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On sait que je me suis longtemps préoccupé de ce que l’on a d’abord appelé, il y a plus de cinquante ans, les « pays sous-développés [1] ». C’était d’ailleurs la traduction de underdeveloped countries, car l’expression venait des États-Unis, plus précisément de la Maison-Blanche. Depuis le lancement, au tout début de la « guerre froide » (1947), de la grande campagne américaine pour l’« aide aux pays-sous développés » (en fait, afin d’y freiner l’expansion du communisme), le monde était présenté comme divisé en deux parties, en deux grands ensembles de pays, complètement différents en termes économiques, sociaux et surtout démographiques : les pays développés et les pays sous-développés. À noter que les théoriciens de cette division économique de la planète ne firent pendant vingt ans guère allusion à l’autre discours qui pourtant battait son plein : l’antagonisme du « monde libre » et du « bloc communiste » que la Chine rejoint en 1949. Elle compte alors 600 millions d’habitants, soit environ le quart de la population mondiale.

La combinaison de ces deux façons de voir le monde se fit avec la diffusion progressive de l’expression « tiers monde » discrètement apparue à Paris au milieu des années 1950. L’idée de tiers monde ne prit son essor qu’après la conférence Tricontinentale de La Havane qui, en janvier 1966, rassembla 82 délégations de partis et de mouvements anti-impérialistes. Les 430 délégués, asiatiques, africains et latino-américains, ignoraient pour la plupart que tiers monde venait d’un jeu de mots (tiers monde, cf. tiers état) qu’en 1952 Alfred Sauvy avait fait dans France-Observateur, l’ancêtre du Nouvel Observateur. Et ils crurent qu’il s’agissait de

l’ensemble formé contre l’impérialisme par les « trois continents », l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine. L’expression connaît un immense succès dans tous les pays depuis la fin des années 1960 jusqu’au début des années 1980.

En 1973, Mao Zedong déclare solennellement au président du Mali venu le visiter que la Chine appartient elle aussi au tiers monde, bien qu’elle n’ait pas été officiellement colonisée. Cette affirmation devait être ensuite enregistrée par le Parti communiste chinois comme un des axes majeurs de la « pensée Mao Zedong ». Tous les pays du tiers monde, grands ou petits, et quel que soit leur régime, sont proclamés solidaires. Le tiers monde qui « souffre, lutte, exige, combat » est partout célébré comme un gigantesque Prométhée. Le Vietnam communiste et les Khmers rouges en sont les héros dans leur lutte enfin victorieuse contre l’impérialisme américain.

Mais, en 1979, les troupes vietnamiennes envahissent le Cambodge, les Khmers rouges n’ayant cessé depuis 1975 de lancer des raids sur la frontière dont ils exigent la modification. Cette guerre pour du territoire (le delta du Mékong) entre « frères » communistes provoque, dans tous les médias occidentaux, un sentiment d’horreur, à tel point que l’éditorial du Monde en vient, pour stigmatiser un tel coup contre la fraternité tiers-mondiste, à user du terme de géopolitique, bien que celui-ci fût proscrit depuis quarante ans, soi-disant pour nazisme.

Les colères tiers-mondistes à l’encontre du Vietnam virent à l’inquiétude lorsque la Chine lance, pour le punir, son armée contre lui (19 février 1979). On craint alors que l’URSS, alliée du Vietnam, intervienne. L’offensive de l’armée chinoise, malgré l’importance des effectifs engagés, tournera court devant la résolution et les capacités guerrières de l’armée vietnamienne, endurcie dans ses combats contre les Américains dont elle sait utiliser le matériel qu’ils ont laissé. On dira plus tard que cette défaite chinoise (sur laquelle les Vietnamiens sont restés discrets), qui montrait l’inefficacité de l’Armée populaire de libération, fut pour Deng Xiaoping, revenu au pouvoir en 1978, un argument décisif qui lui a permis de faire accepter aux dirigeants du Parti les « quatre modernisations », dont celle de l’Armée. On sait que ce sont elles qui marquent les débuts décisifs du développement de la Chine.

La guerre « fratricide » Vietnam-Cambodge-Chine marque le début de la disparition de l’idéologie tiers-mondiste et du mythe de la solidarité des pays pauvres. Dès lors, on ne dit plus le tiers monde, mais Sud, que l’on oppose à Nord. Ce sont évidemment des métaphores à connotation climatique et elles ont eu un grand succès. Certes, jusqu’au début des années 1990, les fameux « critères » du sous-développement pouvaient être constatés dans la plupart des pays tropicaux et subtropicaux. Mais il y avait déjà l’exception trop souvent négligée de la Chine du Nord. Depuis le formidable développement de la Chine - plus d’un milliard trois cent millions d’hommes -, la métaphore du Sud ne peut plus être tenue. L’on ne

peut sérieusement prétendre que si le capitalisme à la chinoise connaît aujourd’hui un tel essor, c’est parce qu’il serait somme toute passé « au Nord », sous prétexte que Pékin est à la même latitude que New York (le 40e parallèle).

