Élisée Reclus, une très large conception de la géographicité et une bienveillante géopolitique

par Yves Lacoste

Le titre de cet article reprend les termes majeurs « géographicité » et « géopolitique » qui désignaient l’article qu’Yves Lacoste a écrit en 1981 dans le numéro de la revue consacré à Élisée Reclus. Mais ce nouvel article est sur plusieurs points très différent du précédent. Par « géographicité », Yves Lacoste entend l’ensemble des phénomènes que des géographes, à une certaine époque, considèrent comme géographiques, dignes d’intérêt. Yves Lacoste souligne l’ampleur de la géographicité dans l’œuvre de Reclus, en contraste avec l’étroitesse de la géographicité pour Vidal de La Blache, qui excluait les questions politiques. Le dernier livre d’Élisée Reclus, L’Homme et la Terre (1905), peut être considéré comme un véritable ouvrage de géographie générale. Reclus a écrit la majeure partie de son œuvre avant que l’enseignement de la géographie se développe dans les universités françaises. La publication du livre de Darwin, De l’origine des espèces, a été un grand changement dans les milieux intellectuels européens. Si le darwinisme social a beaucoup influencé les géographes allemands, Reclus se refuse à admettre la lutte pour la vie comme loi naturelle fondamentale. Ses idées politiques le conduisent à condamner les formes d’oppression et à souligner qu’elles existent aussi entre peuples opprimés.

Abstract : « Elisée Reclus, a great conception of the « géographicité » and “geopolitics” »

The title of this article reuses two major terms « géographicité » and « geopolitics », which characterized the article written by Yves Lacoste in 1981 in the review’s issue dedicated to Elisée Reclus. But this new article is on many aspects very different from the previous one. With the term « géographicité », Yves Lacoste includes all phenomena that geographers, at a certain time, considered as geographical, worth of interest. Yves Lacoste underlines the extent of the « géographicité » in the work of Reclus, in contrast with the narrowness of the « géographicité » of Vidal de la Blache who excluded the political questions. The last book of Elisée Reclus l’Homme et la Terre (1905) can be considered as a real work of general geography. Reclus wrote most of his book before geography was taught in French universities. The publication of Darwin’s book, The Origin of Species, led to a major change in the European intellectual circles. If the social Darwinism greatly influenced German geographers, Reclus refuses to consider the fight for life as a fundamental natural law. His political ideas lead him to condemn forms of oppression and to underline that they also exist among oppressed populations.

Article complet

Non seulement Élisée Reclus a écrit une œuvre colossale, dont les dix-neuf tomes de sa Nouvelle Géographie universelle (NGU) ne constituent qu’une partie, mais surtout sa conception de la géographie s’est progressivement élargie depuis son premier grand livre La Terre, description des phénomènes de la vie sur le globe (1869). Ceci l’a amené à prendre en compte, dans ses raisonnements, non seulement toutes les catégories de phénomènes et facteurs naturels, qu’il s’agisse de géologie, de climat, de formes du relief, de végétation, sans oublier les maladies, mais aussi toutes les formes d’activités humaines qu’elles soient classées par ailleurs comme économiques, sociales, culturelles, politiques, guerrières, religieuses, etc. De nos jours, ceci peut sembler banal pour un géographe, mais en réalité, jusqu’à une période relativement récente, après la Seconde Guerre mondiale, les géographes universitaires ne prenaient en compte qu’une gamme bien plus restreinte de phénomènes, certes les uns physiques et les autres « humains », mais seulement ceux qu’ils estimaient vraiment géographiques (sans définir les critères de ce choix) : relief, climat, végétation, répartition de la population, localisation des villes et des principales ressources économiques... S’ils acceptaient de s’intéresser à la géologie, ils écartaient tout ce qui semblait relever à leurs yeux de l’économie, de la sociologie, de la démographie et surtout de la politique. Ils s’intéressaient aux campagnes bien plus qu’aux villes, auxquelles ils ne prêtaient guère d’attention en tant que telles, pas plus qu’aux centres industriels (dans le modèle que fut pour eux le Tableau géographique de la France 1903 de Vidal de La Blache, Paris n’a droit qu’à 5 pages sur 400).

Pour sa part, Élisée Reclus considère comme géographiques toutes les catégories de phénomènes dont les cartes montrent qu’ils s’inscrivent de façon différenciées à la surface terrestre. Il ne les énumère pas successivement comme dans une encyclopédie ou selon le traditionnel plan-tiroir (1. relief ; 2. climat, etc.), mais il les envisage fondamentalement dans leurs interactions à la surface du globe et dans leurs évolutions historiques. Il s’intéresse aux villes en tant que telles et dans sa Nouvelle Géographie universelle [t. II, 1877], Paris a droit à 20 pages (ce qui n’est d’ailleurs assez maigre mais Reclus en est à ses débuts et Paris est un sujet délicat que l’éditeur n’a sans doute pas voulu voir traiter davantage, car il y a eu, six ans auparavant, la Commune de Paris).

La conception que Reclus a implicitement de la géographie est donc très large puisqu’il affirme, par sa démarche, le caractère géographique, la géographicité de toutes sortes de phénomènes. En cela, Élisée Reclus se distingue du très grand nombre de géographes universitaires qui, depuis la fin du XIXe siècle et tout récemment encore, n’ont pris en compte que des catégories peu nombreuses de phénomènes, ceux qu’ils estiment géographiques, sans trop savoir pourquoi ils en excluent d’autres. Par contre, de façon empirique, car il ne théorise pas sur cela, Reclus a une très large conception de la géographicité. Il parle des phénomènes de toutes sortes, par ailleurs classés comme géologiques, climatiques, économiques ou politiques, qui lui paraissent importants pour décrire et expliquer une situation géographique ou les principales caractéristiques d’un pays.

Par plus ou moins large conception de la géographicité, j’entends la gamme, grande ou restreinte, des diverses catégories de phénomènes, qu’à une certaine époque et dans certaines circonstances historiques, tel géographe de renom ou tel groupe de géographes considèrent comme géographiques, c’est-à-dire dignes d’une attention scientifique, quitte à passer plus ou moins sous silence ou à ne pas voir d’autres catégories de phénomènes même s’ils sont à l’époque évidents pour la plupart des intellectuels et dirigeants politiques. J’ai proposé ce terme de géographicité en symétrique de celui d’historicité, plus connu et par lequel l’on désigne les genres d’événements et de phénomènes que des historiens d’une certaine époque jugent dignes ou intéressants de prendre en considération. L’histoire (en l’occurrence celle qu’écrivent les historiens) a connu un élargissement du champ de l’historicité (de l’histoire-batailles, on est passé par exemple à celle des mœurs) alors que la géographie universitaire a subi en France au début du XXe siècle un rétrécissement de la géographicité, en abandonnant complètement le champ des phénomènes politiques et en refusant même de les évoquer.

En revanche l’œuvre d’Élisée Reclus échappe à cette évolution, d’abord par ce qu’elle fut dans une grande mesure antérieure à l’apparition en France de la géographie universitaire (en Allemagne, celle-ci commence cinquante ans plus tôt pour prôner l’unité allemande) ; ensuite parce que Reclus ne fut pas universitaire et qu’il ne fut donc pas obligé de se conformer aux conseils d’un « patron » de thèse ; et enfin parce que ses convictions le poussaient à traiter de toutes sortes de problèmes économiques, sociaux, religieux et surtout politiques. Il a en effet de solides opinions : républicain contre Napoléon III, « communard » et proscrit en 1871, il avait été membre la Première Internationale communiste (l’Association internationale des travailleurs fondée en 1864) mais en désaccord avec Marx sur des points qui, au XXe siècle, s’avéreront essentiels. Surtout, il a joué un rôle important dans le mouvement international anarchiste, pas seulement parce qu’il était l’ami de Bakounine et de Kropotkine.

