Hérodote et un delta, il y a trente ans

par Yves Lacoste

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Avec le cent vingtième numéro de la revue (« La question post-coloniale »), nous venons de fêter le trentième anniversaire d’Hérodote. Mais, puisque le n° 121 traite des deltas, c’est l’occasion pour moi de rappeler aux plus anciens lecteurs et dire à tous ceux qui ont suivi qu’il était grandement question de delta dans le premier numéro (janvier 1976). Sa couverture bistre et noire, que symboliquement nous avons reprise pour ce numéro de 2006, « Menaces sur les deltas », est une photographie aérienne d’une plaine criblée de cratères de bombe, le delta du fleuve Rouge au Viêt-nam. Sur cette image, François Maspero, qui avait décidé de cette couverture, a découpé la silhouette d’un B-52. Dans ce numéro 1, qui débutait par un court texte « Attention : géographie ! » suivi par « Pourquoi Hérodote ? » et « Questions à Michel Foucault sur la géographie », il était ensuite question de delta puisque j’y ai publié les résultats de mon « Enquête sur le bombardement des digues du fleuve Rouge (Viêt-nam, été 1972) » (p. 86-115). J’en avais déjà publié l’essentiel avec la carte précise des points de bombardements sur les digues, dans Le Monde du 16 août 1972, article qui provoqua une grande controverse internationale, à un moment où la guerre du Viêt-nam battait son plein.

Les autorités américaines démentaient que les digues étaient bombardées, alors que sur le terrain j’avais pu constater que ces digues en terre compactée avaient été précisément fragilisées, dans leur soubassement alluvial, par des tirs de torpilles : fait significatif dans la partie des méandres où la pression du courant allait être la plus forte lorsque la crue arriverait. Celle-ci pourrait ainsi se déverser sur la plaine en contrebas, puisque, donnée essentielle, le fleuve et ses différents bras coulent une dizaine de mètres en remblais, au-dessus du niveau de la plaine. En cet été 1972, on se demandait, et tout d’abord les Viêt-namiens, si, malgré ces bombardements, les digues du fleuve Rouge allaient tenir lorsqu’allait arriver l’énorme crue provoquée par les pluies de la mousson. On pouvait craindre le pire, une terrible catastrophe, puisque des millions d’hommes et de femmes vivent en contrebas des bras du fleuve et des digues. Fort heureusement, cette année-là, en Asie du Sud-Est, les pluies de mousson, finalement, ne furent pas abondantes et la crue du fleuve Rouge ne fut pas très forte. La guerre du Viêt-nam, pour diverses raisons (l’affaire du Watergate notamment) et sans doute faute d’avoir remporté dans l’affaire des digues un succès majeur, se termina en décembre 1973.

Quand la polémique sur les digues prenait de l’ampleur dans la presse internationale, pourquoi ai-je pu partir brusquement pour Hanoï fin juillet 1972 ? Sans rentrer dans les détails, je dirai que tout est parti d’un petit article que, quelques semaines auparavant, j’avais publié dans Le Monde. C’était un article très simple de « géographie générale » qui expliquait que, dans les deltas, les digues sont très importantes parce que le fleuve et ses différents bras coulent au-dessus du niveau de la plaine, sur une levée naturelle formée par un remblai d’alluvions. Celle-ci peut atteindre plus d’une vingtaine de mètres de hauteur sur quelques centaines de mètres de largeur de part et d’autre du lit fluvial ; c’est le cas à Hanoï où toute la ville est en contrebas du fleuve dont le lit est corseté sur chacune de ses rives par une digue en terre compactée d’une dizaine de mètres de hauteur. Lorsque le fleuve dans la plaine décrit des méandres - ce qui est le cas sur certains bras du fleuve Rouge -, la rive concave de chacun d’eux est celle où la pression de la crue est la plus forte et c’est là que la digue risque le plus de se rompre.

La rupture des digues est un accident (naturel ou suscité) d’autant plus grave que les eaux déversées sur la plaine ne peuvent pas regagner le lit du fleuve puisqu’il est surélevé. À noter qu’il en est de même, mais en bien moindre quantité, pour les eaux des énormes pluies de mousson qui risquent de noyer les rizières (aujourd’hui existent des pompes à gros débit pour monter ces eaux de pluie par-dessus la digue). Il faut donc des canaux de drainage jusqu’à la mer et il faut des écluses pour empêcher qu’à marée haute l’eau de mer remonte vers l’amont. Lors des bombardements de l’été 1972, une grande écluse des digues littorales a été détruite, ce qui a provoqué en amont la submersion d’un vaste casier.

