Les attentats de Londres, révélateur du malaise de la nation britannique

par Delphine Papin

La découverte de l’identité des terroristes des attentats du 7 juillet 2005 à Londres a été un véritable choc pour l’ensemble des Britanniques. Contrairement aux attentats de New York (2001) et de ceux de Madrid (2004), où les terroristes venaient tous de pays étrangers, les quatre auteurs des attentats-suicides de Londres étaient des citoyens britanniques à part entière, issus de pays du nouveau Commonwealth, de confession musulmane et ayant toujours vécu au Royaume-Uni. Plus que la question de l’engagement des troupes en Irak ou encore de celle de l’islamisme, c’est avant tout la question du multiculturalisme que les attentats du « 7/7 » sont venus interroger. Les émeutes de 2001 et les rapports d’un certain nombre d’experts avaient déjà mis en lumière les limites de ce modèle. Avec les événements de l’été 2005, ce sont les hommes politiques et les journalistes qui à leur tour s’interrogent sur la pertinence du multiculturalisme.

Abstract : The London attacks, revealing the feeling of general ill-being of the British nation

When the terrorists’ identity of the London attacks, July 7th 2005, was revealed the British population was chocked. Unlike the attacks in New-York (2001) and those in Madrid (2004) where the terrorists came from foreign countries, the 4 authors of the suicide attacks of London were British citizen from countries of the New Commonwealth, of Muslim confession and who had always lived in the United Kingdom. More than the presence of troops in Iraq or even the Islamic issue, it is foremost an issue of multiculturalism that the attacks of the 7/7 came to question. The riots of 2001 and the reports of several experts had already brought to light the limits of this model. With the events of summer 2005, politicians and journalists now question the pertinence of multiculturalism.

Article Complet

Le bruit des pas, simplement le bruit des pas.

La grande métropole londonienne, en effervescence depuis que le CIO (Comité international olympique) a pris la décision qu’elle accueillerait les Jeux de 2012, s’est brusquement tue dans la matinée du 7 juillet 2005. Aux quatre coins de la capitale, des bombes viennent d’exploser. Le métro londonien, lieu de refuge durant la Seconde Guerre mondiale, est en quelques minutes devenu un véritable piège.

En quelques minutes en effet, les transports publics de cette ville tentaculaire se sont immobilisés, libérant d’un seul coup le flot des habitués des mouvements pendulaires. Parcs et avenues ont soudainement été noyés sous une marée humaine. Le concert habituel de la ville a fait place au seul bruit des pas, les pas déterminés des Londoniens.

Sans jamais s’arrêter, sans jamais se bousculer, ils ont marché et marché encore. Sans se parler, sans se regarder, les yeux rivés au sol, le portable à l’oreille, ils ont marché. Seules les sirènes stridentes des voitures de police et des ambulances venaient rompre cet inhabituel bruit de métronome.

Ironie du sort, les guérites du quotidien londonien The Evening Standart, situées à chaque coin de rue de la capitale, affichaient d’une manière inopportune « Le triomphe de Londres », en référence aux jeux Olympiques. C’est vers 16 heures seulement, alors que toutes les télévisions diffusent en boucle les images des attentats depuis le matin, qu’apparaît la terrible manchette : « Londres sous les bombes ».

Impossible, tout au long de cette journée, d’accrocher un regard, impossible d’échanger un mot, de capter une émotion. Froideur ou sang-froid ? me suis-je demandé. L’important semblait-il pour les Londoniens était, pour l’heure, de montrer que la vie continuait, c’est-à-dire de continuer à travailler. En effet, une fois les proches rassurés, les conversations téléphoniques ne tournaient plus guère qu’autour d’une réunion à reporter ou d’un rendez-vous à ajourner.

Dès le lendemain, en rangs serrés, les Londoniens ont repris d’assaut leur ville, ses rues, ses pubs et même son métro, forts du slogan « I am not afraid » arboré sous diverses formes, badges, textos et autres graffitis. Face à ce retour si rapide à la normale et au calme déconcertant des Londoniens, la presse internationale a unanimement salué le légendaire « flegme » britannique.