L’œuvre de Reclus, qui date de la seconde moitié du XIXe siècle, démontre que l’indifférence dont ont fait montre, jusqu’à une époque récente, les géographes universitaires français à l’égard des questions politiques (fussent-elles dramatiques) ne résulte pas, comme aujourd’hui certains le pensent, de l’apparition tardive de la géographie à l’université, près d’un siècle après l’histoire. Cette indifférence des géographes universitaires à l’égard du politique résulte d’une véritable régression puisque, à leurs débuts, à la fin du XIXe siècle, il y avait déjà l’œuvre de Reclus. Certes il n’était pas universitaire, mais elle était fort connue. On pourrait ajouter que, déjà au XVIIIe siècle et au XIXe siècle, existait très officiellement une autre géographie - qu’on appellerait de nos jours géographie administrative - qui à l’époque était dénommée, non sans raison, géographie politique. Elle traitait en effet de questions politiques que nous appellerions aujourd’hui géopolitiques, comme par exemple fin XVIIIe siècle, ce qui va décider du découpage des départements (1790). Les géographes universitaires au XXe siècle ont toujours tourné en dérision ces problèmes de départements (« la géographie de facteur », disaient-ils), car cela posait en vérité des problèmes politiques. Existait aussi depuis des siècles - depuis Hérodote d’Halicarnasse - la géographie des observateurs politiques et des explorateurs qui s’intéressaient autant aux formes du relief qu’aux questions politiques et, dirons nous aujourd’hui, géopolitiques.

C’est seulement depuis une cinquantaine d’années que, petit à petit, la très large gamme des phénomènes que Reclus prenait en compte a été progressivement envisagée par les géographes universitaires, du moins ceux qui ont la conception la plus large de la géographie. Lorsqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (quand j’étais étudiant), quelques géographes universitaires ont commencé à prendre en compte par exemple les phénomènes urbains et industriels ou les questions coloniales qui n’étaient guère envisagés jusqu’alors par la corporation, l’œuvre de Reclus a continué d’être complètement ignorée, y compris par des hommes alors novateurs et marchant sans le savoir sur ses traces. Ce fut notamment le cas de Jean Dresch et de Pierre George qui furent mes maîtres. Je leur dois beaucoup, mais certes pas de m’avoir parlé de Reclus et, par la suite, ils n’ont guère compris mon enthousiasme à son égard.

Comment ai-je rencontré Reclus ? Alors que j’étais jeune géomorphologue (mon premier « terrain » fut au Maroc), j’ai eu la chance d’avoir à réfléchir et à écrire sur les « pays sous-développés », ce qui devenait le grand thème de l’époque, et ce par préoccupations politiques tout autant que sentimentales (le « colonial » que je suis était aussi anticolonialiste). Or au début des années 1960, j’ai vu tout à fait par hasard, chez un bouquiniste, six grands tomes reliés : L’Homme et la Terre (H&T). Je n’en avais jamais entendu parler. Pensant que cela pouvait avoir quelque rapport avec la question qui me tracassait quant aux origines du « sous-développement », j’ai feuilleté l’ouvrage par acquit de conscience, car je savais vaguement que Reclus avait été un anarchiste célèbre et qu’il avait écrit une géographie universelle, mais je pensais, comme tout un chacun chez les géographes, qu’il devait être bien dépassé. Debout dans la boutique, le peu que j’ai lu alors de L’Homme et la Terre m’a décidé sur le champ à faire l’achat de ces volumes (à l’époque, pour ma bourse, la dépense n’était pas petite) et j’ai pu ensuite mesurer l’ampleur de ce qui fut pour moi une passionnante découverte : une formidable fresque (4 000 pages) tout autant historique que géographique des diverses civilisations aux prises, dans leur histoire, avec les difficultés de leurs milieux naturels et des rivalités que l’on n’appelait pas encore géopolitiques.

C’est aussi le panorama que Reclus dresse du destin des grands empires du passé. La description et l’explication, dans le dernier tome de L’Homme et la Terre, de l’impérialisme à l’extrême fin du XIXe siècle et au tout début du XXe et de ce qu’il appelle « l’inégal développement » des peuples qui en résulte, me sont alors apparues bien plus concrètes et complexes que les schémas économistes d’Hilferding et de Lénine. Aujourd’hui, les analyses de Reclus prennent encore plus de signification avec ce que l’on appelle la mondialisation.

Reclus est pour beaucoup dans les débuts de l’aventure que sera quinze ans plus tard Hérodote , mais ceux-ci résultent tout autant de l’observation d’un certain nombre de conflits sur le terrain dans lesquels je fus impliqué au début des années 1970 (surtout le Vietnam et l’affaire des digues). Aussi, au début d’Hérodote , est-ce Béatrice Giblin qui s’est le plus investie dans l’ensemble de l’œuvre de Reclus. Sur mes conseils, elle y avait consacré sa thèse de troisième cycle, et elle publie dès 1976 dans le n° 2 de la revue « Élisée Reclus, géographie, anarchisme » (p. 30-57). Elle publiera en 1982, avec une introduction d’une centaine de pages, le recueil de textes (au total 398 pages) qu’elle a choisis dans L’Homme et la Terre.

Bref retour autocritique sur Vidal de La Blache

Une fois déclenché le scandale provoqué en 1976 par le numéro un d’Hérodote , il fallait montrer à quel point la conception de la géographie avait été restreinte par les choix plus ou moins conscients qu’avaient faits les premiers géographes universitaires en réduisant plus ou moins consciemment le champ de la géographicité. Pour bien montrer la gravité de cette régression épistémologique majeure (dont les conséquences ne sont pas encore surmontées aujourd’hui), il était utile de comparer l’œuvre de Reclus avec celle de Vidal de La Blache qui fut le fondateur de l’école géographique française. Ses successeurs et patrons d’autres universités françaises se réclameront de lui jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ou même pour certains jusqu’en 1968. Pour eux, l’ouvrage de référence, celui qui exprime le mieux au début du XXe siècle, la conception de la géographie tout à la fois physique et humaine était le Tableau de la géographie de la France. C’est évidemment peu en regard de l’œuvre de Reclus, mais ce livre de Vidal est l’expression même d’une conception restreinte de la géographie et la comparaison n’en est que plus aisée.

Voilà pourquoi dans le numéro d’Hérodote consacré à Reclus (n° 22), l’article que j’ai écrit en 1981 et que j’ai intitulé « Géographicité et géopolitique : Élisée Reclus » (p. 14-55), il est beaucoup question de Vidal de La Blache pour critiquer son fameux « Tableau ». Vingt-cinq ans plus tard, dans l’article que je propose ici et dont le titre reprend presque celui du précédent ou tout au moins les deux termes majeurs, géographicité et géopolitique, il est beaucoup moins question de Vidal de La Blache et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, parce que les géographes d’aujourd’hui prennent en compte une gamme bien plus large de phénomènes qu’il y a quarante ans. Petit à petit depuis une dizaine d’années, les géographes universitaires ou tout au moins un certain nombre d’entre eux, à l’exemple d’Hérodote , commencent à traiter de problèmes politiques et même géopolitiques. Il est donc moins nécessaire de dénoncer la conception restrictive de la géographie que Vidal de La Blache a symbolisée dans son « Tableau ».

On pourrait d’ailleurs se demander pourquoi encore célébrer l’œuvre de Reclus ? Serait-il moins utile aujourd’hui de montrer à des géographes universitaires ce que peut apporter une conception large de la géographie ? Certes non ! Et il en est de même pour les professeurs d’histoire-géographie (la très grande majorité d’entre eux sont d’ailleurs des historiens) car il n’est pas inutile de leur expliquer quelle a été l’évolution singulière de la géographie, et qu’ils fassent connaissance avec un très grand géographe qui fut aussi un très grand penseur. Il n’est pas inutile non plus que des spécialistes de science politique, des économistes, des sociologues, et aussi des hommes politiques, etc. sachent qui est Élisée Reclus. La géographie, tout comme l’histoire, concerne l’ensemble des citoyens, à la condition qu’ils en comprennent les enjeux. Pour l’histoire, ils sont évidents, car les historiens depuis des siècles ont continué à parler de politique, même quand à l’université notamment ils se sont astreints progressivement à respecter des règles de l’objectivité. Pour la géographie, il en va tout autrement, car l’exclusion du politique par les géographes universitaires, qui ont formé à leur image des dizaines de milliers de professeurs du secondaire, a eu pour effet de cacher aux citoyens (et aux géographes eux-mêmes) les enjeux politiques du raisonnement géographique. Pour la grande majorité des gens, la géographie n’a donc pas grand intérêt et c’est pour cela en revanche qu’ils prêtent l’oreille quand on leur parle de géopolitique.

