*Doctorante, Institut français de géopolitique, université Paris-VIII.

Depuis l’intervention américaine en Irak en 2003, nous assistons à une évolution politique dans le Kurdistan irakien, zone qui a été en guerre perpétuelle depuis le début du XXe siècle. Le territoire kurde en Irak connaît un véritable essor depuis 1991, date d’instauration de la zone de protection aérienne à la suite de la guerre du Golfe. Malgré ces évolutions, la région kurde connaît une certaine instabilité à cause des rivalités de pouvoirs qui opposent le PDK et l’UPK, les deux principaux partis politiques kurdes irakiens, maîtres incontestables de la région kurde en Irak. La guerre civile de 1994-1998, au cours de laquelle se sont affrontés partisans du PDK et de l’UPK, n’est pas complètement effacée des mémoires. La nouvelle génération kurde ne semble pas adhérer aveuglément aux « partis de leurs pères »et ne cautionne pas toutes les décisions politiques des deux principaux partis kurdes.

Abstract : Iraqi Kurdistan

Since the American intervention in Iraq in 2003, there is a political evolution in the Iraqi Kurdistan, a zone in continuous war since the beginning of the 20th Century. The Kurdish territory in Iraq is undergoing a real growth since 1991. At this date, due to the Golf War, the aircraft protected zone was instituted. Despite these evolutions, the Kurdish region is quite instable due to power rivalries opposing KDP and PUK, the two main Iraqi Kurdish political parties, undeniable leaders of the Kurdish region inIraq. The civil war, from 1994 to 1998, opposing supporters of both parties, is not completly erased from memories. The new Kurdish generation does not seem to blindly accept their father’s political parties and does not agree with all the political decisions of both these Kurdish parties.

Depuis l’intervention américaine en Irak en 2003, nous assistons à une évolution politique dans le Kurdistan irakien, zone qui a été en perpétuelle guerre depuis le début du XXe siècle. Aujourd’hui, la zone kurde connaît une véritable stabilité sécuritaire, si bien que certains observateurs parlent d’un « havre de paix » qui contraste cruellement avec le chaos régnant dans le reste du pays irakien. Le territoire kurde en Irak connaît un véritable essor depuis 1991, date d’instauration de la zone de protection aérienne à la suite de la guerre du Golfe. La nature de cette zone de protection aérienne est le fait de l’aviation anglaise et américaine qui a opéré de 1991 à 2003 pour empêcher l’armée de Saddam Hussein d’intervenir contre les Kurdes qui s’étaient révoltés contre lui durant la guerre du Golfe. On sait que la « région kurde unifiée » a une stabilité politique précaire en raison des rivalités de pouvoirs qui opposent le PDK et l’UPK, les deux principaux partis politiques kurdes irakiens. Effectivement, une guerre civile a opposé le PDK à l’UPK de 1994 à 1998, ayant entraîné la mort de près de 4000 Kurdes. Durant Ce conflit, les représentants de ces deux partis politiques kurdes n’ont pas hésité À solliciter l’aide de l’Iran (pour l’UPK) et de Saddam Hussein (pour le PDK). La compréhension de ces deux formations politiques est relativement difficile mais elle est nécessaire car le PDK et l’UPK sont les maîtres incontestables de la région kurde en Irak. Quelles sont les réelles intentions de leurs dirigeants, pourquoi s’opposent-ils et comment réagit la nouvelle génération face à ces anciennes rivalités ?

La rivalité entre le PDK et l’UPK

La genèse

La Grande-Bretagne institue le 23 août 1921 une monarchie constitutionnelle en Irak, à la tête de laquelle elle place un roi hachémite, le roi Fayçal, fils de Hussein. Les Kurdes, dont l’organisation sociale est fondée sur des structures tribales, lui refusent toute légitimité, laissant ainsi Cheikh Mahmoud Barzandji (de la tribu Barzandji), représentant des revendications kurdes, se proclamer roi du Kurdistan en novembre 1922. Celui-ci a pour ambition de libérer tout le Kurdistan. Les Britanniques mettent fin à ce soulèvement, mais les Kurdes continuèrent leurs actions en créant d’autres mouvements nationalistes, sous la direction d’autres personnalités kurdes.

Le PDK, qui a été fondé le 16 août 1946, est indissociable de la personne de Mollah Mustafa Barzani. Son frère aîné (Cheikh Abd al-Salam II) avait déjà joué un rôle important dans le mouvement national kurde et dirigé des révoltes kurdes jusqu’en 1914. Il est pendu avec toute sa délégation par l’Empire ottoman à Mossoul alors qu’ils étaient convoqués pour des négociations. Le second frère de Mollah Mustafa (Cheikh Ahmed) prend la relève et devient l’instigateur des révoltes de 1919, 1922, 1931 et 1932.

Mollah Mustafa Barzani prend la tête de la tribu Barzani dès 1933. Il est capturé et exilé au sud de l’Irak par les Britanniques. Puis, il est assigné à résidence à Souleimanye jusqu’en 1943, date à laquelle il s’enfuit avec l’aide de certaines organisations nationalistes kurdes pour continuer la révolte jusqu’en 1945. La répression de ses révoltes force Mollah Mustafa Barzani à quitter l’Irak pour l’Iran afin de participer à la République kurde de Mahabad, dont il devint l’un des « généraux ». La République de Mahabad est proclamée le 22 janvier 1946 par Qazi Mohammed et prend fin subitement en décembre de la même année. Le général Barzani prend alors la fuite avec la plupart des membres de sa tribu vers l’ex-URSS. Ils traversent près de 500 km de routes montagneuses, poursuivis par les armées turque, iranienne et irakienne. La chevauchée dure 52 jours, perdant seulement deux hommes (noyés dans un fleuve entre l’Iran et l’ex-URSS). Mollah Mustafa Barzani fera son retour au Kurdistan d’Irak en 1958 avec l’arrivée au pouvoir de Kassem, qui proclamera une amnistie générale.

