La division de la péninsule coréenne en deux États, l’un encore communiste, l’autre allié des États-Unis, est classiquement présentée comme une survivance désormais anachronique de la guerre froide. L’on a également tendance à penser que le régime de la Corée du Nord finira bien par s’effondrer, comme dans l’Europe de 1989-1990, et que la réunification, à l’image des deux Allemagnes, se fera sous l’égide de la Corée du Sud devenue une importante puissance écono- mique [1] N’a-t-elle pas gagné le marché des centrales nucléaires des Émirats arabes unis au détriment d’Areva et EDF ?

Au Nord, dans un étonnant régime de communisme dynastique, la succession du père au fils semblait fragiliser ce régime, Kim Jong-il restant diminué par un AVC et son fils étant présenté comme un personnage falot. On voit aussi un facteur de fragilité de cet État dans les grandes difficultés économiques et sociales qui sont cependant tempérées par une aide chinoise et, paradoxalement, sud-coréenne ou américaine.

Force est d’admettre que ce scénario de l’effondrement ne s’est pas (encore ?) réalisé. Le dernier régime totalitaire communiste à refuser tout contact avec le monde extérieur, à la différence de la Chine, du Vietnam ou de Cuba, utilise le chantage qui consiste à livrer des fusées et de la technologie nucléaire à des États hostiles au monde occidental pour se faire craindre, sinon respecter, de la Corée du Sud et du Japon, et indirectement des États-Unis. Le régime nord-coréen inquiète.

En avril 2009, la Corée du Nord a réalisé un essai nucléaire plus performant que celui de 2006. En mars 2010, un navire de guerre sud-coréen, le Cheonan, a été coulé par les Nord-Coréens à proximité de la frontière avec la Corée du Sud. En octobre 2010, l’île de Yeonpyeong, qui se trouve dans les eaux territoriales sud- coréennes depuis la limite imposée par l’armistice de 1953 et toujours contestée par la Corée du Nord, est bombardée, Séoul riposte. Des navires de guerre améri- cains font mouvement, au grand mécontentement du gouvernement chinois.

L’année 2010 fut donc marquée par de très fortes tensions entre les deux Corées, telles que la péninsule n’en avait plus connu depuis la fin de la guerre en 1953 (voir l’article de J. Yoo).

En 2000, Hérodote a consacré un numéro à l’Asie du Nord-Est [2] , dans lequel la situation géopolitique de la Corée occupait déjà une large place. C’était alors le tout début de la politique du rayon de soleil, « la politique de l’engagement » du président Kim Dae-jung (1998-2003) envers la Corée du Nord, politique qui offrait une perspective favorable à la réunification pacifique des deux entités, d’autant que cette politique paraissait soutenue par les puissances voisines. S’ajoutait à cela le développement de relations de coopération et d’échanges économiques entre la Chine et les États-Unis. Cela ne pouvait, croyait-on, que contribuer à détendre le contexte géopolitique régional et donc renforcer la « sécurité de la région », même si les difficultés n’étaient pas sous-estimées – telles que les litiges frontaliers mari- times entre les puissances régionales, Russie, Japon, Chine, Corée, ou l’enjeu des ressources de la mer. La politique du président de gauche Kim Dae-jung consistait donc à éviter l’effondrement économique de la Corée du Nord et à la réintégrer pas à pas dans la politique internationale, avec l’espoir de parvenir à la réunifica- tion en douceur. Les dirigeants sud-coréens, par cette politique de détente avec les grandes puissances régionales, comptaient permettre aux deux Corées de régler leur problème sans intervention extérieure, et pensaient que leur modèle politique et économique conduirait à l’absorption lente et progressive de la Corée du Nord.

Ainsi, en juin 2000, à l’aune de la rencontre historique entre les chefs d’État des deux Corées, le ton des articles de ce numéro était prudemment optimiste.

Un peu plus de dix ans plus tard, il en va donc tout autrement : le contexte géopolitique n’a pas évolué selon nos prévisions et nos espérances, nous renvoyant à la difficulté, ou au risque, de l’analyse géopolitique, qui ne peut prévoir comment les choses vont tourner. Le seul domaine où s’est réalisée l’évolution espérée est celui de l’économie. En effet, les échanges économiques se sont formidablement accrus au cours de ces dix dernières années entre les deux Corées pour atteindre les 1,8 milliard de dollars en 2008 (un montant qui fait de la Corée du Sud le deuxième partenaire commercial de la Corée du Nord derrière la Chine, principa- lement grâce à la construction du complexe touristique du Mont Kumgang et de la zone industrielle de Kaesong). Mais l’enjeu que représentent ces échanges n’a pas été considéré par le président conservateur Lee Myung-bak, élu en 2008, comme suffisamment important pour le dissuader d’y mettre un coup d’arrêt. Peu de temps après son élection, il a suspendu les activités touristiques et économiques avec la Corée du Nord, ainsi que la liaison ferroviaire intercoréenne.