Dans le premier numéro d’Hérodote (janvier 1976), un grand texte commenté ou critiqué par mes amis (« Pourquoi Hérodote ? Crise de la géographie, géographie de la crise », p. 8-70) dénonçait et cherchait à comprendre les raisons de cette exclusion du politique du champ de la géographie universitaire. Quelques mois plus tard, c’est à cette même question que j’ai voulu répondre de façon plus argumentée dans La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre (1976). Ce fut un nouveau scandale, car je m’en prenais principalement et vigoureusement à Vidal de La Blache, le « père fondateur » de l’école géographique française. N’avait-il pas systématiquement éludé les questions politiques de tous ses travaux, à telle enseigne que, dans le fameux Tableau, il n’est même pas question de l’annexion de l’« Alsace-Lorraine », en dépit de l’importance que cela avait alors pour tous les Français. J’ai donc exposé ce que je croyais être les raisons profondes de ce silence, de ce refus d’aborder dans l’enseignement les questions politiques, lesquelles de ce fait relevaient seulement des classes dirigeantes. Ce que j’ai écrit alors me paraît grosso modo encore valable, trente ans plus tard.

Mais ce que je ne savais pas en 1976, c’est que Vidal de La Blache avait été lui-même victime de cette exclusion des questions politiques par les géographes. Ceux-ci avaient complètement passé sous silence son dernier livre qui est à mon sens son vrai grand livre La France de l’Est (Lorraine-Alsace), publié en 1917 en pleine guerre. Il s’agit en vérité d’une analyse que l’on peut qualifier, à juste titre, de géopolitique. En effet, les Alliés et notamment les dirigeants américains n’étaient pas convaincus, qu’en cas de défaite de l’Allemagne, la France devait récupérer l’Alsace-Lorraine car la majorité de la population n’y parlait pas le français. Or la démonstration de Vidal pour être efficace se devait d’être argumentée et, géopolitiquement, elle l’est de façon fort habile.

Quelques années plus tard, les disciples du maître (et sans doute son gendre De Martonne devenu lui-même patron) ayant sans doute jugé « non scientifique » le dernier livre que leur maître avait écrit avant sa mort, ont véritablement escamoté La France de l’Est, au point que ce livre n’est pas cité dans la plupart des bibliographies et qu’il ne figurait pas (dans les années 1970) au fichier de la bibliothèque de l’Institut de géographie à Paris (Sorbonne). C’est pourquoi, comme bien d’autres géographes, j’ignorais totalement l’existence de cet ouvrage. Je ne raconterai pas ici par quels détours (des géographes américains), j’ai eu fortuitement connaissance de son existence et quelle fut ma stupéfaction en le lisant après qu’il eut été retrouvé, mis au rebut dans les caves de l’Institut de géographie. Toutes les formes du politique et facteurs de la géopolitique y avaient été abordées par Vidal, y compris ce qu’il appelle les « relations de classes » et les différences d’attitudes politiques face à l’Allemagne ou à la France des bourgeoisies de Metz, Nancy, Strasbourg, Mulhouse.

Si les géographes que j’avais scandalisés par mon attaque contre Vidal en 1976 avaient connu La France de l’Est, ils pouvaient me mettre K.O. Mais personne n’y fit allusion, et c’était bien la preuve de l’exclusion systématique des questions politiques dans la corporation. C’est donc moi qui ait révélé l’existence de ce livre oublié et qui fit immédiatement amende honorable dans un article d’Hérodote intitulé « À bas Vidal ? Viva Vidal ! » (n° 16, 1979, p. 68-81) que je fis suivre de quinze pages de textes choisis dans La France de l’Est. Une postface à une nouvelle édition de La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre explique qu’il y a eu in extremis un tout « autre Vidal » un an avant sa mort et un an après celle de son fils sur le front. En 1994, j’ai tenu à republier La France de l’Est (La Découverte-Livres Hérodote , 285 pages) avec 38 pages d’introduction pour souligner la signification de cet ouvrage dans l’évolution de l’école géographique française. Il ne semble cependant pas que ceux qui en font partie y aient prêté grande attention.

Tout cela montre que l’évolution de la géographie en tant que discipline universitaire ne traduit pas seulement celle de la société ou les intérêts d’une nation, mais aussi les rivalités d’intérêt des dirigeants d’une corporation. Mais revenons-en à Élisée Reclus.

L’Homme et la Terre, synthèse finale de l’œuvre de Reclus

Les six tomes de l’ouvrage publiés en 1905 constituent en quelque sorte le bilan, la synthèse finale des œuvres de Reclus et c’est pourtant celle qui est encore la plus méconnue et celle dont la signification actuelle me paraît être la plus fondamentale. Aussi est-ce sur L’Homme et la Terre que je centrerai mes réflexions, entre autres raisons parce qu’il y pose déjà au tout début du XXe siècle la question dont on doute tant aujourd’hui, celle du progrès et de l’évolution des hommes sur la Terre. Reclus écrit dans la préface que :

Après avoir achevé sa Nouvelle Géographie universelle, il a dressé « le plan d’un nouveau livre où seraient exposées les conditions du sol, du climat, de toute l’ambiance dans lesquelles les événements de l’histoire se sont accomplis, où se montrerait l’accord des hommes et de la Terre, où les agissements des peuples s’expliqueraient de cause à effet par leur harmonie avec l’évolution d la planète. [...] Certes je savais d’avance que nulle recherche ne me ferait découvrir cette loi d’un progrès humain [...].

À notre époque de crise aiguë, où la société se trouve si profondément ébranlée, où le remous d’évolution devient si rapide que l’homme, pris de vertige, cherche un nouveau point d’appui pour la direction de sa vie [...] La « lutte des classes », la recherche de l’équilibre et la décision souveraine de l’individu tels sont les trois ordres de faits que nous révèle l’étude de la géographie sociale et qui, dans le chaos des choses, se montrent assez constants pour que l’on puisse leur donner le nom de lois [H&T, t. I, p. I et IV].

Les géographes universitaires français ne parleront de géographie sociale qu’à la fin des années 1970 et la plupart d’entre eux oublieront de rappeler que c’est Reclus qui le premier a utilisé cette expression. Dans le tome VI de L’Homme et la Terre, il traite longuement des phénomènes urbains, du développement des industries et du commerce international, des différentes formes de propriété selon les pays, du rôle des structures économiques et sociales, de l’« État moderne », de la colonisation et des formes de domination.

Cependant, il ne faut pas réduire cette œuvre à une géographie sociale, ou à des considérations historiennes ou sociologiques, prolongement des opinions politiques de son auteur. Reclus est un géographe complet qui traite du relief, du climat, de la végétation, du tracé des côtes bref tout ce qui se voit dans ses descriptions de pays de sa Nouvelle Géographie universelle, mais aussi dans L’Homme et la Terre qui est véritablement un ouvrage de géographie générale. Il est frappant de constater l’importance qu’il accorde, sur le plan général et théorique, au « milieu [qu’il considère comme une] combinaison dynamique de différents facteurs » [H&T, t. I, p. 110] et à ce propos, il prend position contre les discours « déterministes » fort répandus et puissants à son époque, en critiquant la façon dont ceux-ci privilégient un seul facteur naturel parmi beaucoup d’autres pour prétendre expliquer les caractéristiques d’un groupe humain.

Au milieu - espace, caractérisé par les mille phénomènes extérieurs, il faut ajouter le milieu-temps avec ses transformations incessantes, ses répercussions sans fin. [...] Mais toutes ces forces varient de lieu en lieu et d’âge en âge : c’est donc en vain que les géographes ont essayé de classer, dans un ordre définitif, la série des éléments du milieu qui influent sur le développement d’un peuple ; les phénomènes multiples entrecroisés de la vie ne se laissent pas numéroter dans un ordre méthodique. [...] Il faut aussi apprécier dans quelle mesure les milieux ont eux-mêmes évolué, par le fait de la transformation générale de la société et modifié leur action en conséquence. [...] Il est aussi des traits de la nature qui sans avoir changé en rien, n’en exercent pas moins une action tout autre par l’effet de l’histoire générale qui modifie la valeur relative de toute chose. [...] Le développement même des nations implique cette transformation du milieu : le temps modifie incessamment l’espace [H&T, t. I, p. 112-114].