Le PDK, créé en 1946 à Mahabad, continue ses activités au Kurdistan irakien pendant l’exil du général Barzani. En 1950, Ibrahim Ahmed, un intellectuel de Souleimanye, est élu secrétaire général du parti. Ce dernier va modifier la tendance politique du parti, qui avait pour objectif initial de défendre les intérêts nationaux du peuple kurde, pour devenir un parti « marxiste-léniniste » en donnant la priorité à la lutte « antiréactionnaire et anti-impérialiste ». Le PDK n’a alors pas d’idéologie nationaliste propre et ne sait pas très bien ce qui le sépare du Parti communiste irakien [Kustchera, 1997]. Le retour de Mollah Mustafa Barzani, avec l’arrivée au pouvoir de Kassem en Irak en 1958, va marquer un tournant Dans l’histoire du PDK car il sera élu le président du parti dès 1959. Le régime de Kassem, sous influence idéologique communiste, promet aux Kurdes de les reconnaître en tant qu’entité et interdit toute discrimination à leur égard. Mais l’ambiguïté de ce régime apparaîtra très tôt lorsque Abd-es-Salam Aref, vice-Premier ministre de Kassem, décide d’intégrer l’Irak dans la « République arabe unie » née en février de la fusion de la Syrie et de l’Égypte. Le PDK va déclencher la « révolte du 11 septembre 1961 ».

Origines de la scission

Jalal Talabani, ancien lieutenant de Mollah Mustafa Barzani, décide de se séparer du PDK dès 1964 en suivant son père spirituel mais également son beau-père, Ibrahim Ahmed, mais ne crée sa propre formation politique qu’en 1976, l’UPK (Union patriotique du Kurdistan).

Les raisons invoquées par le nouveau dissident, Jalal Talabani, sont d’ordre idéologique. Ce dernier affirme vouloir instaurer un système décentralisé pour éviter la monopolisation du pouvoir dans les mains d’un seul homme. Il invoque le fait que le PDK est essentiellement tribal, en l’espèce le parti est dirigé par le clan Barzani composé de cinq tribus kurdes (les tribus Dolamari, Mizurî, Sherwanî, Barojî et Nizarî). D’un point de vue étymologique, « Barzani » signifie celui qui est originaire du village de Barzan, situé entre Dohuk et Erbil.

Selon certains observateurs, les Barzanis ont toujours légitimé leur position dirigeante par leur appartenance à des confréries soufies, discréditant ainsi toute opposition. Cette intransigeance va créer des tensions voire des oppositions à l’encontre des Barzani, telles que l’opposition de certaines tribus kurdes ou le départ d’anciens membres du PDK dans d’autres formations politiques dissidentes, la plus importante étant l’Union patriotique du Kurdistan de Talabani.

Il est utile d’apporter des précisions sur la nature prétendument religieuse du mouvement national kurde. On dit souvent que l’opposition UPK/PDK est également teintée d’une dimension religieuse dans la mesure où les Barzanis appartiendraient à la confrérie sunnite des Nakhsha-Bendi alors que les Talabanis appartiendraient à la confrérie sunnite des Qaddiri. Or, il est nécessaire de préciser que ces deux formations politiques ne se sont nullement opposées en raison de leur appartenance respective à ces confréries. Le clan Barzani appartient à la confrérie de la Naqshbandiyya depuis que Tadjaddin (arrière-grand-père du général Barzani) a adhéré à ce mouvement au début du XIXe siècle. De ce fait, avant même la lutte nationale kurde, les cheikhs de Barzan jouissaient d’un certain prestige et d’une vénération de la part des tribus avoisinantes. Le clan Barzani comptait seulement 750 familles en 1906, et il fut rejoint par d’autres tribus car ses cheikhs étaient considérés comme des guides religieux : les tribus Cherwani, Mizouris, Baroji et Dolamari appartiennent désormais au clan Barzani depuis le début du XXe siècle. D’un point de vue officiel, les cheikhs de Barzan n’étaient pas représentatifs de la confrérie Naqshbandiyya devant le gouvernement central, dans la mesure où ce rôle revenait à la dynastie des Nakhsha-Bendi. Cette dernière est installée au nord du Kurdistan irakien depuis le XIXe siècle et ses cheikhs avaient mis en place de véritables centres religieux et culturels, avec le soutien politique et financier de l’autorité centrale de Bagdad, et ce tout au long de la monarchie irakienne [Bamarni, 1999].

Ainsi, les héritiers de la dynastie fondatrice de la confrérie Nakhsha-Bendi, À laquelle appartenaient entre autres les Barzanis, entretenaient de très bonnes relations avec Bagdad. Or, nous savons que les Barzanis ont toujours combattu et résisté contre le pouvoir central dans le dessein de réaliser un objectif politique clair : l’autonomie du Kurdistan irakien. De telle sorte que, dans les années 1940 et 1950, on pouvait identifier dans certaines régions du Kurdistan irakien deux influences : les partisans du cheikh naqshbandi favorables à la monarchie, et les partisans de Barzani qui militaient pour une autonomie kurde.

Ainsi, affirmer que les Barzanis ont toujours légitimé leur pouvoir par des considérations religieuses et mystiques est une erreur historique, d’autant plus que de nombreuses tribus kurdes appartenant à d’autres confréries se sont ralliées à leur bannière. Il serait plus exact de dire que la figure charismatique de Mollah Mustafa Barzani, perçu comme le « héros de la lutte kurde contre l’oppresseur » par la majorité du peuple kurde au-delà des frontières irakiennes, a amené la population kurde, de confrérie naqshbandi ou qaddiri ou autre, à le « vénérer » jusqu’à présent.

Cette analyse s’applique également à l’UPK de Jalal Talabani, car ce dernier atoujours fait valoir ses objectifs politiques sans une quelconque légitimité religieuse liée à la confrérie des Qaddiri [1]. La rivalité PDK/UPK ne s’explique guère par une rivalité de confréries mais par des causes plus complexes.

