Du phénomène arabe sunnite irakien : recompositions sociales, paradoxes identitaires et bouleversements géopolitiques sous occupation (2003-2008)

par Myriam Benraad

Au terme de cinq années d’une occupation meurtrière, l’Irak de l’après-Ba’th demeurela proie d’une violence structurelle et d’une situation de délabrement sans précédent. Sur fond de destruction totale del’État, d’enlisement militaire des troupes américaines et de dissensions civiles sanglantes au sein de la population, la per spective d’une « réconciliation nationale » effectiveet durable entre Irakiens s’éloigne chaque jour davantage. Destiné à faire naître des ruines du régime de Saddam Hussein un « nouvel Irak » démocratique, le projet américain s’est révélé un véritable désastre, synonyme d’une profonde déstructuration du spectre sociopolitique et géographique local. Depuis le printemps 2003 et la chute de Bagdad, la société irakienne a ainsi connu de profondes mutations, toujours à l’œuvre, et la conflictualité progressivement a muté d’une lutte initiale contre l’occupant vers une guerre civile complexe et plurielle. Le phénomène « arabe sunnite », que cet article se propose de déconstruire àtravers une analyse à la fois historique et critique, est particulièrement symptomatique de cet échec de la stratégie militaire des États-Unis sur le terrain et des logiques paradoxales et opaques issues de l’occupation.

Abstract : Sunni Arabs in Iraq : Social Recomposition, Paradoxes in Identity and Geopolitical Disruption under the Occupation (2003-2008)

At the five-year anniversary of a deadly occupation, post-Baas Iraq is preyed upon through structural violence and is in a condition of unprecedented decay. Ontop of the total destruction of the State, the military morass of the American troops and the bloody civil dissent within the population, the prospect of a « real and durable national reconciliation » between Iraqis seemsmore remote each day. Intended to build a « new democratic Iraq » on the ruins of Saddam Hussein’s regime, the American project proved a complete disaster, revealing profound disintegration of the local sociopolitical and geographical spectrum. Since Spring 2003 and the fall of Bagdad, Iraqi society went through profound transformations, which are still operating, and the conflict moved gradually from an initial fight against the occupant towards a complex and multi-facetted civil war. The « Sunni Arab » phenomenon - which this article examines through an analytical deconstruction that is at once historical and critical - is particularly symptomatic of this failure of the military strategy of the United States on the ground, and the paradoxical and opaque logic stemming from the occupation.

Article complet

Au terme de cinq années d’une occupation meurtrière, l’Irak de l’après-Ba’th demeure la proie d’une violence structurelle et d’une situation de délabrement sans précédent. Sur fond de destruction totale de l’État, d’enlisement militaire des troupes américaines et de dissensions civiles sanglantes au sein de la population, la perspective d’une « réconciliation nationale » effective et durable entre Irakiens s’éloigne chaque jour davantage. Destiné à faire naître, des ruines du régime de Saddam Hussein, un « nouvel Irak » démocratique, le projet américain s’est révélé un véritable désastre, synonyme d’une profonde déstructuration du spectre sociopolitique et géographique local. Depuis la chute de Bagdad, la société irakienne connaît de profondes mutations et la conflictualité a évolué d’une lutte initiale contre l’occupant vers une guerre civile complexe et plurielle. Le phénomène « arabe sunnite », que cet article se propose de déconstruire à travers une analyse à la fois historique et critique, est particulièrement symptomatique de cet échec de la stratégie militaire des États-Unis sur le terrain et des logiques paradoxales et opaques issues de l’occupation.

Une singularité identitaire arabo-sunnite historique

Qui sont les « Arabes sunnites [1] » d’Irak ?

À sa fondation en 1921 par la puissance britannique, l’État irakien s’articule autour de l’agrégation des trois anciennes provinces ottomanes (wilayat) de Bagdad, Mossoul et Bassora, qui forment une mosaïque ethnique, confessionnelle et linguistique plurielle. L’entité « arabo-sunnite » y représente entre 15 et 20 % de la population totale, ses membres descendant dans leur majorité des vagues de peuplement en provenance de la péninsule Arabique suite à la conquête de l’ancienne Mésopotamie par les armées musulmanes au premier siècle de l’Hégire [Ishow, 2003]. Il s’agit de tribus arabes qui se répartissent sur l’ensemble du territoire, avec une concentration particulière dans les régions centrales du pays (Shammar, Doulaïm, Jibbouri, Oubaïd, Zoubaïd...). S’ils partagent au plan ethnique une « arabité » commune avec les chiites - très souvent convertis de manière tardive au XIXe siècle -, les sunnites s’opposent à ces derniers sur la question fondamentale de la succession du Prophète et celle de la direction de la communauté des croyants (oumma). Tandis que la charge califale (khalifa) revient de droit pour les premiers à Ali Ibn Abi Talib, cousin et gendre de Mahomet, et à sa descendance, l’orthodoxie sunnite veut au contraire qu’elle soit confiée à un membre de la communauté désigné par une assemblée de notables. Cette opposition majeure tissera la toile de fond d’une histoire pétrie de déchirements, dont l’Irak actuel est pendant des siècles l’un des principaux théâtres. C’est ainsi à Karbala qu’Hussein, fils d’Ali, est assassiné par les troupes du calife Yazid en 680, devenant à travers son martyre une figure centrale du chiisme.