En raison de ses idées libertaires, Reclus, comme l’a montré Béatrice Giblin, accorde une place considérable à la nature et à ses « lois », les seules qu’il reconnaisse comme légitimes. Il fait preuve de préoccupations qui sont celles de nos jours des écologistes (cf. Béatrice Giblin « Reclus, un écologiste avant l’heure », Hérodote n° 22) en soulignant les conséquences de l’érosion des sols et des « destructions imbéciles » de forêts :

Les adaptations diverses des peuples, toujours compliquées de luttes et de combats, ne doivent pourtant pas être considérées comme le résultat d’une guerre contre la nature ou contre d’autres hommes. Presque toujours en parfaite ignorance du vrai sens de la vie, nous parlons volontiers du progrès comme étant dû à la conquête violente. [...] En langage ordinaire, on emploie les mots de « lutte », de « victoire » et de « triomphe » comme s’il était possible d’utiliser une autre voie que celle de la nature pour en arriver à modifier les formes extérieures : il faut savoir s’accommoder à ses phénomènes, s’allier intimement à ses énergies [H&T, t. I, p. 112].

Dans les domaines de la géographie physique, les notations de Reclus sont évidemment dépassées sur nombre de points en raison des progrès des diverses sciences. En revanche, ses idées en géographe humaine sont loin de l’être. Six à sept décennies après L’Homme et la Terre, des géographes en sont arrivés sans le savoir ou sans le reconnaître là où Reclus était parvenu. Ses analyses des phénomènes urbains, en particulier, sont remarquables : il y traite aussi bien des effets de la spéculation foncière, des taudis, des réseaux d’égouts et il envisage la ville comme un organisme qui fonctionne sur lui-même, mais aussi dans ses rapports avec d’autres villes. Il montre l’existence des zones d’influence urbaine et des réseaux urbains, le tout appuyé par des cartes précises : carte des slums de Manchester par exemple [H&T, t. V, p. 373], cartes d’isochrones [H&T, t. VI, p. 357], cartes encore pour dégager des structures régulières de répartition de l’habitat rural dans certaines régions et celles de réseaux urbains. Les géographes qui raisonnent aujourd’hui en termes de modèles mathématiques et de chorèmes, devraient bien citer Reclus parmi les précurseurs de cette méthode.

Si la terre était complètement uniforme dans son relief, dans la qualité de son sol et les conditions du climat, les villes occuperaient une position géométrique pour ainsi dire : l’attraction mutuelle, l’instinct de société, la facilité des échanges les auraient fait naître à des distances égales les unes des autres. Étant donné une région plane, sans obstacles naturels [...] et non divisée en États politiques distincts, la plus grande cité se fût élevée directement au centre du pays ; les villes secondaires se seraient réparties sur le pourtour, espacées rythmiquement et chacune d’elles aurait son système planétaire de villes inférieures, ayant leur cortège de villages. [...] En nombre de contrées peuplées depuis longtemps [...].

On retrouve dans le désordre apparent des villes, un ordre de répartition. [...] En France même, on peut constater l’étonnante régularité avec laquelle se distribuèrent les agglomérations urbaines avant que les exploitations minières et industrielles vinssent troubler l’équilibre [H&T, t. V, p. 341-342].

Étonnant ouvrage que L’Homme et la Terre qui combine constamment le raisonnement historien et celui du géographe. Chacun des six tomes commence d’ailleurs par cette phrase en exergue : « La géographie n’est autre chose que l’histoire dans l’espace, de même que l’histoire est la géographie dans le temps. » Le plan de l’œuvre suit une démarche historienne privilégiant les « temps longs » : les deux premiers tomes sont consacrés à l’histoire ancienne et à ses grandes civilisations, les tomes III et IV à celle du Moyen Âge et au Temps modernes. Reclus montre le rôle des conditions géographiques dans les évolutions, les grands événements historiques en faisant de constants rapprochements entre les stratégies politiques et militaires d’antan qui ont été menées dans telles configurations géographiques avec celles qui étaient en cours dans les mêmes lieux, à l’époque où il écrivait.

Le tome V et surtout le tome VI forment en fait un véritable traité de géographie générale. Reclus y examine successivement les formes de répartition de la population, les processus de peuplement et, bien que la très rapide croissance démographique mondiale du XXe siècle ne soit pas encore amorcée, sauf en Europe, il dénonce les discours malthusiens qui sont tenus depuis le début du XIXe siècle. Alors que la population mondiale au début du XXe siècle était de l’ordre du milliard et demi, il évalue à six milliards l’effectif que l’humanité pourrait atteindre sans que cela se heurte à des impossibilités agricoles.

Pour Reclus, l’histoire est globale, histoire économique, sociale et politique et pour lui l’histoire n’est pas seulement le passé plus ou moins lointain, mais aussi le plus récent, ce qui est en train se produire. « La géographie n’est pas chose immuable, elle se fait, se refait tous les jours ; à chaque instant, elle se modifie par l’action de l’homme » [H&T, t. V, p. 355]. Reclus montre que tout est en transformation en raison du gigantesque phénomène provoqué depuis le début du XIXe siècle par le développement de l’industrie moderne mais aussi par celui de la science.

Pour Reclus ce processus est fondamentalement contradictoire, bien qu’il n’emploie pas le terme de contradiction, mais l’idée est là fondamentale et il y revient sans cesse à la fin de L’Homme et la Terre pour distinguer ce qu’il appelle les « progrès » et les « régrès ». « Comme en tout autre phénomène historique, les conséquences de l’évolution se font doublement sentir, en progrès et en regrès » [H&T, t. VI, p. 324]. « Le fait général est que toute modification, si importante qu’elle soit, s’accomplit par adjonction au progrès de régrès correspondants » [ibid., p. 531].

La conscience de cette évolution dialectique, pourrait-on dire, le conduit à longuement s’interroger sur la notion de progrès, à laquelle il croit profondément. C’est d’ailleurs par un grand chapitre intitulé « Progrès » que se termine L’Homme et la Terre. En exergue de ce chapitre, on peut lire : « Le vrai progrès est la conquête du pain et de l’instruction pour tous les hommes. » Cette question essentielle du progrès et des régrès, Reclus se la pose non seulement dans le cadre d’un même pays, d’une même région, en se référant aux « rapports de classes » et aux relations de groupes moins vastes et plus concrets, mais aussi au plan mondial, car dit-il il faut tenir compte de l’« inter-évolution » de tous les peuples.

Aujourd’hui tous les peuples entrent dans la danse. [...] Il n’y a plus de question de progrès que pour la terre entière [ibid., t. I, p. 37]. La prospérité des uns amène la déchéance des autres. Là est le côté très douloureux de notre demi-civilisation si vantée, demi-civilisation puisqu’elle ne profite pas à tous. La moyenne des hommes fut-elle de nos jours non seulement plus active, plus vivante, mais aussi plus heureuse qu’elle l’était autrefois, lorsque l’humanité divisée en de multiples peuplades n’avait pas encore pris conscience d’elle-même dans son ensemble, il n’en est pas moins vrai que l’écart moral entre le genre de vie des privilégiés et celui des parias s’est agrandi. Le malheureux est devenu plus malheureux : à sa misère s’ajoutent l’envie et la haine aggravant les souffrances physiques et les abstinences forcées [ibid., t. VI, p. 533].

Cependant pour Reclus, certains progrès sont incontestables notamment ceux qui résultent des développements de la science.