Les premières divergences au sein du PDK apparaissent dans les années 1960, à tel point qu’en 1964 le parti est partagé entre deux tendances : celle de Mollah Mustafa Barzani qui prône la résistance par les armes pour les droits du peuple kurde ; celle d’Ibrahim Ahmed, secrétaire général du PDK qui deviendra également le représentant du PDK en Grande-Bretagne, qui souhaite privilégier la négociation avec Bagdad mais surtout privilégier la question sociale sur la question kurde.

La raison officielle de la divergence invoquée par le bureau politique, composé entre autres de I. Ahmed et J. Talabani, est que le général Barzani a signé un cessez-le-feu avec Bagdad sans en avoir averti le bureau politique. Or, la raison est tout autre car cet événement n’est qu’un prétexte pour créer une crise interne à une période où le bureau politique pense que son influence est plus grande que celle de Mollah Mustafa Barzani. Dès 1962, I. Ahmed aurait déclaré à des correspondants étrangers que « le patricien et président du parti était un De Gaulle kurde féru de pouvoir personnel, un conservateur imbu de tribalisme ». Lorsque Mollah Mustafa Barzani a signé le cessez-le-feu de 1964 sans l’accord du bureau politique, certains membres du bureau accusent le général de trahir la révolution et décident de continuer la révolte contre Bagdad. Le général Barzani prend alors la décision de démettre de leurs fonctions cinq anciens membres du bureau politique dont Ibrahim Ahmed, mais non Jalal Talabani en qui il nourrit encore de grands espoirs, mais qui finalement décidera de rejoindre les « expulsés ». Les cinq expulsés lancent un appel le 10 juillet 1964 par la radio « Voice of Kurdistan » pour inviter les peshmergas (combattants) à se rebeller contre le général Barzani et le nouveau comité central du parti. Mais la plupart des combattants de l’ARK (Armée révolutionnaire du Kurdistan) sont restés fidèles à Barzani et l’appel resta sans effet. Des combats éclatent entre l’ancien et le nouveau comité, forçant le premier à se réfugier en Iran avec 500 de ses hommes. Entre 1964 et 1975, le PDK abandonnecomplètement les idées de gauche pour devenir plus ouvertement conservateur. Dès leur retour au Kurdistan d’Irak, le général Barzani réintègre les peshmergas qui s’étaient enfuis avec l’ancien comité mais assigne à résidence I.Ahmed et J.Talabani. Ces derniers vont s’échapper pour collaborer avec Bagdad en constituant une milice baassiste avec quelques centaines de leurs sympathisants pour combattre le PDK jusqu’en 1970.

En 1970, Saddam Hussein, n’arrivant pas à venir à bout de la résistance kurde, va conclure un accord avec le PDK de Barzani et dissoudre les milices antikurdes, contraignant Ibrahim Ahmed et Jalal Talabani à l’exil jusqu’en 1974. Selon Ch.Kutschera, « l’erreur des brillants intellectuels qu’étaient I.Ahmed et J.Talabani fut de refuser d’admettre que le général Barzani incarnait en sa personne le mouvement national kurde, et cela bien au-delà des frontières de l’Irak, en Turquie Et en Syrie [...]. Les intellectuels kurdes irakiens (comme I.Ahmed et J.Talabani) s’étaient disqualifiés en se coupant totalement de ces tribus kurdes qui forment, qu’on aime ou pas, les masses du peuple kurde »[Kutschera, 1997].

Voici comment Ismet Cheriff Vanly, ancien représentant du PDK à Paris, analyse les prises de position de J. Talabani et I. Ahmed : « Les Talabanis auraient mieux fait de rentrer chez eux en 1966, ou de se faire pardonner en continuant À s’opposer à cette dictature militaire qu’ils avaient si brillamment combattue sous Kassem, ou encore en se posant comme une opposition politique et démocratique à l’intérieur même de la révolution. »

Saddam Hussein promet dans cet accord de mars 1970 d’accorder l’autonomie à ses Kurdes selon un programme qui serait finalement achevé dans un délai de quatre ans. Avec un peu de recul, nous réalisons mieux la portée de cet accord qui en fait permettait à S. Hussein de gagner du temps pour « régler » le problème kurde à sa façon. Le manque de maturité politique des Kurdes les a poussés à faire confiance naïvement à un régime qui avait montré de façon claire, dès son accession au pouvoir, sa position vis-à-vis des Kurdes.

L’Irak, s’étant rétabli sur les plans économique et militaire, Saddam décide De revenir de façon unilatérale sur les termes de l’accord de 1970, et exclut de la région kurde les principales villes pétrolières : Mossoul, Kirkouk, Khanaqin et Sindjar. Le mouvement de résistance kurde reprend en 1974 contre le régime baassiste, qui pourtant n’arrive toujours pas à mater le mouvement kurde armé par l’Iran. Aussi, Saddam entreprend-t-il de signer les accords d’Alger de 1975 avec l’Iran pour déstabiliser la révolte des Kurdes d’Irak.

Au Kurdistan irakien, la répression est telle que Mollah Mustafa Barzani décide de mettre fin à la « révolution kurde » et part en exil. Le silence des États-Unis est vécu comme une trahison de l’Occident pour les milieux kurdes qui se rallient désormais au système socialiste, en partie maoïste car Moscou apporte clairement son soutien à Bagdad. Profitant de ce vide, Jalal Talabani décide de créer son propre parti politique en 1976 en ralliant d’autres branches politiques kurdes d’extrême gauche : Komalayî Rendjderanî Kurdîstan (Comité des efforts du Kurdistan), Partîyasosyalîsta Kurdîstan (Parti socialiste du Kurdistan).

L’UPK a eu beaucoup de succès à ses débuts car il a rallié tous les peshmergas et les militants déçus par la capitulation de Mollah M. Barzani et toujours prêts à se battre. Selon certains membres du PDK, l’UPK aurait beaucoup joué la carte des « différences dialectiques kurdes » pour attirer une grande partie des Kurdes parlant le dialecte sorani, tout comme Jalal Talabani, alors que les Barzanis parlent le dialecte kurmandji. Actuellement, la plupart des villes « soran » sont sous zone d’influence de l’UPK, alors que celles « kurmandj » sont dans la zone du PDK. Les régions kurdes, ou celles qui comportent une importante communauté kurde Et qui ne sont pas rattachées officiellement au territoire kurde, telles que Khanaqin, Kirkouk et Mossoul, semblent suivre cette logique dialectale dans la mesure où par exemple Khanaqin et Kirkouk, dans lesquelles les habitants kurdes parlent le dialecte sorani, comporteraient davantage de partisans de l’UPK que du PDK, alors que les Kurdes de Mossoul, majoritairement kurmandj, ont davantage opté pour le PDK.