Je me permets de rappeler ces données fondamentales qui sont indispensables à la compréhension des articles de ce numéro, tout comme elles furent nécessaires en 1972 durant la guerre du Viêt-nam à la prise de conscience par l’opinion internationale (et notamment américaine) que l’« affaire des digues » était extrêmement grave, puisqu’elle risquait de provoquer presqu’un génocide.

Dans les plaines deltaïques fortement peuplées (1 000 habitants/km2), les hommes, autrefois, contraints et organisés par des appareils d’État, ont progressivement aménagé des systèmes hydrauliques complexes : non seulement les digues en terre sur les levées naturelles, mais aussi des canaux d’évacuation vers l’aval des eaux de pluie, canaux dans lesquels à la saison sèche, on puise l’eau nécessaire à l’arrosage des rizières, pour la seconde récolte de l’année. Or il se trouve que, pour des raisons qui ne sont pas claires, il y a relativement peu de digues dans le plus gros des deltas du monde et le plus peuplé, celui qui est commun au Gange et au Brahmapoutre. Peut-être est-ce à cause de l’énormité de ces fleuves qu’on ne peut contenir (même avec les puissantes techniques actuelles du génie civil ?). Toujours est-il que ce delta du Bangladesh suscite à juste titre un grand intérêt scientifique, mais aussi une grande inquiétude, car les cent millions d’hommes et de femmes qui y vivent sont exposés, sans grande protection, sur des levées naturelles qui sont assez basses, non seulement aux débordements des fleuves énormes, mais aussi aux grandes marées de tempête que poussent vers l’intérieur des terres, les typhons venant du golfe du Bengale. Les changements climatiques induits par l’« effet de serre » risquent encore d’aggraver cette situation déjà extrêmement dangereuse. Mais les menaces sont d’ores et déjà accrues par le fait que, pour des raisons de défense de l’écologie, de souci de rentabilité agricole et du refus d’indemniser les paysans dont les terres seraient prises par des travaux de génie civil, le gouvernement du Bangladesh, sous la pression de divers conseillers, a décidé l’abandon de la politique de lutte contre les inondations, sous prétexte qu’en moyenne, somme toute, celles-ci ne seraient pas si graves et que les cyclones ne se font sentir normalement « que dans les zones côtières » (sic). Quand la situation ne sera pas conforme « à la moyenne » et quand le très grand cyclone et la très grande inondation arriveront ensemble, ceux qui périreront ne seront pas les dirigeants et les experts qui ont conseillé l’abandon de la politique de lutte contre les inondations...

Ce numéro d’Hérodote « Menaces sur les deltas » n’aurait pas pu être réalisé sans la longue persévérance et la grande compétence de Sylvie Fanchette (de l’Institut de recherche et de développement). C’est elle qui a obtenu la majorité des articles et qui a fait le travail d’édition, de correction et de relecture des articles traduits. Elle est l’une des rares géographes à avoir sur différents deltas une telle expérience de terrain, puisqu’elle a longuement travaillé dans le delta du Nil, dans celui du Niger et qu’elle est actuellement en poste à Hanoï. Je la remercie profondément et j’espère que, grâce à elle tout particulièrement, l’école géographique française (avec son capital scientifique tant en géographie physique qu’en géographie humaine) contribuera grandement à l’élaboration d’un plan international de défense des deltas.

PS : un dernier mot, c’est le père Hérodote (d’Halicarnasse) qui le premier a inventé le mot delta pour désigner celui du Nil !


L’institut Français de Géopolitique offre des formations de master intenses, exigeantes et passionnantes !

Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

La première année est consacrée à la formation à et par la recherche, qui est au cœur du projet intellectuel et citoyen de l’École France de Géopolitique. Les étudiants et les étudiantes doivent écrire un mémoire de recherche d’une centaine de page appuyé sur une enquête de terrain d’un mois en autonomie. Un accompagnement fort leur est proposé pour favoriser leur réussite durant cette année si différente de leurs expériences précédentes.

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Avec 85 places en première année, le master de l’IFG offre aussi une véritable vie collective de promo, animée notamment par une association étudiante dynamique. Les étudiantes et étudiants viennent de nombreuses formations et disciplines, notamment : géographie, d’histoire, de droit, de sociologie, de science-politique, Économie et gestion, langues (LLCE/LEA) ou de classes préparatoires.

Les candidatures en première année de master se font exclusivement via la plateforme nationale monmaster.gouv.fr du 26 février au 24 mars 2024. Toutes les informations utiles se trouvent sur le site www.geopolitique.net. En deuxième année, les candidatures doivent passer par le site de l’Université. L’IFG n’offre pas de formation au niveau licence.

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