Encore plus riche de résultats sera la révolution de l’hygiène qui s’opère dans tous les États policés du monde. Et même en certaines contrées barbares notamment [...] sur les grandes routes où l’on arrête les contagions mondiales telles que le choléra, la fièvre jaune et la peste. Les changements sont de tout premier ordre parce qu’ils s’appliquent directement à l’ensemble de l’humanité comme si elle constituait un immense individu. Le grand souci de l’hygiène universelle se fait maintenant en dépit des frontières, des séparations officielles entre les hommes. Au point de vue de la répression des épidémies, la science ne distingue point l’indigène de l’étranger. [...] Mais la grande source des maladies, on le sait, c’est de celles que l’on veut tenir ouvertes : c’est l’inégalité sociale [ibid., t. V, p. 469-471].

On pourra dire dans la seconde moitié du XXe siècle qu’en réduisant les taux de mortalité dans les pays du tiers monde où la natalité était restée très forte, ces progrès de la médecine ont entraîné un grand régrès, les conséquences d’une beaucoup trop forte croissance démographique, en regard des progrès dont disposent effectivement les populations. Mais on dira aussi de nos jours que les progrès de l’instruction, notamment pour les filles, ont entraîné la réduction des taux de natalité et le ralentissement des croissances démographiques.

Élisée Reclus, la géographie allemande et la question du darwinisme

Pour vraiment apprécier l’apport et l’originalité de l’œuvre de Reclus, il faut tenir compte du fait que si des géographes sont apparus seulement à la fin du XIXe siècle dans les universités françaises, c’est-à-dire grosso modo après l’achèvement de sa Nouvelle Géographie universelle, en revanche l’école géographique allemande, qui fut d’abord prussienne, s’est constituée au début du XIXe siècle, avant même la fin des guerres napoléoniennes. En effet, l’université de Berlin, qui sera la première à dispenser un grand enseignement de la géographie, fut fondée dès 1810, pour contribuer au redressement de la Prusse après le désastre de Iéna (1806) par le grand ministre et linguiste Guillaume de Humboldt, frère du très grand géographe Alexandre de Humboldt (1769-1859). Ensuite les géographes joueront un grand rôle dans la politique prussienne d’unification de l’Allemagne, et le géographe Carl Ritter (1779-1859) dispensera à l’université de Berlin un enseignement qui attire de nombreux étudiants allemands et étrangers. En 1850-1851, Élisée Reclus est allé suivre à Berlin les cours de Ritter, c’est d’ailleurs semble-t-il le seul enseignement universitaire qu’il ai reçu et il y a porté un grand intérêt. À telle enseigne que Reclus traduit en français et publie en 1859 un large extrait de l’œuvre de Ritter Configuration des continents. Cette comparaison des grandes formes de relief des continents et des grandes lignes du tracé de leurs côtes est reprise, tout en faisant moins référence aux volontés que Ritter prête à Dieu, dans différents tomes de la Nouvelle Géographie universelle et dans le tome I de L’Homme et la Terre.

Or Ritter est un des rares géographes allemands qu’Élisée Reclus cite quelques fois ; il cite beaucoup plus rarement Humboldt, en dépit de l’ampleur et de la célébrité de son œuvre de géographie de la nature (les cinq tomes du fameux Cosmos), il cite fort peu Friedrich Ratzel (1844-1904) et sur des points mineurs. Reclus et Ratzel sont presque exactement contemporains et leurs œuvres, très différentes par l’esprit qui les inspire, sont parallèles en termes de géographie générale. Ratzel n’a pas publié de géographie universelle, mais un livre sur l’Amérique (1878) et ses œuvres principales sont Anthropogéographie (1882-1899) et Politische Geographie (1887) qui traitent de questions de portée mondiale qu’Élisée Reclus a aussi envisagées mais de toute autre façon dans L’Homme et la Terre. Or, dans le tome VI, le plus actuel, il n’y a aucune référence à Ratzel, quelques-unes dans le tome I à propos de la diffusion de diverses races, ce que le géographe allemand a longuement commenté à sa façon.

Grâce aux index qui figurent en fin des différents tomes de L’Homme et la Terre, on peut se rendre compte du peu d’allusions que Reclus fait aux géographes allemands, qui sont alors incontestablement les grands et quasiment les seuls géographes universitaires. Autant Reclus dans les tomes de sa Nouvelle Géographie universelle multiplie les références aux ouvrages et surtout aux articles de multiples auteurs (voyageurs, commerçants, militaires, marins, géographes), autant les citations sont rares dans L’Homme et la Terre, dont la démarche - rappelons-le - est plus générale. Il faut dire que les géographes allemands et surtout Ratzel posent les problèmes de géographie de façon tout à fait différente de Reclus. Leur conception de la géographicité est aussi vaste, ils font eux aussi référence à l’histoire, mais ils ont des visées géopolitiques complètement différentes de la vision du monde de Reclus. Ratzel a été un temps président de la Ligue pangermaniste, du Comité colonial et de la Ligue maritime rassemblant nombre de géographes qui militaient pour le développement de la flotte allemande et l’extension de colonies. Bon géographe, Ratzel est aussi ouvertement impérialiste et ses raisonnements en matière de géographie générale sont évidemment tout à fait différents de ceux de Reclus. Mais celui-ci n’y fait pas allusion. Question de tempérament ? Reclus, dans ses écrits anarchistes, est pourtant très polémique. Peut-être qu’à cette époque les polémiques de nature idéologique ou politique étaient jugées inacceptable dans des ouvrages de type scientifique.

Il y a sans doute une autre raison, plus fondamentale encore. On sait qu’en 1859 Charles Darwin publie à Londres De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle - ou la Lutte pour l’existence dans la nature. Ce livre suscite une énorme émotion, non seulement dans les milieux religieux (car il réfute la création par Dieu des différentes espèces et de l’homme) mais aussi chez les athées et libres-penseurs, car « la lutte pour la vie » devenue loi de la nature est très vite l’objet d’interprétations politiques et raciales antagonistes : paru le 24 novembre, le livre fait par exemple l’objet d’une lettre enthousiaste d’Engels à Marx le 11 décembre de la même année, car ils y voient la confirmation de leur théorie des « luttes de classes » par les découvertes scientifiques les plus fondamentales. En revanche, les tenants de l’« inégalité des races humaines » prétendent y trouver la confirmation qu’il y a bien des races supérieures. Ainsi le darwinisme passe immédiatement du domaine de la biologie, de la zoologie et de paléontologie à celui des relations entre les groupes humains. C’est au plus fort de l’emporter dans l’intérêt même du progrès humain.

Les géographes allemands vont s’emparer du darwinisme pour justifier la lutte pour l’espace que se livrent les États, les vieux (comme la France) étant soi-disant condamnés à reculer ou même à disparaître devant la poussée d’États jeunes (comme l’Allemagne qui vient de faire son unité). Friedrich Ratzel, qui est à l’origine un pharmacien et surtout un botaniste, va, sous l’influence du très darwinien Ernst Haeckel (l’inventeur du terme écologie), passer de la biogéographie, l’étude de l’extension spatiale des espèces végétales et animales à celle des migrations humaines (d’abord celle des Chinois), puis à l’extension de toutes les formes d’État et de races dans son Anthropogéographie et sa Politische Geographie qui est déjà une géopolitique. Il y considère l’État comme « forme de vie », c’est-à-dire comme une réalité biogéographique dont les « lois » relèvent davantage de la biologie et de l’écologie que des rapports de forces historiques entre groupes humains. Il publie en 1901 Der Lebensraum (L’espace vital) terme qu’Hitler reprendra. Rudolf Kjellen, que l’on considère souvent comme l’inventeur du mot geopolitik, a surtout contracté en 1905 l’expression ratzelienne Politische Geographie pour en rendre l’usage plus commode. Ratzel publie en 1901 une synthèse de son œuvre sous le titre La Terre et la Vie, alors que Reclus qui finit d’écrire L’Homme et la Terre en donnant aux hommes la place fondamentale dans ses raisonnements.