Pendant son exil, J. Talabani renforce ses liens avec la Syrie et la Palestine. Ildeviendra même membre du bureau politique du FPLP (Front populaire pour la libération de la Palestine), ce qui va lui permettre d’assurer la logistique militaire de son mouvement. D’ailleurs, l’UPK reprendra les négociations avec Bagdad dès 1977 à l’instigation des Palestiniens : même si ces négociations se soldent par un échec, la portée de l’intervention palestinienne n’est pas négligeable. Selon C. Kutschera, J. Talabani va garder de cette époque la conviction que l’émancipation des Kurdes passe par l’association de ces trois idées-forces : le nationalisme kurde, le mouvement de libération nationale arabe et le progressisme. La stratégie de l’UPK est fondée sur sa participation au « regroupement national irakien » [Kutschera, 1997].

Cette analyse est aujourd’hui confirmée par le fait que Jalal Talabani est président de l’Irak et qu’il se veut être le « rassembleur » des différentes communautés irakiennes, ce qui pourrait expliquer sa position relativement souple vis-à-vis du statut de Kirkouk alors que la grande majorité des Kurdes souhaitent son rattachement au reste de leur région fédérée.

En 1979, Mollah Mustafa Barzani décède en exil, le 1er mars, ses fils Idriss et Massoud Barzani prennent la direction du PDK. Fin octobre 1975, Sami Abderrahman, Nouri Shawess et Massoud Barzani décident de créer une « nouvelle direction provisoire » du PDK. Le PDK va reprendre officiellement la lutte armée le 26mai 1976 avec le retour de deux anciens cadres, Kerim Sindjari et Selim, qui prennent le commandement d’environ 300 peshmergas. Dès 1978, des affrontements éclatent entre le PDK et l’UPK. Effectivement, l’arrivée de l’UPK a entraîné une nouvelle répartition géographique de la zone kurde, divisée désormais en deux : au sud l’UPK, au nord le PDK. Ce dernier, qui contrôle donc le Nord, empêche l’UPK de récupérer ses approvisionnements militaires en Syrie ; aussi J.Talabani envoie-t-il plusieurs centaines de ses peshmergas, dont une partie appartenaient à la branche du PSK (Parti socialiste du Kurdistan), pour « nettoyer le Badinan » et chercher des armes en Syrie. De violents affrontements ont lieu entre ces hommes et le PDK. Le PDK l’emporte sur le PSK, qui dénombre une cinquantaine de morts et plusieurs centaines de prisonniers dans ses rangs.

Les « rescapés » du PSK décident d’abandonner Jalal Talabani et rallient le comité préparatoire du Dr Mahmoud Osman pour fonder, en août 1979, le Parti socialiste unifié du Kurdistan qui affrontera à la fois Bagdad et l’UPK. La révolution islamique en Iran inspire de nouveaux espoirs pour le PDK qui va conclure un véritable pacte avec le régime de Khomeiny. Ce dernier va accorder au PDK dernieres armes, une aide financière ainsi qu’une amélioration des conditions de vie des réfugiés kurdes irakiens en Iran. En échange, le PDK va aider Téhéran à combattre le PDKI de A. Ghassemlou, proche de Jalal Talabani. Cette alliance avec les ayatollahs déplaît à Sami Abderrahman qui quitte le PDK. Dès 1981, il crée son propre mouvement, le Parti populaire démocratique du Kurdistan, qui affrontera le PDK et Bagdad. L’alliance du PDK avec Téhéran en pleine guerre Iran-Irak va coûter très cher aux Barzanis : près de 8000 d’entre eux seront victimes d’une grande rafle orchestrée par Saddam Hussein. Ils seront tous exécutés dans un camps de torture près de Bussia, en Irak.

L’UPK tentera de négocier avec Bagdad contre l’Iran des ayatollahs, en qui elle voit une menace, cette stratégie ne faisant pas l’unanimité de ses membres. Jalal Talabani veut négocier avec Bagdad sur la base de l’accord de mars 1970, mais les négociations prennent fin dès 1984. Le président de l’UPK comprend qu’il n’obtiendra rien de Bagdad, aussi il se tourne vers l’Iran avec lequel il ira plus loin que le PDK dans son alliance. Finalement, en novembre 1986, les deux partis kurdes signent conjointement un accord à Téhéran avec le régime islamique, marquant le début d’un cessez-le-feu qui va durer jusqu’en 1994 [Chaliand, 1992].

Durant la guerre Iran-Irak, l’UPK va permettre aux gardiens de la révolution islamique, les « pasdars », de pénétrer en territoire irakien, non loin de Halabja, pour attaquer l’armée irakienne de manière frontale. Saddam Hussein se vengera en bombardant la ville kurde avec des bombes chimiques les 16 et 17mars 1988. En effet, Saddam Hussein, président de l’Irak depuis le 17 juillet 1979, décide d’attaquer l’Iran le 22 septembre 1980. Quelques jours plus tôt, le 17 septembre 1980, ce dernier déchire publiquement à la télévision irakienne l’accord d’Alger de 1975 perçu comme une véritable humiliation. Pendant près de deux ans, l’Iran se défend des attaques irakiennes avant d’adopter une position offensive jusqu’à la fin de la guerre avec la volonté de renverser un régime « mécréant ».