Ce changement brutal de politique s’explique à la fois par des considérations géopolitiques internes et externes. Internes, car il faut clairement marquer la rupture avec la politique de ses prédécesseurs qui, selon Lee Myung-bak, est un échec. D’une part, elle a davantage servi les intérêts du Nord que ceux du Sud et a coûté des sommes colossales aux contribuables sud-coréens et, sur un autre plan, cette politique a contribué à détériorer les relations avec les États-Unis, partenaire pourtant toujours indispensable pour la sécurité du pays. D’autre part, elle n’a absolument pas abouti à une dénucléarisation du Nord, bien au contraire. Enfin, il est politiquement habile de se montrer plus soucieux de la situation des droits de l’homme au Nord que ne le furent les représentants de la « gauche » coréenne, car c’est un sujet très sensible dans l’opinion publique : désormais le gouverne- ment sud-coréen n’accordera des aides économiques et financières que contre une amélioration de la situation politique des Nord-Coréens. Sur le plan externe : il s’agit de réaffirmer l’alliance avec les États-Unis alors même que la Chine devient une puissance de premier rang et qu’elle montre un soutien sans faille au régime communiste nord-coréen. Et ce même si la Chine est désormais le premier partenaire économique de la Corée du Sud qui réalise 24 % de ses exportations (10 % avec les États-Unis) et 17 % de ses importations (9 % avec les États-Unis) vers la Chine (www.diplomatie.gouv.fr), preuve que les échanges économiques ne suffisent pas à affaiblir les risques de tensions politiques.

Cependant, cette nouvelle politique sud-coréenne de confrontation ne paraît pas impressionner Kim Jong-il qui semble, au contraire, y trouver intérêt. Les spécia- listes de la Corée qui ont participé à ce numéro [3] soulignent tous une tendance générale à la sous-estimation de la capacité de résistance du régime nord-coréen, tant en Corée du Sud qu’aux États-Unis. Cette capacité de résistance s’explique par trois facteurs. Le premier est le soutien de la population au régime nord- coréen, soutien que celui-ci sait susciter en manipulant habilement le spectre du nucléaire américain depuis la guerre de Corée (MacArthur avait intimidé la Corée du Nord avec la bombe atomique), menaces évoquées de nouveau par George W. Bush. Selon Roland Bleiker [4] (Critique internationale, 2010), « on ne peut appréhender le problème nord-coréen sans prendre en compte le sentiment d’in- sécurité et la peur hérités de quarante ans d’occupation japonaise, le traumatisme d’une guerre fratricide et le legs d’un demi-siècle de division de la nation sur fond de guerre froide. Quel peut être l’effet des menaces de frappes préventives sur un pays qui vit depuis cinquante ans sous la menace nucléaire américaine, sinon d’exacerber ces sentiments ? » Le second facteur est la crainte, en cas de réunification, de perdre toute identité nord-coréenne, près de soixante ans d’exis- tence nationale ne s’effaçant pas si facilement même si le sentiment de former un seul et même peuple reste vif des deux côtés de la frontière interne à la pénin- sule (voir l’entretien avec Valérie Gelézeau). Le troisième facteur est l’appui du gouvernement chinois à la RPDC (République démocratique populaire de Corée). S’il s’associe parfois aux résolutions du Conseil de sécurité contre la politique nucléaire nord-coréenne, lors des « incidents » de 2010, il a su éviter que la RPDC soit directement mise en cause (voir l’entretien avec F. Godement). La Chine peut donc entretenir les meilleures relations économiques avec la Corée du Sud et, néanmoins, non seulement soutenir le régime communiste du Nord mais, de surcroît, contraindre les autres puissances à en prendre acte, ce qui est la preuve désormais de l’influence géopolitique chinoise au niveau mondial. Ce soutien à la Corée du Nord n’est pas seulement la marque d’une solidarité entre « pays frères », il résulte aussi de la préoccupation chinoise de maintenir la stabilité de la péninsule coréenne qu’une trop forte déstabilisation de la Corée du Nord mettrait en péril : selon Sébastien Colin, les dirigeants chinois se représentent encore la péninsule coréenne comme étant un « véritable verrou géopolitique » protecteur de leurs territoires du Nord-Est. Aussi, à leurs yeux, le contrôle de la Corée du Nord est-il impératif et la réunification, de ce fait, peu souhaitée.

Compte tenu du poids de la Chine en Asie du Nord-Est, on peut s’interroger sur l’intérêt de la politique de confrontation mise en œuvre par l’actuel président de la Corée du Sud Lee Myung-bak. Apparemment, le régime nord-coréen se sent suffisamment solide pour y faire face et dans l’extrême tension entre les deux armées coréennes lors du bombardement de l’île sud-coréenne de Yeonpyeong, en novembre 2010, ce sont les gouvernements chinois et américain qui ont rapide- ment calmé le jeu. En effet, ni l’un ni l’autre pour l’heure ne cherchent à accroître plus que de raison les tensions qui existent entre eux, que ce soit à propos de Taïwan ou, indirectement, à cause des conflits maritimes sino-japonais. En sera- t-il toujours de même ? C’est pourquoi les politologues sud-coréens prônent une politique plus raisonnée et raisonnable envers la Corée du Nord.

Pour expliquer le choix de cette politique d’affrontement menée actuellement par le président de la Corée du Sud, on peut aussi faire l’hypothèse que ce choix conduit à éloigner les conditions d’une possible réunification. Recréer le climat de la guerre froide n’est en effet pas le meilleur moyen de rapprocher le sud et le nord de la Corée mais, si la réunification est toujours proclamée, est-elle véritablement souhaitée, du moins par les équipes dirigeantes du Nord et du Sud ?


[1Quinzième puissance économique mondiale, avec un PIB de 820 milliards de dollars en 2009.

[2« Asie du Nord-Est », Hérodote n° 97, 2e trimestre 2000.

[3Valérie Gelézeau a coordonné un numéro très intéressant de Critique internationale : Coopérations coréennes, 1998-2008, n° 49, octobre-décembre 2010.

[4Roland Bleiker, professeur de relations internationales à l’université du Queensland.


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