Il est dommage que Reclus ait passé sous silence les thèses de Ratzel (elles n’étaient guère connues en France, en raison de leurs allusions antifrançaises) et surtout qu’il ne les ait pas critiquées, car cela aurait renforcé les siennes. Cependant, il a pris position contre l’utilisation politique réactionnaire de ce qui a été appelé le darwinisme social. On peut toutefois noter que dans les pages qu’il consacre presque en conclusion à l’idée de progrès et de régrès [ibid., t. VI, p. 324 et 531], il ne fait pas allusion au darwinisme, alors que Darwin traite en termes fondamentaux du problème de l’évolution. Tout en approuvant les thèses de ce dernier, Reclus, qui accorde tant d’importance aux lois naturelles qui sont pour lui gage d’harmonie, ne parvient pas à admettre que la rivalité entre les groupes et les espèces, la lutte pour la vie soient une loi fondamentale de la Nature. Aussi plaide-t-il en termes généreux mais bien généraux pour une solidarité entre les espèces, ce qui a surtout de sens au sein de l’espèce humaine :

Lorsque dans la deuxième moitié du XIXe siècle, Darwin, Wallace et leurs émules eurent si admirablement exposé le système d’évolution organique par l’adaptation des êtres au milieu, la plupart des disciples n’envisagèrent que le côté de la question développé par Darwin avec le plus de détails et se laissèrent séduire par une hypothèse simpliste, ne voyant dans le drame infini du monde vivant que la « lutte pour l’existence ». Cependant l’illustre auteur de Origin of species et de Descent of Man (De la descendance de l’homme, 1871) avait aussi parlé d’accord pour l’existence ; il avait célébré « les communautés qui, grâce à l’union du plus grand nombre de membres étroitement associés, prospèrent le mieux et mènent à bien la plus riche progéniture » (Descent ot Man). Mais de prétendus « darwinistes » voulurent ignorer complètement tous les faits d’entraide et se prirent à vociférer avec une sorte de rage comme si la vue du sang les excitait au meurtre. « Le monde animal est une arène de gladiateurs toute créature est dressée pour le combat. » Et sous couvert de la science, combien de violents et de cruels se trouvèrent du coup justifiés dans leurs actes d’appropriation égoïste et de conquête brutale : tout joyeux d’être parmi les forts, que de fois n’ont-ils pas poussé le cri de guerre contre les faibles « Malheur aux vaincus ».

Sans doute le monde présente à l’infini des scènes de lutte et de carnage parmi tous les êtres qui vivent sur le globe, depuis les graines en conflit pour la conquête d’une motte de terre [...] jusqu’aux armées en bataille s’exterminant avec fureur par les balles et les obus. Mais les tableaux opposés sont encore plus nombreux puisque la vie l’emporte et que sans l’entraide la vie même serait impossible. Puisque les plantes, les animaux, les hommes ont réussi à se développer en tribus, en peuples immenses et que parmi eux un grand nombre d’individus ont parcouru leur espace normal de vie [...] c’est que les éléments d’accord l’ont emporté sur les éléments de lutte [ibid., t. I, p. 134-135].

À la fin de L’Homme et la Terre, Reclus revient sur la question du darwinisme à propos d’une célèbre réunion du Congrès des naturalistes allemands de 1877 :

Au mois de septembre 1877, lors de la réunion des naturalistes à Munich, un grand débat fut suscité au sujet de la théorie de l’évolution qui sous le nom de darwinisme agitait alors le monde. Or par un singulier déplacement de point de vue, la grosse question qui se débattit ne fut pas la vérité en elle-même, mais des conséquences sociales qui découleraient des idées nouvelles. Les préoccupations d’ordre social et politique hantaient tous les esprits, même ceux qui eussent voulu s’y dérober. Le « progressiste » Virchov, très misonéiste (conservateur) malgré sa profonde science, attaqua violemment la théorie nouvelle de l’évolution organique et résuma sa pensée dans une sentence finale qu’il croyait décisive : « Le darwinisme mène au socialisme. » De son côté Haeckel et avec lui tous les disciples de Darwin présents au congrès, prétendirent que la théorie préconisée par lui portait un le coup de grâce aux socialistes et que ceux-ci pour prolonger quelque temps leurs illusions déplorables, n’avaient qu’à faire la conspiration du silence contre les ouvrages du maître. Mais les années se déroulèrent. Malgré les objurgations de Virchov et de Haeckel, l’histoire continua son œuvre et le socialisme fit son entrée dans le monde parallèlement au darwinisme qui pénétrait dans la science. Les deux révolutions sont parfaitement accordées [ibid., t. VI, p. 430].

Les idées géopolitiques de Reclus : bienveillantes et lucides, mais sur un cas une myopie singulière

Reclus n’emploie pas le mot géopolitique (qui apparaîtra discrètement en Allemagne peu de temps avant sa mort), mais ses raisonnements sont tout à fait géopolitiques, au sens actuel du terme pour désigner toutes sortes de rivalités de pouvoirs sur des territoires. Ces territoires Reclus les envisage au niveau mondial comme sur des étendues de relativement petites dimensions et il ne prend pas seulement en compte les conflits entre les États, mais aussi entre des pouvoirs non étatiques.

Le théâtre s’élargit puisqu’il embrasse maintenant l’ensemble des terres et des mers, mais les forces qui étaient en lutte dans chaque État particulier sont également celles qui se combattent par toute la terre. En chaque pays, le capital cherche à maîtriser les travailleurs ; de même sur le grand marché du monde, le capital accru démesurément, insoucieux de toutes les anciennes frontières, tente de faire œuvrer à son profit la masse des producteurs et à s’assurer tous les consommateurs du globe, sauvages et barbares aussi bien que civilisés [ibid., t. V, p. 287].

À propos du Maroc qui à l’époque est encore indépendant, Reclus, carte à l’appui, est un des rares à être informé (d’après les agents de renseignement européens) de la distinction qu’il faut faire entre le bled maghzen et le bled siba, entre d’une part le pays (bled) où les tribus obéissent plus ou moins au maghzen, c’est-à-dire à l’État (au pouvoir royal) et où une partie d’entre elles acceptent de payer l’impôt sous la pression de celles qui les font payer et, d’autre part, les tribus en siba, c’est-à-dire en dissidence qui refusent de payer l’impôt [ibid., t. V, p. 275].

Entre les grandes puissances se produisent ce que Reclus appelle « des déplacements industriels en raison de l’inégalité des rythmes de croissance. Rivalités économiques, mais aussi militaires :

On trouve à la guerre un double avantage, celui d’avoir à civiliser les barbares - c’est-à-dire à leur créer des besoins qui se paieront très cher et à fournir l’armée de ces munitions sans fin qui font maintenant de chaque conflit la plus fructueuses des opérations commerciales [ibid., t. VI, p. 333].

Désormais par la force des choses aussi bien que par la conscience orgueilleuse de leur rôle parmi les nations, les États-Unis en sont arrivés à disposer dans tout le monde occidental d’une réelle préséance. Ils constituent une république patronne d’autres républiques formant pour ainsi dire dans l’ordonnancement général du monde, le contraste avec l’Empire russe, le plus puissant de tous par l’étendue territoriale [ibid, t. V, p. 219]. Pour son développement industriel, la Russie a pris pour ainsi dire les sentiers de traverse [ibid, t. V, p. 334]. Les États-Unis [...] sont les rivaux de la Russie dans la prétention d’être la première parmi les grandes puissances du monde moderne [ibid., t. V, p. 230].

Reclus étudie (de façon évidemment très critique) les diverses formes de domination qu’exercent des États sur des nations qui ne sont pas encore indépendantes et la lucidité de ses analyses se manifeste tout particulièrement lorsqu’il souligne que l’oppression s’exerce aussi entre peuples dominés et qu’elle prend dans ces cas les formes les plus brutales

Il n’est pas de fléau comparable à celui d’une nation opprimée qui fait retomber l’oppression comme par une fureur de vengeance sur les peuples qu’elle asservit à son tour. La tyrannie et l’écrasement s’étagent et se hiérarchisent [ibid., t. V, p. 271].