La guerre du Golfe de 1991 permet aussi aux Kurdes de consolider leur position, désormais couverts par la zone de protection aérienne, ainsi que d’organiser dans leur région des élections libres dès 1992. À l’issue de ces élections, qui se sont déroulées sans heurts, le PDK l’emporte sur l’UPK par 15000 voix seulement. S’agissant de l’élection du dirigeant, Massoud Barzani l’emporte sur Jalal Talabani avec à peine 5000 voix de plus. Ce dernier refusera de jouer le second rôle en menaçant d’un « conflit » et, finalement, au terme d’un consensus, les deux partis décideront de constituer un gouvernement à parts égales, mais sans qu’un président ne soit désigné. Le défaut de président ayant autorité sur tous ses citoyens va provoquer les événements que l’on connaît : la guerre civile entre le PDK et l’UPK.

La guerre civile de 1994-1998 et ses conséquences

Un incident anodin, survenu le 1er mai 1994 dans la ville de Qaladizah, portant sur une contestation de terrain entre des sympathisants du PDK et de l’UPK, va provoquer la mort de deux de ces derniers et marquer le début de la guerre civile [Barzami, 2006]. La guerre civile durera quatre ans, entraînant dans les deux camps la mort de 4000 Kurdes. Ces incidents ne sont en réalité que des luttes de pouvoir entre ces deux mouvements, et le nerf de cette guerre est l’argent. En effet, en pleine guerre civile en janvier 1995, l’UPK décide de prendre d’assaut Erbil, capitale du Kurdistan et siège du gouvernement. L’UPK souhaite que le PDK lui verse la moitié de ses revenus générés par le poste frontalier d’Ibrahim Khalil, appelé aussi Khabur. Ces revenus sont simplement des droits de douane sur les importations en Irak. Effectivement, lors de la constitution du nouveau gouvernement, il avait été décidé d’un commun accord que chaque parti devait bénéficier de 30% des revenus des postes frontaliers de sa zone d’influence. Or l’UPK, qui a sa zone d’influence dans le sud de la région kurde, a seulement des postes frontaliers avec l’Iran qui ne génèrent que de faibles revenus ; alors que le PDK, qui se situe au Nord, bénéficie des revenus considérables des douanes de Khabur à la frontière turque.

Le PDK ne cède pas. Le 17 août 1996, l’UPK lance une offensive contre son rival sur la route Hamilton avec les soutiens logistique et militaire de l’Iran pour encercler Massoud Barzani. Ce dernier, qui réalise que sa chute est imminente, décide de faire appel à Saddam Hussein pour lui venir en aide. Ce jeu des alliances et ces luttes intestines portent un coup très dur au mouvement national kurde. Massoud Barzani récupère Erbil avec l’aide de l’armée baassiste, puis, avec l’aide de la médiation internationale, J. Talabani revient dans sa zone d’influence en s’installant à Souleimanye. Finalement, les accords de Washington, signés en septembre 1998, mettront fin à ces conflits entre Kurdes, les États-Unis et la Grande-Bretagne ayant déjà fait plusieurs tentatives pour une réconciliation. Il apparaît, au regard des événements actuels, qu’une telle réconciliation entre lesdeux formations politiques était nécessaire pour la politique étrangère anglo-américaine au Moyen-Orient.

Malgré cette réconciliation, le PDK et l’UPK ne se sont pas pour autant unis pour former une administration unique : d’un point de vue législatif, le PDK avait créé le Parlement dans sa capitale, Erbil ; dans la zone contrôlée par l’UPK, Jalal Talabani intervenait directement par des décrets présidentiels. Cette façon de procéder indique une volonté de tout diriger, s’écartant ainsi des principes énoncés lors de la séparation. Dans le Kurdistan autonome, on avait donc deux ministres de l’Intérieur, deux ministres des Affaires étrangères, etc.

La guerre civile n’est pas pour autant complètement effacée des mémoires et, à l’heure actuelle, nombre de Kurdes irakiens ont de la rancœur contre le parti qu’ils ont affronté dans le passé. L’incident déclencheur n’était en réalité qu’un prétexte pour faire exploser les divergences partisanes alimentées par les discours des dirigeants politiques. L’UPK a beaucoup joué sur les différences dialectales pour « gagner » des partisans en raison du caractère « hermétique » du clan Barzani. Nous ne pouvons pas conclure sur le fait que tous les Kurmandj appartiennent au PDK et que tous les Soran appartiennent à l’UPK, mais c’est le cas pour une majorité d’entre eux.

Si les dirigeants kurdes actuels ne font pas preuve de sagesse en reconnaissant les torts respectifs et l’humiliation de cette guerre civile, la population ne pourra pas faire le deuil de « ses morts » et alimentera les rancœurs.

L’unité du Kurdistan fédéré semble apaiser les esprits et rapprocher les deux camps avec l’accroissement de la circulation des personnes des deux zones géographiques. Dans le camp du PDK, les gens n’hésitent pas à vanter les mérites du « libéralisme » régnant sur la ville de Souleimanye, fief de l’UPK, tout en condamnant le traditionalisme affiché de la ville d’Erbil, fief du PDK. La nouvelle génération kurde ne semble pas adhérer aveuglement aux « partis de leurs pères » et ne cautionne pas toutes les décisions politiques des deux principaux partis kurdes. En effet, les jeunes n’hésitent pas à affirmer leur opinion et surtout leurs désaccords sur des points précis, notamment en boycottant les élections ou en manifestant dans les rues.

Le discours partisan et idéologique de l’UPK et du PDK n’intéresse donc pas la nouvelle génération qui réclame davantage de liberté, d’ouverture, de progrès et une amélioration de ses conditions de vie. Les cas de corruption des dirigeants politiques indignent plus que jamais la population kurde qui dénonce, par voie de presse ou dans les rues, ces pratiques. Certains observateurs locaux parlent même d’« émeutes » contre les dirigeants.

Les dirigeants, issus en grande majorité de l’ancienne génération, insistent encore sur la reconnaissance politique et identitaire du peuple kurde comme entité distincte des autres peuples du Moyen-Orient, et donc son droit à l’autodétermination. Pour la nouvelle génération kurde, qui ne sait dans l’ensemble pas parler l’arabe et qui a toujours parlé, étudié et écrit en kurde, ces droits sont acquis et elle méprise plus que jamais « cet Irak des Arabes qui a été la cause de son malheur ». D’ailleurs, la nouvelle génération souhaite l’indépendance plus que le système fédéral, prôné par les dirigeants. Ainsi peut-on supposer qu’il existe une sorte de décalage des mentalités entre la nouvelle génération kurde et les dirigeants kurdes, certes plus pragmatiques, mais qui ont un train de retard dans la volonté d’autodétermination des Kurdes.