Comme dans l’ensemble du monde islamique où il est majoritaire, le dogme sunnite se structure en Irak autour des deux sources principales qui constituent le fondement de la loi musulmane (chari’a) : le Coran, Livre sacré de l’islam, établi définitivement sous le califat d’Othman, et les Traditions du Prophète (hadith), aussi appelées « sunna », qui se réfèrent aux actes, paroles, exemples attribués à Mahomet et rapportés par ses compagnons. Le sunnisme irakien est majoritairement d’obédience hanafite, du nom du Persan Abou Hanifa, mort en 767 et fondateur de l’école jurisprudentielle (fiqh) dite de la « libre opinion » (ra’y), qui fut favorisée par les califes avant de devenir l’école officielle de l’Empire ottoman. Mais il tire surtout sa spécificité d’un rapport étroit à l’histoire et au territoire, Bagdad ayant abrité durant plusieurs siècles le califat abbasside, dont le souvenir continue à l’heure actuelle d’imprégner profondément la conscience des fidèles musulmans, qui le considèrent comme l’« âge d’or » de la civilisation islamique. À l’époque récente, la capitale irakienne a également été un centre privilégié d’exégèse autour de grands oulémas sunnites (Alousi, Geylani, etc.) qui, jusqu’à la fin du XIXe siècle, ont entretenu un rapport privilégié au pouvoir d’Istanbul [Nafi, 2002].

Le nécessaire dépassement du prisme ethnoconfessionnel

Historiquement, le socle identitaire arabo-sunnite en Irak s’est ainsi forgé autour de l’interaction des trois composantes ethnique, tribale et religieuse précédemment évoquées et d’un rapport privilégié à l’histoire politique, économique, culturelle du pays, ainsi qu’à son espace territorial et symbolique. Faut-il néanmoins en déduire l’existence d’une identité singulière, dotée d’une « essence » propre, et dont la trajectoire historique se serait foncièrement distinguée des autres composantes sociales irakiennes ? On se gardera ici de céder aux pièges d’une historicisation excessive ou d’une approche primordialiste, tant il apparaît évident, au terme d’une déconstruction critique de notre objet, que le prisme ethnoreligieux ne suffit en aucun cas à justifier l’existence d’une quelconque « identité » ou « communauté » arabo-sunnites structurées. L’expression « Arabes sunnites » renvoie en effet à une réalité sociologique plurielle, au sein de laquelle, à l’époque contemporaine notamment, les clivages politiques, idéologiques, économiques, locaux ou encore régionaux se sont très souvent révélés bien plus déterminants que la simple appartenance sectaire [Batatu, 1978].

Tout comme à l’arrivée des Britanniques dans le pays au début des années 1920, les oppositions de nature sociogéographique exercent ainsi encore aujourd’hui une influence notable. Le clivage entre monde urbain et monde tribal demeure particulièrement prégnant, de même que les particularismes spatiaux. Les « Arabes sunnites » originaires des grandes villes (Bagdad, Mossoul), des périphéries (Samarra, Tikrit) ou des régions tribales (province d’Al-Anbar) diffèrent profondément les uns des autres dans leurs modes de socialisation, de construction identitaire, leurs représentations. De façon symptomatique, l’occupation étrangère permet en quelque sorte aujourd’hui de remettre en lumière ces singularismes multiples, longtemps négligés ou passés sous silence par les études irakiennes les plus récentes. Après plusieurs décennies d’opacité, à l’extérieur et à elle-même, la société irakienne se dévoilerait-elle enfin dans toute sa complexité, imposant un dépassement définitif de la partition traditionnelle et simplificatrice entre « sunnites », « chiites » et « Kurdes » ?

Revisiter le paradigme de la « domination minoritaire arabo-sunnite »

La remise en cause de la notion de « communauté arabo-sunnite » historiquement structurée conduit à questionner un autre postulat consacré de l’historiographie irakienne contemporaine, celui d’une « domination » politique que la « minorité » arabo-sunnite aurait systématiquement exercée au cours de l’histoire. Cette idée constitue même un véritable « paradigme », entendu comme une perception du monde (Weltanschauung), un modèle théorique d’appréhension d’un phénomène ou d’une réalité sociale donnés [Kuhn, 1962]. Si l’on s’y fie, l’Irak se serait ordonnancé à partir de 1921 autour d’un système ethnique et confessionnel ouvertement discriminatoire, les Britanniques excluant des sphères du pouvoir la « majorité » chiite et kurde au profit d’une hégémonie sociopolitique absolue des Arabes sunnites. Cette discrimination se serait exacerbée à partir de l’accession au pouvoir de Saddam Hussein qui, issu du clan arabe sunnite Albou Nassir de Tikrit, aurait pratiqué une politique clairement sectaire, recrutant dans son fief les principaux cadres du Parti et de l’État, réprimant dans la violence chiites et Kurdes irakiens (répression des principaux courants de l’opposition politique, massacre des insurgés dans le Sud irakien en 1991), ancrant définitivement la perception d’une domination sociale et politique de type communautaire.

On ne peut nier au niveau historique, voire numérique, la surreprésentation qui fut celle des Arabes sunnites au sein des sphères du pouvoir, des institutions étatiques et des forces armées durant toute l’histoire contemporaine irakienne, mais qui s’éclaire avant tout par la perpétuation, sous mandat britannique, du statut indéniablement privilégié qui était celui des élites sunnites à l’heure ottomane. Il ne s’agit d’ailleurs pas tant de contester l’existence de cette « infrastructure » que de s’interroger sur sa nature « réflexive » [Steier ; Giddens, 1991] : cette domination procédait-elle en effet d’un projet hégémonique réfléchi, défini dans des termes ethnoconfessionnels, et surtout orienté vers son autoreproduction [2] ? Cette question mériterait aujourd’hui d’être sérieusement reconsidérée.