Reclus multiplie les exemples et les analyses sans complaisance : les Irlandais sont certes opprimés par les classes dirigeantes anglaises, mais ce sont eux qui leur tiennent un empire et qui s’y chargent des tâches les plus rudes du maintien de l’ordre. Reclus montre aussi dans certaines parties de l’Inde la domination des hindouistes sur les musulmans et la réciproque dans d’autres régions du pays ; en Afrique du Sud, où dominent les Blancs, l’oppression des différentes populations africaines les unes par les autres ; les « dominations en cascade » dans les Balkans, dans l’empire russe, au Moyen-Orient. Reclus note même - quelle clairvoyance ! - que le mouvement sioniste qui débute ne manquera pas d’y créer de nouvelles difficultés, mais qu’il ne peut que se gonfler en raison de la multiplication des pogroms en Russie et de commenter la carte des pogroms à la fin du XIXe siècle [ibid., t. V, p. 469]. De même, il montre cartes à l’appui le caractère géopolitique de ces conflits entre toutes ces populations dominées, chacune revendiquant des territoires enchevêtrés les uns aux autres, chacune considérant que c’est le sien. Reclus fait état de tout cela, de façon lucide, mais bienveillante en ce sens que, tout en déplorant les malheurs que suscitent ces luttes, il ne prend partie pour aucun des protagonistes qui s’affrontent férocement. À la rigueur, il accuse les manœuvres de telle ou telle grande puissance plus ou moins lointaine qui profite de ces conflits locaux.

L’importance que Reclus accorde à l’expansionnisme politique et financier et aux opérations militaires se traduit par le nombre des cartes dont il fait l’analyse non seulement dans les tomes de la Nouvelle Géographie universelle, mais aussi dans L’Homme et la Terre qui n’a pourtant subi une forte réduction des crédits cartographiques : carte du pangermanisme et des territoires qu’ils revendique [ibid., t. V, p. 321 ], carte des monarchies au Soudan [ibid., t. VI, p. 207 ], celle de la rivalité des missions religieuses en Afrique occidentale [ibid., t. VI, p. 395], carte de l’expansion de l’islam [ibid., t. VI, p. 407], carte de la guerre des Boers [ibid., t. VI, p. 7], carte des pénétrations russes et anglaises en Perse [ibid., t. V, p. 495], etc. Reclus montre comment des raisonnements géographiques ont déterminé ces opérations.

Considérable est le nombre des cartes qui représentent des mouvements politiques et des opérations militaires et Reclus distingue implicitement un niveau d’analyse des grands espaces et des temps longs pour saisir les rapports de force entre grands empires, et un niveau des temps plus courts et des espaces moins vastes pour montrer sur des cartes à plus grande échelle les contrées où sont lancées offensives et contre-offensives. Hérodote dans « Points chauds » (n° 18, avril-juin 1980), quelques mois après l’invasion par les Soviétiques de l’Afghanistan, a donné d’importants extraits du tome IX de la NGU (1884) pour montrer la pertinence des analyses par Reclus de ce qu’il appelait les « problèmes de l’Asie antérieure ». Toujours dans la NGU [t. VIII, p. 704-706], Reclus analyse de façon très détaillée et carte à l’appui le dispositif stratégique des Anglais en Inde, qui permet de faire rapidement intervenir à partir de certaines bases grâce aux chemins de fer les 50 000 soldats britanniques et 100 000 soldats indigènes (recrutés dans des régions précises) pour contrôler à l’époque 300 millions d’Indiens.

Reclus dans L’Homme et la Terre dénonce vigoureusement et à maintes reprises les empires coloniaux et les diverses formes d’oppression qu’ils exercent sur les populations indigènes. Il est cependant un cas de domination coloniale qu’Élisée Reclus traite avec une mansuétude tout à fait étonnante, d’autant plus que cela concerne la France et nombre de Français. Il s’agit de l’Algérie. Reclus connaît fort bien ce pays : il y a voyagé et il lui consacre 457 pages remarquablement documentées dans le livre XI (1886) de sa Nouvelle Géographie universelle et il en est longuement question à plusieurs reprises dans les tomes V et VI de L’Homme et la Terre.

Reclus et l’Algérie

La présentation simplement « géographique qu’il fait tout d’abord de l’Afrique du Nord qu’il appelle aussi l’Afrique mineure ou la Maurétanie, a une évidente fonction géopolitique lorsqu’il écrit d’entrée de jeu au début de la partie sur l’Algérie [NGU, livre XI, p. 292].

La partie centrale de la Maurétanie, de cette « île de l’Occident » qui par sa géologie, de même que par son climat et ses produits appartenait jadis au continent du nord, a été politiquement reconquise sur l’Afrique et rattachée aux rivages opposés de la Méditerranée. D’ailleurs depuis les commencements de l’Histoire les relations les plus suivies de cette contrée, pacifiques ou guerrières, ont toujours eu lieu, non avec les terres africaines dont la séparent les solitudes du Sahara, mais avec les régions d’outre-mer situées au nord ou à l’orient.

Même genre de représentations dans L’Homme et la Terre :

C’est aux nations latines et surtout à la France qu’il faut rattacher l’Afrique mineure mais cette contrée est beaucoup plus européenne qu’africaine : elle forme un tout avec le monde méditerranéen que constituent l’Italie et ses îles, la Provence, le Languedoc, les Baléares et la péninsule ibérique. [...] Après l’effondrement de l’empire romain, la séparation complète s’était produite entre les deux rives (de la Méditerranée). [...] Le mouvement normal du Nord au Midi, entre les deux moitiés du monde méditerranéen, ayant été interrompu, une pression secondaire de l’est à l’ouest, la migration victorieuse des Arabes avait pu se manifester. Actuellement la cohésion naturelle a pu se reconstituer quoique d’une manière brutale par la conquête militaire [ibid., t. V, p. 419].

Toujours dans les débuts de la partie de l’Algérie du livre XI de la NGU, Reclus tient carrément le discours de justification de la conquête coloniale :

En 1830 fut porté le coup décisif : la ville d’Alger où s’étaient entassés les trésors des corsaires, tomba au pouvoir des Français [p. 294] [...]. Désormais, rattachée à l’Europe, l’Afrique septentrionale a pris une place considérable dans l’histoire contemporaine. L’Algérie notamment participe à la vie intense qui agite actuellement les sociétés civilisées [...] elle est devenue, comme le Canada, quoique sous d’autres formes politiques, un territoire de peuplement, une extension de la France par delà les mers. Prise dans son ensemble, l’œuvre de la nation conquérante, mélangé de bien et de mal et très complexe dans ses effets, comme toutes les œuvres humaines, n’a pas eu pour résultant générale la diminution ou l’abaissement des indigènes [...]. La plupart des Arabes sont encore en possession de leurs terres, et la part qui leur est restée serait largement suffisante pour les nourrir si elle appartenait aux cultivateurs eux-mêmes et non pas à de grands chefs, vrais possesseurs sous le nom de la tribu.

En dépit des injustices et des cruautés qui accompagnent toute prise de possession violente, la situation des Arabes n’a point empiré ; celle des Kabyles, des Biskri et de Mzabites s’est améliorée, grâce à l’extension qui a été donnée à leurs industries et à leur commerce. L’Algérie a beaucoup plus reçu de la France qu’elle ne lui a rendu, et les habitants du pays, quoique non traités en égaux, ont à maints égards gagné en liberté depuis l’époque où commandait le Turc. Si des colons européens sont venus prendre place sur le sol de l’Algérie, à côté des Arabes et des Kabyles, c’est par leur travail que nombre d’entre eux cherchent à conquérir leur droit à l’occupation et certes s’il est une existence de labeur, de renoncement, et de courage, c’est bien la vie du colon qui s’acharne à la culture du sol souvent aride, sous un climat hostile auquel il doit s’accommoder péniblement, au milieu de populations inquiètes, parfois haineuses, affolées même par les prédications de fanatiques [p. 296-297].

En parlant de l’Algérie on lui donne souvent le nom de « France nouvelle » ou de « France africaine ». À maints égards, l’expression est justifiée [...]. On a pu comparer l’œuvre accomplie par les Français en un demi-siècle à celle qui fut le résultat de sept siècles d’occupation romaine [...]. Quoiqu’on ait souvent répété le contraire l’annexion politique de l’Algérie à l’Europe est un fait désormais acquis à l’histoire. Des révoltes d’indigènes séparés les uns des autres par la distance, l’origine, les intérêts particuliers, ne sauraient l’emporter contre une population européenne, très inférieure en nombre, mais solidement unie pour la défense et disposant des villes, des arsenaux, des points stratégiques et de toutes les ressources que donne l’industrie moderne [p. 300].