La réunification gouvernementale du PDK et de l’UPK

La réunification des deux gouvernements kurdes, celui du PDK dont le siège était à Erbil et celui de l’UPK à Souleimanye, est un événement historique pour les Kurdes, mais elle est passée inaperçue partout dans le monde. Les prémices de cette volonté d’unification datent de l’accord électoral du premier décembre 2004, conclu entre les dirigeants du PDK et de l’UPK, accord qui prévoyait que J. Talabani occuperait un poste clé dans le gouvernement central de Bagdad alors que M. Barzani prendrait la présidence du Kurdistan. Quant aux élections parlementaires kurdes, le PDK et l’UPK ont fait liste commune sous le nom d’AUK (Alliance unie du Kurdistan) et se sont partagé équitablement le nombre de sièges (38 sièges chacun [2]).

Début 2005, le PDK et l’UPK annoncent qu’ils feront liste commune sous le nom d’AUK pour les élections nationales irakiennes. Les élections générales irakiennes du 30 janvier 2005 ont donné la majorité absolue aux chiites. Les Kurdes sont arrivés en seconde position, alors que les Arabes sunnites sont les grands absents, leurs représentants ayant appelé au boycott.

Les Kurdes vont soutenir la campagne présidentielle de J. Talabani, comme convenu, sous l’AUK : ce dernier sera élu président de l’Irak le 8 avril 2005 pour un mandat de quatre ans. Pour autant, les tensions entre le PDK et l’UPK ne sont pas éteintes, car l’élection du leader kurde à Bagdad n’a pas fait que des heureux au sein de l’UPK, notamment dans l’aile gauche qui était contre une telle initiative, pensant qu’il s’agissait là d’une ruse du PDK, soucieux d’écarter J. Talabani et ainsi monopoliser la direction du Kurdistan. C’est dans ce contexte que le bureau politique de l’UPK a exigé que M.Barzani soit élu par le Parlement et non au suffrage universel direct comme l’a souhaité le PDK.

Des tractations se poursuivent entre les deux formations jusqu’à ce que J. Talabani impose à l’UPK la présidence de Barzani sous peine de démission. Le 12 juin 2006, M. Barzani est exceptionnellement élu par le Parlement à l’unanimité président du Kurdistan pour un mandat de quatre ans, et est rééligible deux fois au suffrage universel direct. Depuis lors, le PDK et l’UPK collaborent pendant plusieurs mois pour réaliser une réunification des deux gouvernements. Le 7 janvier 2006, le président M. Barzani déclare la réunification des deux administrations kurdes en un seul gouvernement, qui sera dorénavant dirigé par Nêtchirvan Barzani, neveu et gendre de M. Barzani, pour une durée de deux ans, pour laisser sa place à un membre de l’UPK, qui devra également partir au bout de deux ans grâce au système de rotation. Ainsi, la présidence du Kurdistan revient au PDK, le poste de Premier ministre revient au PDK et la présidence du Parlement revient À l’UPK.

Dans leur accord d’unification du 21 janvier 2006, les dirigeants kurdes semblent avoir saisi la valeur historique de cette opportunité qui ne se présentera peut-être plus. En effet, par cette réunification, les Kurdes voulaient faire valoir La suprématie des intérêts du peuple kurde au-delà des clivages plus politiques qu’idéologiques.

Effectivement, cet accord entre le PDK et l’UPK préconise d’« assurer au peuple kurde la pleine réalisation de ses droits par l’application de la Constitution permanente et la réalisation d’un véritable Irak démocratique et fédéral, et [de] permettre le rattachement des villes kurdes arabisées comme Kirkouk, Khanaqin, Sindjar et Makhmour ».

Cela prouve bien que les Kurdes accordent davantage d’importance à leurs revendications nationales qu’à leur lutte politique partisane, du moins pour le moment. Or, la tâche s’annonce très difficile car les deux formations politiques se sont partagé les différents ministères régionaux kurdes entre le PDK et l’UPK [3]. On est encore loin d’un système politique qui se veut démocratique, mais cette réunification pourrait être l’étape nécessaire vers sa réalisation, sachant que les autorités régionales kurdes sont en avance par rapport au reste de l’Irak.

L’émergence d’un troisième parti politique kurde fort ?

Depuis la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, les structures et l’organisation des partis politiques kurdes ont beaucoup évolué. Cette évolution est davantage le fait de la population que des dirigeants eux-mêmes. En effet, la nouvelle donne que représente le départ de Saddam Hussein fait naître tant parmi la population que parmi les dirigeants d’immenses espoirs pour un avenir meilleur. Or, d’après les précédentes élections et l’opinion générale de la population, on observe un certain mécontentement et une déception. Les deux partis kurdes, le PDK et l’UPK [4], semblent avoir trouvé leur compromis dans ce nouvel Irak : Jalal Talabani est président de l’Irak fédéral alors que Massoud Barzani devient président du gouvernement régional du Kurdistan.

Ce compromis semble satisfaire les deux leaders qui se sont livré une lutte sans merci pour diriger le mouvement national kurde. Mais cela n’est pas du tout du goût de la population kurde, à tel point que l’on voit naître une « opinion publique kurde » en dehors de toute considération idéologique ou partisane. Les Kurdes n’hésitent plus en effet à exprimer leur « ras-le-bol » et leur déception envers leurs dirigeants : les gens donnent leur point de vue et émettent leurs critiques dans les rues, dans les journaux ou sur les chaînes de télévision. Le clivage UPK/PDK de la guerre civile n’est plus ce qu’il était, on ne cherche plus à défendre tel leader au détriment d’un autre. La population affirme clairement que ce qu’elle attend de ses dirigeants est de permettre un meilleur avenir pour ses enfants, d’obtenir de meilleures conditions de vie.