Le paradigme de la domination arabo-sunnite fait surtout l’impasse sur certains aspects essentiels de l’histoire irakienne contemporaine. Il se fonde tout d’abord sur la négation, indirecte, de toute idée d’une construction « nationale », laquelle s’est pourtant épanouie pendant des décennies au rythme d’une activité intellectuelle et politique intense [Zubaida, 2003]. Il est indiscutable que l’accession au pouvoir du Ba’th a marqué un coup d’arrêt violent à ce processus et que le règne de Saddam Hussein l’a définitivement achevé. L’assimilation du régime à un système d’ordre confessionnel n’en demeure pas moins simplificatrice et ne résiste pas à une mise en exergue plus minutieuse des mécanismes qui soutenaient, avant 2003, le fonctionnement de la tyrannie ba’thiste. Dans les années 1990, cette dernière s’est maintenue et perpétuée en opposition à l’ensemble du peuple irakien, selon un ordre de domination pure débarrassée de tous ses oripeaux idéologiques et sociaux passés [Baran, 2004]. Entre autres illustrations, les incidents survenus à Ramadi entre des membres de la tribu arabe sunnite des Doulaïm et le pouvoir au cours des années 1990 sont à ce titre édifiants. La rébellion en 1995 de segments entiers de cette tribu donne lieu, de fait, à une répression virulente du régime [Hashim, 2006]. De la même manière, les proches du raïs ne sont pas épargnés.

La genèse d’un phénomène identitaire complexe au prisme de l’occupation

Les Arabes sunnites dans la ligne de mire stratégique américaine

C’est toutefois précisément autour de cette conception schématique de la société irakienne comme produit d’un rapport de forces systématique entre une minorité arabo-sunnite dominante et une majorité chiito-kurde opprimée que se structure, à l’aube du conflit, l’approche américaine présidant au renversement du régime de Saddam Hussein. Ainsi, tandis que chiites et Kurdes se voient portés en grâce à Washington comme les futurs bâtisseurs d’un « nouvel Irak » démocratique, les Arabes sunnites sont pour leur part collectivement associés à la dictature ba’thiste, dont ils forment aux yeux des stratèges néoconservateurs la principale ossature. Cette essentialisation d’un « macro-ennemi » [Bozarslan, 2003] arabosunnite, certes inspirée des poncifs consacrés par l’irakologie moderne, se voit par ailleurs exacerbée par l’influence écrasante des forces de l’opposition irakienne en exil, qui entendent fermement s’imposer comme les nouveaux maîtres du jeu.

La désignation d’un ennemi intérieur « arabo-sunnite » en Irak procède également, indirectement, de la pensée développée au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 et de la « guerre contre la terreur » décrétée par l’administration de George W. Bush. À cet égard, la « connexion » établie par Washington entre le régime de Saddam Hussein, dernier héraut du nationalisme arabe, et Oussama Ben Laden, alors figure de proue de l’islamisme (sunnite) global, n’est pas résiduelle. Elle renforce davantage la représentation des Arabes sunnites irakiens comme étant non seulement l’incarnation collective de la tyrannie ba’thiste, mais aussi un soutien direct à la mouvance islamiste radicale, le raïs étant suspecté d’avoir offert un refuge territorial à plusieurs organisations terroristes. Sur un plan à la fois endogène et exogène, la diabolisation de l’identité arabo-sunnite est donc patente à la veille de l’invasion militaire, portant déjà en germes les mesures dévastatrices que va prendre la coalition.

« Débaasifier » l’Irak, visage caché d’une « désunnification » ?

Au premier rang de celles-ci figure la politique de « débaasification » décrétée par la coalition dès le mois suivant la chute de Bagdad, le 9 avril 2003. S’inspirant du programme de « dénazification » de l’Allemagne en 1945, elle provoque en quelques semaines non pas un « changement de régime » (regime change) grâce à la seule dissolution du Ba’th et de ses organes de sécurité, mais, bien pire, un effondrement total de l’État irakien et de ses institutions. Placée sous la coupe d’Ahmad Chalabi, elle frappe sans discernement l’ensemble de la population irakienne qui, le plus souvent, devait son adhésion au hizb à de simples motifs opportunistes (calculs d’intérêt et autres privilèges relatifs).

En quelques semaines, toutes les élites du pays, majoritairement arabes et sunnites, sont décapitées, des dizaines de milliers d’hommes arrêtés, d’officiers et de policiers démobilisés et laissés pour compte suite au démantèlement de l’armée irakienne et des forces de sécurité. Si la débaasification est une priorité fondamentale aux yeux de la majorité chiito-kurde, elle est en revanche vécue par les Arabes sunnites comme une entreprise de punition aveugle à leur encontre.

Entre traque militaire et marginalisation politique

Sur le plan militaire, la débaasification se traduit par la conduite, dans les principales régions arabo-sunnites, d’intenses opérations au sol - « encercler et chercher » (cordon and search) - destinées à traquer les éléments de l’ancien régime. En l’espace de quelques semaines, le « Triangle sunnite » - expression élaborée de toutes pièces par les thinks tanks américains - devient le principal sanctuaire des ferments naissants de l’opposition armée irakienne et de la stratégie contreinsurrectionnelle des forces de la coalition. L’extrême virulence des actions qui s’y déploient, conjuguée aux humiliations et exactions répétées à l’encontre de civils, suscite l’indignation des populations locales et pose dans le même temps les jalons d’une profonde aliénation au processus de transition.

Le ressentiment éprouvé par de nombreux Arabes sunnites est à ce titre d’autant plus fort qu’à cette véritable chasse à l’homme s’ajoute une ostracisation totale au sein des nouvelles institutions mises en place par l’occupant. Le 13 juillet 2003, l’établissement du premier « Conseil de gouvernement irakien », qui n’inclut que cinq Arabes sunnites face à une représentation écrasante des coalitions chiite et kurde, institutionnalise de facto une reconstruction politique d’essence sectaire et surtout le statut de minorité dans lequel la frange arabo-sunnite se voit enferrée contre son gré [3]. Entre 2003 et 2005, cette exclusion politique demeure une constante. Le gouvernement intérimaire formé par Iyad al-’Allawi le 1er juin 2004, bien que se revendiquant de représenter l’ensemble de la diversité sociale irakienne, ne change rien à la situation. De surcroît, Ghazi al-Yawar, chef tribal shammar nommé à la présidence, est une figure controversée et coupée des milieux arabes sunnites locaux.