La presse française, quant à elle, s’en est également fait l’écho, mais n’a pas manqué de rappeler que la capitale britannique est depuis des années une véritable « plaque tournante de l’islamisme » (L’Humanité, 8 juillet 2005). Les différents quotidiens français ont d’ailleurs largement repris l’expression du « Londonistan [« Londonistan » : néologisme forgé à partir de « Londres » et d’« Afghanistan ».] ». Expression qui n’a, par contre, été mentionnée que dans un seul article britannique [Après l’étude de plus de 300 articles issus de quatre quotidiens : The Sun , The Guardian , The Independant et The Times entre les 7 juillet 2005 et 7 août 2005.].

Les débats dans la presse britannique se sont orientés à la fois vers des questions de politique extérieure remettant en cause l’engagement de Tony Blair en Irak qui, selon les détracteurs du Premier ministre, aurait placé le pays en première ligne du terrorisme, et vers des questions de politique intérieure sur les choix opérés par le gouvernement quant à la liberté d’expression de certains imams. Mais, plus que la question de l’Irak ou de l’islamisme, c’est avant tout la question du « multiculturalisme » et de la « britannicité » que ces attentats du « 7/7 [Abréviation désormais adoptée en écho au 11 septembre américain.] » sont venus questionner.

Quand les attentats de Londres sont commis par quatre citoyens britanniques

La découverte de l’identité des terroristes, seulement quelques heures après les explosions grâce à l’efficacité de la police de Scotland Yard, a été un véritable choc pour l’ensemble des Britanniques. En effet, contrairement à ce qui s’était passé à New York en 2001 et à Madrid en 2004, où les terroristes venaient tous de pays étrangers, les auteurs des attentats-suicides de Londres n’étaient pas des étrangers venus de lointains pays aux « mœurs barbares », mais des citoyens britanniques à part entière, de confession musulmane, ayant toujours vécu au Royaume-Uni et qui paraissaient parfaitement intégrés. Trois Britanniques-Pakistanais et un Britannique-Jamaïcain : quatre personnages dont l’habit - semble-t-il - ne faisait pas le terroriste.

Ces quatre hommes étaient tous citoyens britanniques : des citoyens qui avaient la nationalité britannique, qui étaient nés sur le sol britannique (en tout cas pour trois d’entre eux), qui avaient suivi leur cursus scolaire dans le système britannique. Tous les quatre étaient par ailleurs issus directement ou, de par leurs parents, d’anciennes colonies britanniques (Pakistan et Jamaïque).

La nation britannique s’est donc réveillée, attaquée de l’intérieur par ses propres « enfants ». La nation en danger, le débat sur ses valeurs est relancé. Simplement relancé et non pas engagé car, depuis l’été 2001, les émeutes raciales qui avaient embrasé quelques villes du Nord avaient déjà provoqué des interrogations sur la réussite du modèle multiculturel.

Fin mai 2001, en effet, à Oldham (Yorkshire), des émeutes raciales avaient violemment opposé des jeunes appartenant à des groupuscules d’extrême droite et des membres de la communauté pakistanaise. En juin, à Burnley et à Leeds, des jeunes appartenant à la communauté bangladeshie et pakistanaise pillaient des magasins et brûlaient des voitures. Mais c’est à Bradford que le 7 juillet les violences ont atteint leur comble avec plus de 280 personnes blessées et des dégâts estimés à quelque 25 millions de livres (The Times, 15 juillet 2001). De jeunes Londoniens appartenant à ces communautés avaient même envisagé de prendre le train pour rejoindre leur « frères » afin de faire front avec eux contre les bandes racistes. La police locale, débordée, avait alors dû faire appel à la compétence des forces de l’ordre basées en Irlande du Nord et plus habituées à gérer ce genre de crise. Par suite, les différents acteurs sociaux n’avaient eu de cesse de renvoyer la responsabilité tour à tour sur la communauté pakistanaise jugée mal intégrée et sur les groupes d’extrême droite traditionnellement fomenteurs de trouble.