Jusqu’à présent, les partis politiques kurdes imputaient la guerre et la misère Au régime baassiste, mais les Kurdes ne sont pas dupes et désormais attendent de leurs dirigeants qu’ils mettent fin aux pratiques de corruption. Si le mécontentement populaire est généralisé, il faut toutefois reconnaître que cette situation est davantage visible dans la zone d’influence de l’UPK, qui traverse actuellement une profonde crise interne.

Jalal Talabani, qui dirige le parti depuis sa création en 1976, est actuellement président de l’Irak, président de l’UPK, chef d’état-major de l’UPK et dirige les finances et l’économie de l’UPK, etc. Il contrôle donc quasiment tout au sein de son parti, en plus de la présidence irakienne. Ses partisans ne se plaignent pas De cette situation, notamment en raison d’une querelle interne à la « succession » de Jalal Talabani (qui a déjà atteint l’âge de soixante-treize ans et aurait Des problèmes de santé). Selon les responsables de l’UPK, le parti chercherait à effectuer des réformes depuis huit ans pour une « décentralisation », mais les circonstances en auraient empêché la réalisation. De telles affirmations surprennent dans la mesure où la raison invoquée par les fondateurs de l’UPK pour s’opposer au PDK de Barzani était le défaut de décentralisation, alors que trente ans après sa création son fondateur est toujours à sa tête.

Le but de notre démarche n’est pas de prendre position pour tel ou tel parti, mais de comprendre les raisons qui ont poussé une poignée de dissidents à se séparer du PDK. Il est évident que le monopartisme n’a pas à être encouragé, dans la mesure où il ne pourrait être représentatif de toute une population et donc présenterait des risques de dérive despotique. Mais la rivalité viscérale entre le PDK et l’UPK a amené certains observateurs à affirmer qu’il n’existait pas une lutte nationale kurde au sens propre du terme, mais qu’il s’agissait davantage d’une lutte de pouvoir entre deux hommes qui défendaient leurs intérêts personnels.

Avec du recul, nous pouvons affirmer que les véritables raisons de cette scission n’étaient pas vraiment idéologiques : les fondateurs de l’UPK affirmaient que leur nouveau parti politique était d’inspiration communiste (et plus précisément de la branche maoïste), alors que le PDK était un parti davantage traditionaliste. Or, il ne faut pas oublier que, lors de la création du PDK, ce parti se disait d’inspiration marxiste-léniniste, d’ailleurs réaffirmée en 1976, même si aujourd’hui le PDK est davantage un parti conservateur.

Aujourd’hui, l’UPK n’est pas un parti communiste, même si on le classe à gauche du PDK. L’apparition de plusieurs partis politiques kurdes est positive, dans la mesure où chacun peut s’apparenter à un courant politique. Elle devient cependant problématique pour la « cause nationale kurde »lorsque certains de ces partis s’allient avec l’« ennemi »contre les « leurs ». Malheureusement, dans l’histoire moderne des Kurdes, certains leaders politiques ont fait passer leurs intérêts personnels avant l’« intérêt national kurde » : erreur impardonnable pour un peuple sans État.

Quant à la crise interne au sein de l’UPK, elle tient au fait qu’il existe actuellement deux courants dans le parti et donc une lutte entre deux hommes. D’une part, Khosrat, ancien chef d’état-major des peshmergas et actuel vice-président du KRG. Il est d’un niveau d’instruction modeste et a surtout fait ses preuves durant les combats. Il est très contesté par le PDK et est accusé d’avoir mis 20kg de TNT dans une voiture piégée à Zakho, en zone PDK, ayant entraîné la mort de plus de cent personnes pendant la guerre « fratricide ». D’autre part, Nour Chirwane, journaliste et écrivain, est très respecté pour son érudition et son « honnêteté », également par les partisans du PDK. Son avantage est également son inconvénient : son expérience, et donc son âge avancé.

Ainsi, pour toutes ces raisons internes, l’UPK est en baisse de popularité. Ces luttes intestines paralysent tout progrès : J. Talabani est occupé à Bagdad, et le parti est en proie à des divisions internes. Certains déçus se tournent vers le PDK, qui est « aumeilleur de sa forme ». En effet, la position ferme de Massoud Barzani a été appréciée jusqu’à attirer des soutiens au-delà de sa zone d’influence.Massoud Barzani, tout au long de ce processus de reconstruction, n’a fait aucune concession sur Kirkouk, le statut fédéral de l’Irak, l’octroi de larges pouvoirs au Kurdistan. Il a eu également bonne presse lorsqu’il a refusé tout mandat pour un poste au gouvernement central. En effet, de nombreux fervents partisans de Jalal Talabani ont été déçus par le fait que leur leader ait souhaité et accepté d’être « président de l’Irak », « cet État responsable de leur malheur depuis sa création ».

Malgré ses difficultés, l’UPK n’est cependant pas amené à disparaître complètement. Il restera toujours un noyau dur, y compris en cas de scénario catastrophe. Selon certains, des délégations de l’UPK en France organiseraient même des réunions de crise pour discuter d’un éventuel éclatement de leur parti. En dehors du clivage entre les deux hommes clés de l’UPK, Jalal Talabani semblerait avoir trouvé une solution à sa succession : son fils Qobad Talabani, actuel représentant de l’UPK à Washington ; ou son fils aîné, Pavel, maladroitement présenté à la presse par son père, qu’il suivrait partout, comme son successeur. Ce dernier scénario ne serait-il pas la raison du silence de Jalal Talabani dans le conflit qui oppose Khosrat à Nour Chirwane, présentant ainsi son fils comme le « sauveur » du parti ? La question mérite d’être posée.