Déjà à l’époque du tiers-mondisme, puis lorsque la métaphore Sud-Nord faisait florès, des marxistes prétendirent prouver la valeur scientifique de leur argumentation planétaire en la fondant sur un modèle géométrique : centre/périphérie. D’où des discours que l’on peut résumer en substance : Pourquoi le capitalisme s’était-il développé en Europe occidentale ? Parce qu’elle était le centre. Pourquoi le centre est-il passé aux États-Unis ? Parce que l’Europe est devenue leur périphérie. Mais pourquoi y a-t-il des pays « sous-développés » ? Parce qu’ils forment la périphérie. Mais comment différencier ces périphéries ? C’est ce que n’explique pas le modèle. En termes de géo-histoire, il est, en vérité, mis en cause par l’existence même de la Chine.

L’empire chinois, l’« empire du Milieu », fut de toute évidence durant des siècles le centre du monde ou du moins de l’ancien monde, le centre de toute évidence tant par sa prépondérance démographique que par son avance technique et scientifique. Alors pourquoi la Chine est-elle tombée dans la périphérie ? L’attaque occidentale, les trop fameuses « guerres de l’opium », cette politique de la canonnière, aurait, tout aussi bien, pu être repoussée, comme elle le sera un peu plus tard au Japon. Les forces de celui-ci étaient pourtant bien petites en regard de celles de l’empire chinois.

On peut réfléchir sur les causes qui ont empêché que se constitue, dans cet empire bureaucratique, une vraie bourgeoisie, alors qu’elle a pu se former, dans les structures féodales du Japon, comme cela avait été le cas en Europe occidentale. Telles sont les questions qu’autrefois je me suis posées, et tout d’abord à propos du monde musulman, tout en ayant la chance de me trouver impliqué, en tant que géographe, dans un certain nombre de conflits qui se déroulaient dans le tiers monde [2].

Mais aujourd’hui, ce sont d’autres problèmes qui se posent à nous, pour essayer de comprendre quelles sont les causes profondes du formidable développement de la Chine, en dépit mais aussi à cause des processus de mondialisation ; développement formidable par sa rapidité et l’effectif énorme des populations urbaines qu’il mobilise.

La Chine est véritablement en train de changer l’ordre du monde : si elle porte encore beaucoup de séquelles des phénomènes de sous-développement qu’elle a connus et de l’autarcie maoïste, l’essor de son capitalisme à direction communiste

fait éclater le fameux modèle centre/périphérie. À moins que l’on considère que la Chine est en train de devenir un nouveau centre du monde, ce que les dirigeants de l’URSS n’avaient jamais envisagé en termes économiques, mais seulement au plan de la politique et de l’idéologie.

Dans l’économie mondiale, les effets de la croissance économique de la Chine sont d’ores et déjà considérables : le triplement des cours de l’acier et des métaux non ferreux, la multiplication des rivalités pour les concessions pétrolières et le tracé des oléoducs, le fait que ce soient les banques chinoises qui couvrent une grande partie du déficit financier des États-Unis, après avoir acheté des bons du Trésor américain pour 350 milliards de dollars. En novembre 2006, 48 chefs d’États africains ont été réunis à Pékin par le président chinois qui ne cesse depuis - ou son Premier ministre - de faire la tournée des pays africains. Y arrivent de plus en plus nombreux, non seulement capitaux et techniciens chinois, mais aussi la main-d’œuvre qui réalise les travaux à moindre coût que les Africains et à un rythme accéléré. Fini la Françafrique, bonjour la Chinafrique !

Les causes profondes de l’énorme développement de ce capitalisme extra-ordinaire à direction communiste sont encore difficiles à saisir. Mais on peut d’ores et déjà décrire, avec l’outillage des diverses sciences sociales, les multiples caractéristiques de cette Chine en mutation. C’est l’entreprise qu’a dirigée et menée à bien, en réunissant 88 spécialistes, un géographe qui est un des meilleurs connaisseurs de la Chine, mon ami Thierry Sanjuan. Il a publié en 2006 le Dictionnaire de la Chine contemporaine (Armand Colin, Paris) et c’est lui qui a réuni la plupart des articles de ce numéro d’Hérodote.


[1Yves LACOSTE, Géographie du sous-développement, Presses universitaires de France, Paris, 1965. Cet ouvrage a eu trois éditions sensiblement différentes - la dernière en 1989 - qui traduisent l’évolution des idées et des problèmes.

[2Yves LACOSTE, Unité et diversité du tiers monde - des représentations planétaires aux stratégies sur le terrain, Maspero, Paris, 1980.


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