Les événements dramatiques qui remettent en cause le modèle multiculturel britannique

Depuis les émeutes raciales de l’été 2001, le multiculturalisme au Royaume-Uni a fait l’objet de nombreuses études indépendantes. Ces études, parfois commandées par le gouvernement, tel le rapport Cantle [Le rapport Cantle a été établi à la fin de l’été 2001, à la suite des émeutes de Bradford, Burnley et Oldham, les pires émeutes que le Royaume-Uni ait connues depuis vingt ans. Les conclusions de ce rapport expliquent que la cause des émeutes n’est pas seulement d’ordre éco- nomique mais qu’ « elle résulte d’un processus plus profond qui trouve ses racines dans le multiculturalisme lui-même ». Le rapport décrit Bradford comme une ville plus que jamais mor- celée et dénonce plus particulièrement la « ségrégation physique des logements sociaux », phénomène que l’on retrouve « dans tous les domaines de la vie quotidienne, à l’école, sur le lieu de travail ou de culte, dans le langage et dans les réseaux socioculturels ».]pour mesurer la capacité d’intégration à la société britannique, ont montré les limites d’un modèle qui aurait tendance à favoriser le développement d’une forme de ségrégation de minorités ethniques dans certains quartiers. En dépit des conclusions de ces rapports, le gouvernement de Tony Blair n’a pas changé de cap en matière de politique urbaine, renforçant même le pouvoir des communauties en général et, par extension, des communautés ethniques. Tony Blair mène depuis son arrivée au pouvoir une politique où une large place est accordée aux représentants des minorités ethniques. Ainsi, lorsqu’il prononce son premier discours à la suite des attentats du « 7/7 », il ne s’adresse pas à la « nation » ou encore au « peuple britannique », mais aux « communautés ». Si la France est traditionnellement considérée comme une « communauté de citoyens », le Royaume-Uni s’apparenterait plutôt à une « communauté de communautés ». Bien plus que ne l’était Margaret Thatcher, Tony Blair est particulièrement partisan d’accorder davantage de pouvoir au local et aux représentants locaux. Ce modèle n’est d’ailleurs pas nouveau au Royaume-Uni et, renforcé dans l’Empire à l’époque de la colonisation par l’indirect rule, il avait permis à la métropole de s’appuyer sur des chefs indigènes. Désormais, un tel mode de fonctionnement offre la possibilité de contrôler non plus des portions de territoire, mais des quartiers, par l’entremise de représentants des diverses communautés, ce qui présente un avantage certain. Cependant, ce système a ses inconvénients puisqu’il provoque parfois des conflits interethniques comme il s’en est produit après la décolonisation. Aujourd’hui les conflits portent essentiellement sur des subventions municipales et sur des questions de contrôle de territoires urbains, ainsi que l’ont montré les récentes émeutes de Birmingham.

Ces émeutes de la mi-octobre 2005, qui ont fait deux morts et une vingtaine de blessés, ont opposé des membres de la minorité afro-caribéenne à ceux de la minorité pakistanaise. Tout a commencé par une rumeur diffusée sur une radio-pirate antillaise : une jeune Jamaïcaine de 14 ans aurait été violée par une dizaine de Pakistanais. Bien que la police ait rapidement fait savoir qu’aucune plainte n’avait été déposée, la rumeur s’est néanmoins répandue dans le quartier multiethnique de Lozells, et des membres de la communauté jamaïcaine se sont précipités dans la rue, s’en prenant à des Pakistanais, brisant les vitrines de leurs magasins et molestant des passants. La radio antillaise a amplifié le mouvement en continuant à répandre la rumeur, soutenant que la victime n’aurait pas osé porter plainte parce qu’elle se trouvait en situation irrégulière. Interrogés par les journalistes, des émeutiers justifiaient leurs actes par le fait que « les Pakistanais se faisaient de l’argent sur leur dos et qu’ils en avaient assez » ! Ce type d’argument révèle bien le contentieux existant entre communautés, que la gestion ethnicisée préconisée par l’État britannique ne fait que renforcer.