Massoud Barzani a désigné tacitement son neveu et gendre, Nêtchirvan Barzani - fils d’Idriss Barzani -, comme son successeur en lui octroyant le poste de Premier ministre du gouvernement régional du Kurdistan. Ce dernier est un homme jeune et ambitieux, désireux de faire des réformes et de véhiculer une image « moderne » du parti. Tout au long de ses initiatives, il a fait preuve De modernisme (comme l’interdiction des mariages polygames) mais il semble encore entravé par les « anciens » peu enclins à des réformes [5]

Les dirigeants kurdes sont conscients de ces évolutions. « Aujourd’hui, le gouvernement et le parti, à Erbil comme à Souleimanye, c’est la même chose, souligne un dirigeant du PDK particulièrement lucide, mais à l’avenir, quand il y aura des élections, les partis actuellement dominants risquent de perdre. Que deviendra un parti qui n’a plus de ressources ? Si nous voulons gagner les élections de demain, il faut amener des investisseurs, créer des emplois, agir dans le domaine économique et social. Bref, avoir un programme, se comporter comme un véritable parti, pas comme une milice. Les mouvements de libération qui arrivent au pouvoir ont parfois tendance à se comporter en dictateur pour garder ce pouvoir. La présence des Américains est peut-être notre chance : cela nous évitera de tomber sous une dictature kurde [6]. » Ce dirigeant fait certainement référence au système de clientélisme mis en place par les partis politiques kurdes qui souhaitent attirer de plus en plus de partisans par le versement d’une allocation mensuelle, ou par la possibilité d’obtenir un emploi dans l’administration locale, ou encore d’intégrer la milice des peshmergas.

La société kurde n’est plus ce qu’elle était et, comme je l’ai mentionné, une opinion publique est en train d’émerger au-delà des clivages classiques qui ont dominé les rapports des différents partis politiques kurdes. La nouvelle génération kurde est le fruit d’un contexte particulier, unique au monde : ils sont nés et ont grandi dans une région gérée comme un État : le Kurdistan, État dans un État, l’Irak. Une grande majorité d’entre eux ne parlent pas l’arabe, ils ont tous suivi l’enseignement primaire et secondaire en langue kurde, et ont donc acquis une conscience nationale beaucoup plus élevée que les générations précédentes [7]. Au regard de ces éléments, tous les ingrédients semblent réunis pour voir émerger un troisième parti politique fort, rassemblant les déçus et les idées d’une nouvelle génération qui ne se retrouve pas dans les valeurs des partis actuels. Ce nouveau parti politique, moins monocéphale, aurait des aspirations davantage progressistes et serait construit sur des bases identiques voire similaires aux partis politiques modernes. Mais la déception et la colère de la population pourraient également servir les partis radicaux, tel le parti islamiste. La ville de Souleimanye (fief de l’UPK), considérée comme la ville culturelle la plus modéréeau Kurdistan irakien, comporte un nombre non négligeable d’« islamistes ». Lors des dernières élections, le parti des islamistes a remporté environ 15% des voix dans la seule ville de Souleimanye, score élevé qui a étonné tout le Kurdistan. ÀErbil, fief du PDK, les islamistes ont remporté environ 7% des voix alors que la ville est réputée pour être plus conservatrice que Souleimanye.

Pour le moment, le PDK se trouve en bonne position et a prouvé à tous les Kurdes qu’il restait fidèle à ses objectifs, et ses partisans ont fait preuve d’une grande « conscience nationale »que personne ne contredirait actuellement, même chez leurs adversaires. Autre élément qui joue en sa faveur, c’est que le PDK est très uni et sa direction n’est ni contestée ni concurrencée.

Or, sur le long terme, il est fort probable que les nouvelles générations réclameront davantage d’ouverture de la part du PDK, dont la direction est assurée par le seul clan Barzani. Aujourd’hui, le phénomène tribal n’est plus ce qu’il était au Kurdistan, de telle sorte que seulement 20% de la population se reconnaissent appartenir d’abord à une tribu, facteur qui pourrait permettre à la nouvelle génération de dépasser les rivalités qui ont opposé le PDK et l’UPK.

Bibliographie

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 FRIEDMAN J., Choc de cultures et logique du déclin hégémonique, Armand Colin, Paris, 2004.


[1Le fondateur de la confrérie mystique soufie des Qaddiri est le cheikh Abdel Kader al-Gailani (1078-1166). Cette confrérie s’est répandue au Kurdistan par son fils Abd’al-Aziz, de telle sorte que de nombreuses tribus kurdes y adhérèrent, comme celles des Talabanis, Barzidja, Nahri et Zangana. Cette confrérie s’est vite répandue car les adeptes de cet ordre tirent un profit social et économique de leur adhésion. Les Qaddiri ont répondu à l’appel des Ottomans pour mener la guerre sainte contre les Britanniques.

[2Au Parlement régional kurde, les Turcomans ont obtenu 8 sièges, les Assyriens 5 sièges, la Ligue islamique du Kurdistan 8 sièges, le Parti communiste 2 sièges, le Parti socialiste démocrate du Kurdistan 1 siège, le Groupe islamique 6 sièges, le Parti des prolétaires 1 siège, et les 4 autres sièges sont occupés par des indépendants proches du PDK et de l’UPK. Au total, il y a 111 sièges au Parlement d’Erbil.

[3Accord de réunification des deux administrations kurdes du 21janvier 2006, disponible en anglais sur le site officiel du KRG : www.krg.org/.

[4Cet accord répartit les ministères de façon suivante : sont attribués à l’UPK les ministères de l’Intérieur, la Justice, l’Éducation, la Santé, les Affaires sociales, les Affaires religieuses, les Ressources hydrauliques, les Transports, la Reconstruction, celui des Projets et celui des Droits del’homme. Sont attribués au PDK les ministères des Finances, de l’Éducation supérieure, de l’Agriculture, des Martyrs, de la Culture, de l’Électricité, des Ressources naturelles, des Municipalités, du Sport et de la Jeunesse et le ministère des Affaires extérieures.

[5Nous pouvons citer à titre d’illustration le fait qu’une fille du clan Barzani ne peut épouser un kurde « soran »ou difficilement un « kurmandj »d’une autre tribu.

[6Site Internet www.chris-kutschera.com.

[7Selon un référendum organisé par un organisme indépendant, plus de 90% de la population kurde interrogée ont souhaité une indépendance kurde plutôt que le fédéralisme.


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