatique des bienfaits de la région et de la démocratie de proximité, il n’en va sans doute pas de même pour la majorité des Français encore fortement attachés à l’État et à la nation.


L’institut Français de Géopolitique offre des formations de master intenses, exigeantes et passionnantes !

Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

La première année est consacrée à la formation à et par la recherche, qui est au cœur du projet intellectuel et citoyen de l’École France de Géopolitique. Les étudiants et les étudiantes doivent écrire un mémoire de recherche d’une centaine de page appuyé sur une enquête de terrain d’un mois en autonomie. Un accompagnement fort leur est proposé pour favoriser leur réussite durant cette année si différente de leurs expériences précédentes.

En seconde année, quatre spécialisations professionnalisantes sont possibles : géopolitique locale et gouvernance territoriale, géopolitique du cyberespace, nouveaux territoires de la compétition stratégique, analyse des risques géopolitiques et environnementaux. Toutes ces spécialisations sont ouvertes à l’alternance, et la majorité des étudiants et des étudiantes a désormais un contrat d’apprentissage. Celles et ceux qui souhaitent faire une seconde année de recherche le peuvent, notamment en préparation d’un projet de doctorat.

Avec 85 places en première année, le master de l’IFG offre aussi une véritable vie collective de promo, animée notamment par une association étudiante dynamique. Les étudiantes et étudiants viennent de nombreuses formations et disciplines, notamment : géographie, d’histoire, de droit, de sociologie, de science-politique, Économie et gestion, langues (LLCE/LEA) ou de classes préparatoires.

Les candidatures en première année de master se font exclusivement via la plateforme nationale monmaster.gouv.fr du 26 février au 24 mars 2024. Toutes les informations utiles se trouvent sur le site www.geopolitique.net. En deuxième année, les candidatures doivent passer par le site de l’Université. L’IFG n’offre pas de formation au niveau licence.

  • Les Auteurs

    Afficher les auteurs en cliquant sur l'initiale de leur nom :
    (Uniquement à partir du numéro 109, second trimestre 2003)
    A B C D E F G H I J K L M
    N O P Q R S T U V W X Y Z

  • Thèmes envisagés

    Thème (date de rendu des articles)
    - Bassin de la mer Rouge (non déterminé)
    - Climat et Géopolitique (non déterminé)
    - Aérien et spatial (non déterminé)… Lire la suite.

  • Abonnements

    « Papier » uniquement :

    - Télécharger et imprimer un bulletin d'abonnement

    « Papier » + accès numérique :
    - via cairn.info

  • Trouver Hérodote

    - En version « papier » dans votre librairie : voir lalibrairie.com ou placedeslibraires.fr.
    - En version html et PDF, à l'article ou au numéro sur cairn.info.
    - Dans les bibliothèques universitaires : voir les disponiblités (sudoc).
    - Les numéros anciens et souvent indisponibles sont sur Gallica, le portail de la BNF.

  • Newsletter

    S'inscrire à la newsletter (uniquement les publications d'Hérodote ; désormais distincte de celle de l'Institut Français de Géopolitique).

  • Nous écrire

     
      Questions sur les abonnements