La difficulté de remettre en cause le modèle multiculturel

Associé à la « tolérance » et au « respect de la différence », le modèle multiculturel paraît incontestable. Peu d’hommes politiques de droite comme de gauche se risquent à formuler un jugement négatif à son encontre, de crainte d’être immédiatement traités de racistes ou - pire encore - de Français ! L’universalisme à la française reste en effet le contre-modèle par excellence, jugé assimilationniste, intolérant et parfois même raciste, toute réflexion ou mesure qui s’en inspirerait ou qui s’y apparenterait est de fait à rejeter. Ainsi, lorsque David Blunkett, ministre de l’Intérieur au moment des émeutes de 2001, avait déclaré que « les immigrants devraient essayer de se sentir britanniques » (BBC News, 9 décembre 2001) puis, dans une interview au journal The Independant on Sunday, que les personnes qui font une demande de naturalisation « devraient désormais avoir quelques notions d’anglais », il avait alors essuyé de violentes critiques, ses détracteurs l’accusant de vouloir imiter le modèle assimilationniste français.

On voit donc que s’attaquer au multiculturalisme c’est, au Royaume-Uni, faire montre d’intolérance et par la même occasion prendre le risque de perdre la partie de l’électorat que représentent les minorités ethniques. Rappelons que les immigrés issus d’un pays du Commonwealth et résidant de plein droit sur le territoire ont le droit de vote aux élections municipales et qu’ils exercent de plus en plus ce droit [Selon Danièle Joly, directrice du Centre de recherches sur les relations ethniques en Grande-Bretagne, « le taux de participation électorale est de plus de 70 % pour les minorités musulmanes et de 62 % pour les Britanniques de souche » (Libération , 26-27 novembre 2005).].

L’émotion qu’ont suscitée les attentats du « 7/7 », exacerbée par la seconde vague d’attentats avortés du 21 juillet, a sans aucun doute permis de délier les langues. Les prises de position d’une partie de la classe politique et même de la presse, les jours et les semaines qui ont suivi les attentats, montrent qu’un certain nombre de personnalités s’interdisaient jusque-là d’émettre la moindre critique. Ainsi, à droite d’abord, Michael Portillo, député conservateur, écrivait, dix jours après les attentats : « Nous avons atteint un large consensus sur le multiculturalisme au Royaume-Uni en raison de la grande imprécision qui entourait ce terme » (The Sunday Times, 17 juillet 2005). David Davis, shadow home secretary (secrétaire général pour la sécurité) et candidat à la candidature du Parti conservateur pour les prochaines élections générales, a déclaré, quant à lui, que le multiculturalisme était « dépassé » et qu’il était désormais nécessaire de construire une nation unique qui respecterait la « british way of life ». C’était condamner le gouvernement Blair qui, selon Davis, a toujours choisi « d’encourager les identités distinctes au lieu de promouvoir des valeurs communes qui unissent la Nation » (BBC News, 3 août 2005).

Or, tous les conservateurs qui se sont engagés sur ce terrain l’ont en général payé cher. Davis a d’ailleurs été immédiatement comparé dans la presse à l’ultraconservateur Enoch Powell. Ce dernier annonçait, dans les années 1960, que « des rivières de sang couleraient dans les rues » et que « la nation britannique serait rongée par une population inassimilée et inassimilable, installée au cœur du pays ». Cette déclaration lui valut une exclusion du comité de direction du Parti conservateur. Autre cas bien connu, le « test du cricket » de lord Tebbit. Cet ancien membre du cabinet de Margaret Thatcher avait expliqué en 1990 que, pour connaître le sentiment d’allégeance des minorités ethniques au pays, il suffisait de savoir, lors d’une rencontre internationale de cricket entre le Pakistan et le Royaume-Uni par exemple, quelle équipe un Britannique-Pakistanais préférerait soutenir. Une déclaration qui avait largement embarrassé les Tories.

Le revirement à l’encontre du modèle multiculturel ne s’est pas seulement fait sentir dans la classe politique mais aussi dans la presse. Ainsi, le journal The Guardian (quotidien centre gauche), qui, jusque-là, conservait une position sans équivoque sur le modèle britannique en titrant en novembre 2001 « Les valeurs multiculturelles doivent être défendues », est plus réservé quatre ans plus tard. Sous la plume de Jonathan Freedland, l’un des célèbres analystes du quotidien, le journal dénonce le fait qu’à trop valoriser les différences ethniques, le Royaume-Uni oublie ce qui unit ses citoyens.