Au niveau symbolique, le rejet du stigmate [Goffman, 1963] [4] imposé aux Arabes sunnites passe par une réaffirmation de leur « irakité » qui, bientôt, prend la forme d’un soulèvement armé.

L’insurrection, reflet et creuset d’une identité contestataire plurielle

Naissance du soulèvement : résistance « arabe sunnite » ou phénomène transversal ?

Au calme relatif qui semblait l’emporter dans les premiers jours suivant l’« Opération Liberté Irak » (Operation Iraqi Freedom) se substitue très vite sur le terrain un malentendu profond entre Irakiens et troupes étrangères. À mesure que se multiplient incidents, accrochages et arrestations arbitraires s’étendent les actes de violence à travers le pays, et ce particulièrement dans les provinces centrales les plus touchées. Ba’thistes issus de l’ancien dispositif de sécurité, armés et aguerris aux techniques de combat, officiers démobilisés et privés de solde, jihadistes étrangers ou simples chabab désireux d’en découdre avec l’occupation, les acteurs sont nombreux à organiser les premières cellules du soulèvement. Leurs opérations se concentrent alors essentiellement à Bagdad et dans le gouvernorat à majorité démographique arabo-sunnite d’Al-Anbar, devenu en quelques semaines le principal fief des insurgés. L’idée selon laquelle l’insurrection relève d’emblée d’une perspective sectaire - arabe et sunnite en l’espèce -, très largement relayée par la plupart des observateurs, n’en est pas moins biaisée et trompeuse quant à la nature véritable de la mouvance qui émerge à partir de l’été 2003.

Dans sa forme initiale, la violence qui s’oppose aux forces étrangères révèle en effet un phénomène de prime abord transversal, intercommunautaire, où les particularismes ethniques et confessionnels se fondent au sein d’un même impératif de lutte contre l’occupant. Alors que le président américain déclare la fin des « opérations majeures » en Irak le 1er mai, les partisans de Muqtada al-Sadr, qui contrôlent des quartiers entiers de la capitale irakienne, commencent déjà à organiser une opposition armée de grande ampleur à l’occupation, qui culminera l’année suivante par des combats sanglants entre l’« Armée du Mahdi » (Jaïch alMahdi) et les troupes américaines à Bagdad, Karbala et Najaf (sud du pays), et se traduira par une « union sacrée » des insurgés sunnites avec leur frères chiites.

Du triple registre « nationaliste », « islamique » et « tribal » de la lutte armée

La concentration des violences insurrectionnelles dans le « Triangle sunnite » n’est donc pas le fait d’une quelconque prédisposition intrinsèque des Arabes sunnites au soulèvement, mais avant tout la conséquence du poids de la présence militaire étrangère qui s’y déploie. Deux principaux registres identitaires constituent le soubassement du soulèvement armé : l’un « nationaliste » (patriotique), l’autre « islamique » (religieux). Ces sentiments sont indissociables et se confondent dans la lutte des premiers groupuscules contre l’occupation. Défendre l’Irak est en ce sens à la fois vécu comme un devoir citoyen, au service de la nation irakienne et de sa souveraineté, et religieux, celui d’un jihad défensif opposé à une présence réputée « impie » sur un territoire musulman. Tous deux apparaissent d’autant plus décisifs que se renforcent le sentiment d’humiliation, la colère des populations locales et la multiplication des incidents poussant de nombreux jeunes hommes à prendre les armes. Une brève radioscopie des premières factions qui se font jour dans le champ insurrectionnel irakien confirme ce double ancrage. Symptomatiques de cette subtile alliance « islamo-nationaliste » sont des groupes tels que le « Commandement de la Libération et de la Résistance irakiennes », le « Haut-Commandement des moudjahidine d’Irak » ou le « Front national pour la Libération de l’Irak », tous trois apparus dès le mois d’avril 2003.

Un troisième socle de cette insurrection qui prend corps à l’été 2003 renvoie à l’identité tribale des provinces qui l’abritent, laquelle articule un ensemble de normes et d’attitudes éclairant également l’ampleur des affrontements. Le tissu social des régions centrales d’Irak se structure autour d’une constellation de petites et moyennes tribus, dont certaines constituent de plus larges confédérations interfrontalières (Doulaïm et Shammar par exemple). Bien que profondément déstructuré à l’époque contemporaine, le monde tribal irakien a conservé un attachement fort à un ensemble de normes et de valeurs, telles que la défense de l’honneur (irdh, charaf) du clan ou l’attachement aux traditions guerrières. Dans une large mesure, le comportement offensif et outrageant de certains soldats américains, n’hésitant pas à menotter ou masquer les hommes à la vue de leurs familles, à pénétrer dans les maisons avec des chiens - acte prohibé par l’islam - ou à pratiquer des fouilles au corps sur des femmes, suscite un profond sentiment d’humiliation au sein des populations locales et des velléités de revanche. Un insurgé déclare ainsi en 2003 : « L’Amérique nous a envahis, insultés et il est donc légitime pour nous de la combattre. Notre honneur est en jeu. »