La Grande-Bretagne, tout comme l’Amérique, est bâtie sur la différence. Notre structure crypto-fédérale, qui soude les Écossais, les Anglais et les Gallois, a été prévue pour cela ; les vagues successives d’immigration ont ajouté au mélange.

Mais voici ce qui fait la différence. L’Amérique fonctionne parce qu’elle met l’accent non seulement sur la diversité, mais encore sur les liens qui unissent. Elle encourage une identité duelle (par exemple « italo-américaine »), mais insiste sur les deux côtés du trait d’union. En Grande-Bretagne, les progressistes en particulier se sont évertués à faire accepter que l’on puisse être écossais ou juif ou asiatique, à tel point qu’ils ont peut-être oublié qu’ils sont aussi britanniques. Pour que la dualité puisse fonctionner, il faut deux éléments.

En d’autres termes, nous avons laissé choir la partie britannique de l’équation. Nous la craignions, nous avions peur qu’elle ne pue l’obsessionnalité ou le racisme blanc. Mais la britannicité, comme l’américanicité, n’est pas nécessairement cela. Par nature, elle a vocation à être ouverte à tous. Et pourtant elle implique bien qu’il y ait un ciment commun : le respect de la loi, avant tout (The Guardian, 3 août 2005).

Le Daily Telegraph, par la plume de Boris Johnson, est encore plus virulent à l’encontre du modèle multiculturel. Pour lui, l’État doit désormais renforcer la culture anglaise afin de donner une base commune aux citoyens britanniques. Sans pour autant prôner le modèle français, le journal pose la question d’une manière presque française.

The Guardian veut plus de britannicité [...] moi aussi ! [...] Nous devons enseigner l’anglais, nous devons enseigner en anglais. Nous devons enseigner l’histoire du Royaume-Uni. Nous devons repenser à la question du foulard islamique, avec tous les signes extérieurs d’appartenance que cela sous-entend, et nous devons probablement abandonner les écoles religieuses. Nous devrions interdire aux Imams de prêcher autrement qu’en anglais ; parce que nous voulons construire une société avec une base commune (Daily Telegraph, 4 août 2005).

Pour autant, si les conservateurs et la presse se permettent cet amer constat, cette position critique n’est pas seulement liée au contexte exceptionnel des attentats. Les déclarations du président de la Commission pour l’égalité raciale (Commission for Racial Equality) avaient un an auparavant ouvert la brèche. En effet, Trevor Phillips, président du CRE (organisme financé par l’État en charge de surveiller l’application des lois antidiscrimination), avait alors souligné que « le multiculturalisme appartenait désormais à une autre ère » et que le terme même de « multiculturalisme » devait être supprimé en ce sens qu’il connotait trop la notion de « séparation ». Dans le même temps, il retirait tout financement aux associations qui faisaient la promotion d’une forme de « séparatisme ». Pourtant son rôle en tant que président de la Commission pour l’égalité raciale est, avant tout, de promouvoir le multiculturalisme. Sa position a donc fortement troublé l’opinion.

S’attaquer au multiculturalisme au Royaume-Uni, c’est s’attaquer au fondement même de la nation. Un modèle qui, dans la représentation de la construction de l’histoire nationale, a permis d’unir et de faire coexister l’Écosse, le Pays de Galles et, dans une certaine mesure, l’Irlande du Nord au sein d’un même État, et qui dans un deuxième temps a permis d’accueillir, à partir des années 1950, les migrants en provenance du Commonwealth. Deux temps forts qui ont permis d’asseoir le modèle multiculturel britannique.

Sans revenir sur l’histoire de la construction de la nation, il est sans doute intéressant de rappeler que si la nation anglaise est l’une des plus anciennes au monde, la nation britannique est très récente. On ne parle véritablement de la nation britannique que depuis l’avènement de l’Empire, moment historique où Écossais, Gallois, Irlandais et naturellement Anglais, côte à côte, lancés à la conquête du monde, se sentaient appartenir à une même nation, au plus grand empire. Chacun mettait de côté ses différences et ses revendications particulières pour cette sorte d’union sacrée au moment fort de l’Empire. Ce moment de l’histoire, l’un des rares avec celui de la Seconde Guerre mondiale, a permis de construire un sentiment d’appartenance à une même nation que l’on appelle la britannicité. Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, les diverses nations ont repris chacune leur importance. Le Royaume-Uni a donc choisi de gérer l’unité de son État en conservant la diversité de ses nations. De cette conception d’un État multinational découlera par la suite, avec l’arrivée de migrants en provenance de l’Empire, un État multiculturel. On retrouve dans le modèle multiculturaliste l’idée de gérer l’unité de l’État avec la pluralité des cultures des nouveaux arrivants.