Fallouja, symbole d’une aliénation collective

Située au coeur du gouvernorat d’Al-Anbar, Fallouja, aussi appelée « Ville des mosquées » (madinat al-masajid), devient dès 2003 l’un des principaux bastions de l’insurrection armée. Pourtant, ses dignitaires et principaux chefs de tribus avaient initialement favorisé une position conciliatrice. À la mi-avril, soit quelques semaines après la chute du régime, les troupes étrangères ouvrent le feu sur des populations lors d’une manifestation pour la réouverture de l’école investie par la coalition et causent la mort de plusieurs dizaines d’innocents. Un an plus tard, la mutilation de quatre employés de la compagnie de sécurité Blackwater, pendus par une population locale en liesse, provoque le lancement de l’opération militaire « Résolution vigilante » (Vigilant Resolve), qui aboutit au premier siège de la ville et coûte la vie à plusieurs milliers d’insurgés, tandis que les habitants sont poussés à fuir. Cette première bataille ne permettant pas une extinction du soulèvement qui se reconstitue en quelques mois, les forces américaines et officielles irakiennes, placées sous la houlette du Premier ministre Iyad al-’Allawi, lancent enfin en novembre 2004 une seconde opération conjointe, « Fureur fantôme » (Phantom Fury), qui doit définitivement écraser les membres de l’opposition armée. Au terme d’affrontements sanglants, Fallouja est totalement détruite et l’aliénation des Arabes sunnites alors poussée à son paroxysme.

Les Arabes sunnites dans une situation d’impasse politique structurelle

Effondrement du régime, vide politique, déficit de leadership

La destruction du régime de Saddam Hussein, l’institution d’une donne proprement communautaire par les forces de la coalition et le retour triomphant de partis chiites et kurdes ouvertement sectaires placent la frange arabo-sunnite dans une situation de vide politique total, sinon d’assiègement. Cette dernière ne dispose en effet d’aucune institution alternative et les courants de l’ancienne opposition en exil susceptibles de lui offrir une représentation sont minoritaires, déconnectés depuis plusieurs décennies des réalités sociales du pays ou tout simplement privés de toute réelle audience populaire. Une formation telle que le Parti islamique irakien (Al-Hizb al-Islami al-’Iraqi), héritier historique des Frères musulmans réprimés au cours des années soixante et passés ensuite dans la clandestinité, est particulièrement emblématique de ce double déficit de représentativité et de légitimité. En dépit de ses efforts continus en vue de s’allier le soutien de la population et sa participation aux nouvelles institutions, il échoue à s’imposer et se voit même largement discrédité du fait de ses positions.

Plus profondément, les Arabes sunnites, contrairement aux chiites et aux Kurdes, ne disposent d’aucune culture politique autre qu’une projection collective au sein du modèle national irakien, centraliste et unitaire, tel qu’il a été porté par les gouvernements successifs et qui façonne ontologiquement leurs référents. Autrement dit, l’identité sociopolitique arabo-sunnite ne s’est jamais, ou rarement, définie en opposition aux pouvoirs en place, mais, au contraire, structurée autour d’un principe d’« irakité » triomphante et partagée, dont bon nombre d’acteurs dans l’après-Ba’th se sont voulus les chantres et défenseurs infaillibles. Ce double registre identitaire « centraliste » et « unitaire » illustre surtout la difficulté qui a d’emblée été celle d’une majorité d’Arabes sunnites à se reconnaître et s’identifier à la nouvelle politique sectaire, et par conséquent leur rejet massif de cette dernière.

Un paysage politique multiple, une condamnation unanime de l’occupant

Face au vide latent créé par l’effondrement de l’ordre ba’thiste, un éventail de formations politiques ne tarde pas à faire son apparition au sein du nouveau champ politique irakien en gestation, donnant voix, de manière plus ou moins explicite, à la crise politique et identitaire arabo-sunnite. Certaines préexistent à la chute de Bagdad, d’autres sont radicalement nouvelles, et toutes se caractérisent par l’extrême diversité de leurs ancrages idéologiques respectifs. On distingue généralement à cet effet les partis dits « laïcs » des forces d’obédience religieuse, bien qu’il soit en réalité délicat de tracer les contours exacts de la représentation arabo-sunnite postba’thiste. Parmi les forces séculières figurent néanmoins des forces telles que les Démocrates irakiens indépendants, sous la houlette d’Adnan Pachachi, ancien ministre des Affaires étrangères avant le coup d’État du Ba’th de 1968, ou le Parti démocratique national de Nasser Chadarchi. Dans le champ religieux émergent pour leur part trois principaux courants : le Comité des oulémas 5. Malgré l’absence d’estimations exactes et fiables, les taux de participation dans les régions et provinces à majorité démographique arabe sunnite ont été extrêmement bas (de 2 à 25 % selon les chiffres rapportés par le PNUD). musulmans, qui se revendique du contrôle de « 3 000 mosquées » dans le pays, le Parti islamique irakien, précédemment cité, et la mouvance salafiste.

Replacée dans une perspective dynamique, l’évolution de ce champ durant les cinq dernières années a marqué un déclin des courants séculiers et l’ascension des forces religieuses, dans la continuité du processus de réislamisation de la société irakienne tel qu’il s’était enclenché par le bas à la fin des années 1980 avant de faire l’objet d’une instrumentalisation par le régime à travers la « campagne de la foi » (Hamlat al-imn), lancée trois années après le début de l’embargo. Au printemps 2003, le retour en Irak de certaines grandes figures religieuses, familières de la population et jouissant d’une forte popularité du fait de leur rejet virulent de l’occupation - Harith al-Dhari, leader du Comité des oulémas musulmans, ou l’imam salafiste Ahmad al-Soumaydaï, tous deux proches de l’insurrection armée, sont deux exemples -, a favorisé cette montée en puissance du champ religieux, la mosquée investissant le néant politique, social et symbolique laissé par la destruction de l’État irakien.

Dans leur ensemble, ces forces ont pour dénominateur commun leur rejet de l’occupant et de toute forme de participation à la transition politique soutenue par la coalition, illégitime et porteuse d’une division de la nation. La défense d’un Irak unitaire et le refus du sectarisme fondent à cet égard la singularité politicoidentitaire des Arabes sunnites, tout en les excluant durablement des institutions.

De l’opposition conjoncturelle à l’impasse politique structurelle

La trajectoire des Arabes sunnites en Irak postba’thiste dessine en effet, dans les grandes lignes, une aliénation structurelle à toutes les étapes du processus politique et institutionnel édifié par les forces de la coalition. Leur ostracisation, dès l’été 2003, des instances de gouvernement, à laquelle s’ajoute l’impact dévastateur de la débaasification, ancre durablement ce positionnement, exacerbé au terme des deux sièges de Fallouja l’année qui suit. Le premier scrutin législatif tenu en janvier 2005 fait ainsi l’objet du boycott de toutes les formations politiques et la participation de la population locale au vote est quasi nulle [5]. Les résultats, consacrant une victoire écrasante des listes communautaires chiites et kurdes, sanctionnent définitivement l’état initial de sous-représentation, seuls 17 des 275 députés siégeant au nouveau Parlement étant d’origine arabe et sunnite.

Conscients toutefois qu’un rejet définitif du processus politique peut, à plus long terme, se révéler fatal et mettre en danger leur existence même au sein de l’édifice irakien, certains dirigeants arabes sunnites amorcent un revirement à partir du printemps suivant les élections et opèrent un retour sur la scène politique. Ce retournement est d’autant plus propice que les États-Unis, en prise avec une insurrection armée de plus en plus organisée et sophistiquée, exercent des pressions croissantes sur le nouveau gouvernement du chiite Al-Ja’fari pour que ce dernier permette la réintégration progressive des sunnites dans le jeu politique, surtout celle des anciens éléments ba’thistes (« rebaasification »). Ce faisant, les États-Unis espèrent pouvoir contenir le soulèvement armé en ramenant à la vie civile les anciens insurgés. Les Arabes sunnites doivent enfin être étroitement associés aux travaux de rédaction de la Constitution permanente.

Dans l’ensemble, les deux volets du « retour » politique des Arabes sunnites sont un échec. D’une part, la « rebaasification » souhaitée par la coalition se révèle non seulement tardive, mais bute sur l’opposition des forces chiites, et ce tandis que l’insurrection continue de prospérer. Sur la question constitutionnelle, les parties ne sont pas parvenues à surmonter leurs dissensions et le texte final, qui entérine le principe fédéral et sanctionne ainsi la réorganisation de l’Irak selon des lignes ethniques et religieuses, est rejeté en bloc par une majorité d’Arabes sunnites, lesquels craignent une partition de facto du pays, à travers laquelle ils se verraient réduits à une situation de sous-citoyens, assiégés par les périphéries et, plus encore, privés de tout accès aux principales ressources énergétiques.

Normalisation incertaine, morcellement politique, représentativité variable

Outre un rapport d’aliénation viscérale à la transition, la situation d’impasse politique dans laquelle se trouve la frange arabo-sunnite s’éclaire en partie à travers une conjonction de facteurs qui lui sont propres. Tout d’abord, l’horizon d’une normalisation et d’un ralliement au processus à l’oeuvre bute sur la résilience de l’insurrection armée, dont les membres s’opposent à toute forme de collaboration ou de compromis avec l’occupant et n’hésitent pas à user des moyens les plus violents pour châtier ou dissuader toute velléité participationniste. À plusieurs reprises, les bureaux du Parti islamique irakien (PII) ayant rejoint la dynamique politique en 2004 sont mis à sac, incendiés, et plusieurs de ses personnalités liquidées. Tous les partis politiques se trouvent ainsi face à un dilemme épineux : condamner l’occupant en acceptant le prix de la clandestinité - ce choix sera celui du Comité des oulémas musulmans et de son leader Al-Dhari - ou collaborer avec les forces étrangères, au risque d’une délégitimation aux yeux de la population et d’une prise pour cible directe par le soulèvement.

À cette difficulté de positionnement s’ajoute l’extrême fragmentation du paysage politique qui n’est jamais parvenu à se structurer de manière claire ni à proposer un projet unifié et cohérent. Pourtant, dans les premiers mois ayant suivi la chute de Saddam, des tentatives de rapprochement entre partis ont eu lieu à maintes reprises. Mais ce n’est véritablement qu’en 2005, à la veille du second scrutin législatif, que ces dernières ont donné leurs premiers résultats, notamment avec l’établissement des « Front irakien de la Concorde » et « Front irakien pour le Dialogue », regroupant diverses factions politiques et dont la participation aux élections marquait le retour des Arabes sunnites sur la scène politique [Benraad, 2006]. Enfin, la question de la représentativité réelle de ces courants auprès des citoyens n’a pas manqué de se poser. Si l’on ne dispose à cet égard d’aucune donnée chiffrée, certaines jouissent manifestement d’un capital de sympathie plus élevé en milieu populaire, à l’instar du Comité des oulémas, qui a essentiellement tiré sa popularité de l’invariabilité de ses revendications ainsi que de sa sensibilité profondément nationaliste.

Une guerre civile emblématique des paradoxes identitaires irakiens

D’Al-Qaida au tournant de Samarra : un « momentum » confessionnel ?