L’autre moment fort de cette nation britannique se situe dans la seconde moitié du XXe siècle, au moment de la mise en place des lois antidiscrimination et des lois sur l’immigration qui signeront le caractère multiculturel de l’État. Contrairement à la France qui, dès avant la Seconde Guerre mondiale, avait déjà connu une forte immigration espagnole, polonaise, italienne..., ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le Royaume-Uni connaît une véritable immigration de masse. Une immigration qui dans un premier temps reste toute relative, puisque, au début des années 1950, les immigrés ne représentent guère plus de 20 000 personnes [Lemosse, 2000]. Un flux migratoire assez faible pour que les travaillistes de ce pays puissent s’offrir le luxe de faire voter en 1948 le British National Act. Cette loi définit une règle de citoyenneté impériale accordant le même statut à tous les membres de l’Empire britannique en respectant le droit du sol (principe du jus soli). Elle octroie la citoyenneté indistinctement aux personnes nées au Royaume-Uni et dans l’Empire en leur offrant le droit de circuler, de s’installer, de travailler et même de voter sur le sol anglais. Ainsi plus de 800 millions d’individus pouvaient entrer librement et légalement au Royaume-Uni. À l’époque, Londres n’avait sans doute pas mesuré qu’Africains, Antillais ou Asiatiques, fuyant la misère et les persécutions politiques, débarqueraient massivement pour installer boutiques et restaurants, investir des quartiers entiers et bientôt bâtir des nouveaux lieux de cultes jusqu’ici encore jamais pratiqués. Dans le contexte d’après-guerre et de la reconstruction, ces nouveaux arrivants sont relativement bien accueillis dans un pays où le besoin de main-d’œuvre est criant. Ils ne représentent au début des années 1960 que 0,6 % de la population.

Mais, l’immigration s’accélérant, l’opinion publique s’inquiète de ces flux continus de « migrants de couleur » en provenance du « nouveau Commonwealth ». Ainsi, en 1962, le gouvernement conservateur réglemente pour la première fois l’entrée des immigrés en votant le Commonwealth Immigration Act, loi qui édicte un système de permis de travail. Si ces premières mesures de restriction soulèvent de vives protestations dans les rangs de la gauche, une fois revenu au pouvoir le Parti travailliste ne remettra pourtant nullement en cause la création du permis de travail. Face à certains discours xénophobes, le Parti travailliste décide toutefois de mettre en place des lois antiracistes. En effet, au cours des années 1960, certains pays qui, par le passé, avaient subi l’influence britannique sont en proie à de très vives tensions raciales : dans les États du Sud des États-Unis se manifeste une violente ségrégation entre Noirs et Blancs, en Afrique du Sud s’organise l’Apartheid et une minorité blanche contrôle désormais la Rhodésie [Lemosse, 2000]. L’absence de Constitution écrite au Royaume-Uni ne permettant pas de protéger des discriminations les nouveaux arrivants, la mise en place de ces lois antiracistes ancre le pays dans le multiculturalisme. En effet, la mise en place de ce type de lois appelées Race Relation Acts implique la définition de catégories qui ne sont plus des catégories sociales (labour class, middle class...), mais des catégories « raciales ». C’est ainsi que la notion de « race » s’installe dans le débat public.

En 1991, ces catégories raciales entrent dans le recensement de la population pour lutter contre les discriminations. En obligeant chaque individu à se reconnaître dans un groupe ethnique et/ou religieux [Le recensement de 2001 a proposé une nouvelle question sur la croyance religieuse.], le multiculturalisme a sans doute facilité un certain repli communautaire voire même une attitude qu’on qualifierait en France de communautariste.