Initialement transcommunautaire, l’insurrection armée s’homogénéise peu à peu à partir de l’année 2005 pour devenir principalement arabo-sunnite. Ce processus est le fruit d’une salafisation accrue de ses rangs, sous l’influence notamment de la mouvance jihadiste et de ses représentants étrangers. L’« Organisation d’Al-Qaida au pays des deux fleuves » (Tanzim al-Qa’ida fî Bilad al-Rafidayn), anciennement « Unicité et Jihâd » (Tawhid wa-l-Jihad), est apparue en Irak au cours de l’été 2003, conduite par le dirigeant jordanien Abou Mous’ab al-Zarqawi, auteur présumé des attaques les plus meurtrières dans le pays. Dès son arrivée sur le territoire irakien, celui-ci n’entend pas seulement se confronter à l’occupant « croisé », mais surtout éliminer du paysage irakien les « rejectionnistes [6] » (rawafidh). Cette animosité envers le chiisme, caractéristique de la pensée salafiste, transparaît dès 2004 dans différents communiqués diffusés sur la Toile. Dans une lettre interceptée par la coalition et attribuée à Al-Zarqawi, ce dernier révèle ainsi son intention de fomenter un conflit sectaire entre chiites et sunnites en Irak [7]. Al-Qaida capitalise en ce sens largement sur la rancoeur, la frustration et l’absence de perspectives de nombreux Arabes sunnites irakiens afin de les rallier à ses rangs, leur offrant revenus, entraînement et armement. En 2005, l’organisation, alors amplement « irakisée », intensifie lourdement ses opérations armées à travers une série d’attentats suicides spectaculaires et d’assassinats ciblés, tous au caractère désormais ouvertement sectaire.

Le 22 février 2006, l’attentat à l’explosif contre le mausolée chiite saint de la ville de Samarra, qui renferme les tombeaux des imams ’Ali al-Hadi (827-874) et Hassan al-’Askari (845-874), provoque un basculement brutal du conflit irakien dans les affres d’une guerre civile de grande ampleur. Une vague de violences sans précédent s’empare du pays et se traduit par des représailles sanglantes à l’encontre des lieux de culte et civils arabes sunnites, auxquels les fidèles chiites attribuent le crime. Des dizaines de mosquées sunnites sont ainsi saccagées, incendiées ou détruites dans la capitale et les provinces du Sud irakien, et des dignitaires religieux sauvagement exécutés. La dénonciation des violences par les courants politiques d’ancrage arabo-sunnite (Parti islamique, Comité des oulémas musulmans), qui évoquent une campagne d’agressions « volontaires et systématiques » contre les populations arabes sunnites, ne permet aucun apaisement véritable de la situation et les violences ne cessent de s’étendre [Benraad, 2007].

L’espace territorial irakien se trouve lourdement affecté et profondément reconfiguré au rythme de la fracture sectaire qui déchire le pays. De nombreuses populations arabes sunnites issues des zones géographiques à dominante chiite sont contraintes, dans des conditions dramatiques, de quitter leurs quartiers et habitat. Les événements de Samarra bouleversent en profondeur les équilibres ethniques et confessionnels irakiens. Ainsi, à Bagdad, pendant plusieurs mois, des violences sans précédent opposent les uns aux autres les quartiers à majorités sunnite et chiite et se traduisent par une véritable campagne de nettoyage ethnique, entraînant progressivement une homogénéisation des principales zones de la capitale.

De l’unité formelle aux fissurations de l’insurrection arabo-sunnite

Le tournant confessionnel du conflit irakien au printemps 2006 met à nu l’ampleur du déchirement de la société irakienne depuis le début de l’occupation étrangère. Comme le montrent les formes de violence qui se substituent progressivement au seul clivage sunnite/chiite, la conflictualité irakienne se caractérise par son extrême complexité et la pluralité des logiques identitaires qui la parcourent. Elle ne renvoie pas à un simple processus d’uniformisation communautaire, mais à des dynamiques de fissuration sociales, géographiques et symboliques d’ensemble, quasiment indéchiffrables.

L’évolution de l’insurrection arabo-sunnite au lendemain de la mort d’Abou Moussab Al-Zarqawi, tué dans un raid américain au mois de juin 2006 par les forces de la coalition, est particulièrement emblématique de cette fragmentation intracommunautaire succédant au « momentum » de Samarra.

Le 15 octobre 2006, la branche d’Al-Qaida proclame unilatéralement un « État islamique d’Irak » (Dawlat al-’Iraq al-Islamiyya) sur plusieurs parties du territoire irakien (Bagdad, Al-Anbar, Diyala, Kirkouk, Salah al-Din, Ninive, gouvernorats de Babel et Wasit) en vue de protéger les sunnites des exactions « croisées » et « safavides », et de doter ces derniers d’instances représentatives véritables après l’adoption de la loi fédérale par le Parlement irakien. Cette déclaration hégémonique nourrit d’emblée la suspicion non seulement de la coalition, mais des principaux groupuscules insurgés de tendance plus nationaliste (Brigades de la Révolution 1920, Armée islamique d’Irak en particulier), qui accusent les partisans de l’État islamique de brader l’unité territoriale irakienne au service leurs ambitions. Ces dissensions, sur fond de politisation accrue du mouvement, amorcent un processus de délitement progressif de l’unité qui semblait jusqu’alors prévaloir au sein de l’opposition armée.

Le phénomène du « Réveil » tribal (Sahwa) ou l’approfondissement des divisions

Parallèlement aux dissensions agitant l’opposition armée suite à l’annonce d’un État islamique, un autre phénomène se fait jour à l’automne 2006 : le « Conseil du Réveil d’Al-Anbar », établi par des tribus du gouvernorat en vue d’y éliminer les membres d’Al-Qaida. Il s’agit de prime abord d’une réaction des principaux chefs tribaux de la région après la liquidation par l’organisation de plusieurs de leurs membres - dont notamment la figure d’Abd al-Sattar al-Richawi. En l’espace de quelques mois, Al-Anbar, jusqu’alors foyer insurrectionnel réputé imprenable, devient l’une des composantes essentielles de la stratégie américaine d’escalade (surge) lancée par l’administration Bush au mois de janvier 2007. Conscientes qu’elles ne peuvent agir seules, les tribus de la province s’allient en effet aux forces étrangères et ne tardent pas à enregistrer d’importants succès face à Al-Qaida. Ainsi, les améliorations sécuritaires à Bagdad et dans le centre du pays, quoique relatives et fragiles, sont incontestables.

En 2007, la Sahwa n’a cessé de s’étendre, se généralisant à l’ensemble du gouvernorat d’Al-Anbar, puis à d’autres provinces à travers la mobilisation d’importantes personnalités tribales et d’insurgés nationalistes. Bénéficiant du soutien matériel (armement) et financier américain, le mouvement est ainsi estimé au début de l’année 2008 à près de 80 000 membres, dont les quatre cinquièmes sont arabes sunnites. Selon certains observateurs, les Conseils du Réveil, dont les ambitions politiques sont évidentes, offriraient enfin une porte de sortie à la population arabe sunnite face à l’impasse des formations politiques « formelles ». Ils disposeraient désormais d’une ample marge de manoeuvre sur le terrain, après avoir réinvesti au niveau politique, social et sécuritaire le vide étatique ambiant.

Cette nouvelle dynamique tribale n’est pas sans comporter de nombreuses incertitudes, susceptibles d’approfondir l’état de division de l’entité arabo-sunnite.

Politiquement, les velléités de domination des tribus conduisent à l’apparition de vives tensions dans le camp des forces associées au processus politique. Des personnalités telles que l’actuel vice-président irakien Tariq al-Hachimi ou le leader du Front de la Concorde irakien Adnan al-Doulaïmi ont à plusieurs reprises exprimé leur inquiétude face aux ambitions politiques de la Sahwa. La popularité croissante et le pouvoir effectif dont disposent les chefs de tribus sur de larges portions du territoire défient de fait le pouvoir du bloc sunnite au sein du gouvernement, aujourd’hui engagé dans des négociations pour un meilleur partage du pouvoir et que l’expansion de la Sahwa pourrait potentiellement compromettre.

Bibliographie

 BARAN D., (2004) Vivre la tyrannie et lui survivre, l’Irak en transition, Paris, Éditions Mille et Une Nuits.

 BATATU H. (1978), The Old Social Classes and the Revolutionary Movements of Iraq, Princeton, Princeton University Press.

 BENRAAD M., (2006), « Irak : avancées et écueils d’une transition (2005-2006) », Afrique du Nord Moyen-Orient, La Documentation française.

 -, 2007, « L’Irak dans l’abîme de la guerre civile », Politique étrangère (1).

 BOZARSLAN H. (2004), « Perspectives irakiennes » (entretien), Esprit (8).

 GIDDENS A. (1991), The Consequences of Modernity, Cambridge, Polity Press.

 GOFFMAN E. (1963), Stigmates : les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit.

 HASHIM A. (2006), Insurgency and Counter-Insurgency in Iraq, New York, Ithaca, Cornell University Press.

 ISHOW H. (2003), Structures sociales et politiques de l’Irak contemporain, Paris, Éditions L’Harmattan.

 KUHN T. (1962), The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press.

 NAFI B. (2002), « Abu Al-Thana’Al-Alusi : An Alim, Ottoman Mufti, And Exegete of the Qur’an », International Journal of Middle East Studies (34).

 STEIER F. (1991), Research and Reflexivity, Londres, Sage.

 WIRTH L. (1945), « The Problem of Minority Groups », in LINTON Ralph (ed.), The Science of Man in the World Crisis.

 ZUBAIDA S. (2003), « Grandeur et décadence de la société civile irakienne », in

 BOZARSLAN H. & DAWOD H. (dir.), La Société irakienne, communautés, pouvoirs et violences, Paris, Karthala.


[1Nous utiliserons ici systématiquement l’expression d’« Arabes sunnites » dans un souci de précision.

[2Pour Frederick Steier, l’« autoréflexivité » (self-reflexivity) doit s’entendre comme un véritable « processus social » (social process), Anthony Giddens soulignant pour sa part que l’identité d’un groupe ou d’un individu donnés tient à leur faculté d’alimenter une « projection réflexive du soi » (reflexive project of the self).

[3Le concept de « minorité » ne renvoie pas nécessairement à une simple considération numérique et se réfère plus souvent en sociologie au statut désavantagé dont peut souffrir un groupe du fait des traits identitaires (ethniques, religieux, linguistiques) qui le distinguent de la majorité. Comme le souligne le sociologue Louis Wirth [1945], ce statut est susceptible de provoquer une discrimination sociale durable.

[4Erving Goffman définit un « stigmate » comme tout signe, tout attribut ou toute marque susceptibles de discréditer, de déclasser un individu ou une catégorie d’individus et de provoquer leur marginalisation, voire leur exclusion.

[5Malgré l’absence d’estimations exactes et fiables, les taux de participation dans les régions et provinces à majorité démographique arabe sunnite ont été extrêmement bas (de 2 à 25 % selon les chiffres rapportés par le PNUD).

[6L’expression fait référence, dans la vulgate salafiste, aux musulmans chiites, considérés comme « apostats ».

[7De sérieux doutes subsistent encore à ce jour quant à l’authenticité du document retrouvé au mois de mars 2004 par les forces de la coalition. Selon certains observateurs, soulignant sa forte tonalité « nationaliste », il porterait davantage la marque d’éléments du régime ba’thiste, d’anciens membres des services de sécurité notamment (moukhabarat).


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