Il faut pour autant toujours garder à l’esprit que, à l’instar du modèle républicain d’intégration, le multiculturalisme britannique se donne pour but de gérer la pluralité de la société. Ces deux anciens empires que sont la France et le Royaume-Uni ont accueilli des migrants en provenance de régions du monde très diverses, cherchant, l’un à travers le modèle libéral, l’autre à travers le modèle d’égalité républicaine, à intégrer ces nouvelles populations.

Mi-octobre 2005 un quartier de Birmingham s’embrase, mi-novembre ce sont plusieurs banlieues françaises qui s’enflamment. Des deux côtés de la Manche, on se réjouit presque de l’échec du modèle d’intégration voisin. Ainsi, quand la presse française se félicite de la « faillite du multiculturalisme britannique », les journaux anglais se délectent de l’« échec du modèle républicain d’intégration ».

Alors que Libération titre « Guerre d’identité à Londres » et, quelques semaines plus tard, « Le Royaume-Uni en crise existentielle », la une du journal The Independent est particulièrement sévère. Le journal anglais reprend la devise française « Liberté, égalité, fraternité » en lui adjoignant le mot « réalité ». Que reste-t-il, dit ce journal, de la liberté lorsque le voile est interdit à l’école, de l’égalité lorsque les Français de couleur sont deux fois plus susceptibles d’être au chômage, de la fraternité lorsque le gouvernement avoue que les politiques d’intégration ont échoué ? Il ne reste que la réalité qui « oblige le président Chirac à appeler au retour à l’ordre » (The Independent, 7 novembre 2005).

Le Royaume-Uni, comme la France et plus que tout autre pays de l’Union européenne, a connu une longue histoire d’immigration liée à son passé colonial. Les excès de violences que ces deux pays traversent actuellement ne sont pas sans lien avec ce passé. L’un comme l’autre se posent aujourd’hui la question du sentiment d’appartenance de leurs « enfants » issus de l’immigration. L’un comme l’autre s’interrogent sur la pertinence de leur modèle d’intégration, les violences ayant été perpétrées par des jeunes gens nés sur leur territoire.

Si en France les émeutiers s’en sont pris principalement à l’institution en attaquant la police, les pompiers ou encore les écoles, au Royaume-Uni il s’agit davantage d’émeutes raciales. Ici, la police de proximité qui côtoie les habitants au quotidien est plutôt bien accueillie dans les quartiers depuis que, à la suite des graves émeutes de 1981, de nombreux efforts ont été menés pour lutter contre le racisme dans la police. En dépit de ces mesures, il est inquiétant de noter la persistance d’émeutes interethniques faisant souvent intervenir des membres de la communauté pakistanaise confrontés à des « Blancs » en 2001, à des « Noirs » en 2005 et impliqués dans les attentats de Londres. Une communauté qui est par ailleurs l’objet de nombreuses exactions, au point que, durant les semaines qui ont suivi les attentats, la police britannique arborait un ruban vert (couleur de l’islam) afin de prévenir certaines représailles intempestives.

Certes, le modèle républicain d’intégration ne connaît pas encore de telles dérives, mais un certain nombre de signes avant-coureurs devraient nous alarmer. Sans une véritable politique pour lutter contre la ségrégation et les discriminations, les citoyens qui se sentent rejetés pourraient avoir tendance à vouloir se regrouper selon leur appartenance ethnique ou leur couleur, comme on l’a vu récemment avec la création d’une Fédération des Noirs de France regroupant 56 associations et collectifs.

Bibliographie

 BERTOSSI C., « Le débat britannique, l’“école de la pluralité” », Les Cahiers pédagogiques, n° 419, décembre 2003.

 CANTLE T., Community Cohesion, Home Office, Londres, 2001.

 CHALINE C. et PAPIN D., Le Royaume-Uni ou l’exception britannique, Ellipses, Paris, 2004.

 GRIFFITH P. et LEONARD M., Reclaiming Britishness, The Foreign Policy Center, Londres, 2002.

 LEMOSSE M., « Les Anglais et le multiculturalisme », Cahiers de l’URMIS, n°6, 2000.

 PAPIN D., « L’anglais et les minorités ethniques au Royaume-Uni », Hérodote, n° 115, La Découverte, Paris, 2004.

 PAREKH B., The Future of Multi-Ethnic Britain, Profile, Londres, 2000.


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