Il faut se demander pourquoi Élisée Reclus (le terme d’anticolonialiste n’existait pas encore) tient sur l’Algérie, et uniquement sur l’Algérie, tel discours, celui que tiendront les colonialistes de l’Algérie française. La représentation qu’il a du colon explique pour une grande part son point de vue. Il ne s’agit pas à ses yeux du propriétaire d’un grand domaine, mais de celui qui travaille la terre de ses mains.

À la différence de la Tunisie, l’Algérie a de véritables colons, c’est-à-dire des hommes qui labourent eux-mêmes le sol, qui élèvent leurs enfants dans le sillon, qui montent la garde autour de leurs récoltes. C’est eux, plus que les soldats qui font la force de l’Algérie française, parce qu’ils y sont de par leur volonté et qu’ils en ont fait leur patrie [p. 281].

Reclus a d’autant plus de sympathie pour ces colons d’Algérie qu’il se les représente comme des adversaires des militaires qu’en bon communard il exècre. Pour lui, en dépit du sophisme évident, la conquête n’est pas la colonisation, la première est le fait des militaires qu’il déteste et qui selon lui empêchent la colonisation qu’il considère comme un phénomène positif. Il allègue dans les premiers temps de la conquête de l’Algérie une sorte de lutte de première importance entre les militaires français et les colons européens en Algérie. Il reproche à l’armée d’avoir obligé ces derniers à quitter les terres qu’ils avaient commencé à défricher, sous prétexte de la menace des forces d’Abd el Kader. Reclus estime que l’Algérie « devint, malgré les chefs de l’armée un terrain de colonisation » et sans doute encore poussé par son antimilitarisme il affirme que la lutte entre les deux éléments de l’occupation militaire et de la culture civile eut dans les commencements (de la colonisation) un caractère tragique. Ce fut une guerre à mort et l’on put craindre pendant de longues années que l’Algérie transformée en une grande caserne, restât définitivement interdite à l’invasion des idées et des mœurs européennes [ibid., t. V, p. 118]. Et pourtant le colon méprisé finit par avoir raison de son ennemi naturel, le conquérant, et l’Algérie s’est annexée au monde européen. Ce fut là un grand pas dans l’ensemble de l’évolution qui rattache peu à peu l’humanité au type de civilisation représenté par les peuples ayant reçu l’éducation gréco-romaine [ibid., t. V, p. 120].

Certes un petit nombre de ces colons sont des Parisiens qui ont été expédiés en Algérie après les journées de juin 1848 avant d’y être décimés par le paludisme.

Lorsque Napoléon III au grand scandale des colons qualifia l’Algérie de « royaume arabe » [...] les militaires français qui avaient rattaché l’Algérie à l’Europe professèrent la même opinion [...] car leur désir de commander leur faisait préférer des sujets arabes dont ils étaient les maîtres absolus, à des concitoyens français [...] qui restaient protégés par la loi commune [ibid., t. V, p. 420].

Après 1871 arriveront en Algérie des déportés de la Commune de Paris, puis des Alsaciens-Lorrains. Ils seront rejoints par des paysans sans terre ou des vignerons ruinés par la crise phylloxera. Reclus a de la sympathie pour ces proscrits, et par une sorte de myopie, il ne se soucie pas trop des conséquences que la colonisation entraîne pour les indigènes. Après avoir dénoncé les erreurs de la colonisation officielle, Reclus se réjouit que la « colonisation libre » se soit installée. Elle profite dans un premier temps de la régression du vignoble français à cause phylloxera, car il faut produire du vin. Reclus en 1886 décrit (d’ailleurs sans trop parler de la vigne) cet essor de la petite colonisation. Mais il ne sait pas que trente ans plus tard, vers 1910 la plupart de ces petits colons seront ruinés par l’effondrement du prix du vin, car le vignoble français a été reconstitué et qu’ils devront vendre leurs terres à bas prix avant de partir en ville. Ils y formeront, non pas un prolétariat car il n’y a pas d’industrie, mais une sorte de plèbe populiste surtout soucieuse d’empêcher les « Arabes » d’être scolarisés en français pour qu’ils ne la concurrencent pas dans les emplois subalternes du commerce ou de l’administration. Élisée Reclus n’a connu que le début du développement des contradictions algériennes qui furent uniques dans le monde colonial et qui au milieu du XXe siècle conduiront à une guerre de sept ans. En effet cette Algérie est aussi la France, puisqu’en 1870, juste après la chute de l’Empire, les fondateurs de la IIIe République n’ont rien eu de plus pressé que de la proclamer trois départements français dont la grande majorité de la population ne serait pas des citoyens français, mais des « sujets français » sans droit de vote. Cela venait d’entrer en application quand Reclus décrit l’Algérie, mais il décrit surtout les débuts de la petite colonisation, l’époque où il peut alléguer un conflit majeur entre les colons et les militaires

Retardé par cette déplorable ingérence du gouvernement dans la colonisation, le peuplement s’est pourtant effectué d’une manière continue par le fait des initiatives personnelles [...]. Malgré l’incertitude politique de l’avenir, quelques vaillants jardiniers et agriculteurs s’étaient hasardés dans les campagnes hors de la zone du canon et commençaient par la pioche l’ère de l’annexion réelle. Décimés par les fièvres et par les balles, les âpres laboureurs ne se découragent pas : aux premiers arrivant succèdent d’autres plus nombreux. Les villages vidés par la mort se repeuplent de nouveau, puis une seconde et une troisième fois. La colonisation libre s’y est installée Les maisons blanches aux tuiles rouges, s’élèvent sur les collines à côté des pins et des caroubiers éclairant de loin l’espace, tandis que les tentes noires des Arabes, collées contre le sol, se perdent dans les accidents du terrain [H&T, t. V, p. 421-422].

Cependant Reclus admet in fine dans la NGU que : « L’Algérie est à la fois une terre de colonisation et de conquête. Elle est peuplée d’habitants qui diffèrent par la constitution politique, aussi bien que par la race et la langue... Les colons européens ont les mêmes droits qu’en France, tandis qu’Arabes et Kabyles sont en réalité soumis au bon plaisir administratif » [p. 627].

Il admet aussi un peu plus loin que la conquête a été féroce : « On a pu croire que l’extermination de la race (arabe) serait inévitable dans les premières décades de l’occupation, alors que les “razzias” dévastaient la contrée, que les Arabes pourchassés n’avaient plus ni blé, ni troupeaux, que les femmes gardées en otage, étaient échangées contre des chevaux ou vendues à l’enchère comme des bêtes de somme, que les têtes étaient mises à prix e qu’on payait deux douros la paire d’oreilles d’homme » [p. 629].

Aussi est-il conscient des risques pour l’avenir et c’est surtout presque vingt ans plus tard qu’il les évoque dans L’Homme et la Terre.

En réalité, on peut dire que la conscience collective de la nationalité arabe est due surtout à la présence des Français en Algérie. Avant le milieu du siècle, la différence essentielle unique aux yeux des indigènes était celle du culte. [...] Cependant un rapprochement moral ne manque pas de s’accomplir, malgré les individus [...] qui se prétendent à jamais irréconciliables comme l’eau et le feu ; mais ce ne sont là que des paroles, des expressions proverbiales [ibid., t. V, p. 423].

On n’a point à craindre actuellement que la séparation se fasse de nouveau entre la Maurétanie et l’Europe. Les musulmans de diverses races [...] sont trop séparés les unes des autres [...] par les territoires de colonisation européenne pour qu’un soulèvement national [...] désormais rejette à la mer les envahisseurs français. L’ère de la guerre sainte passe pour l’Arabe comme elle a passé pour le chrétien et si jamais le panislamisme devait, de l’Indus à l’Adriatique et du Nil à l’Atlantique, se dresser devant l’Européen, cela serait un épisode de la guerre éternelle de l’exploité contre l’exploiteur et non de celle du mahométan contre le roumi.

Non, les influences de provenance européenne prévaudront de plus en plus : mais n’est-ce pas une loi inéluctable que la colonie atteigne un jour sa majorité politique [...]. Alors les Algériens issus de tant de races méditerranéennes [...] se sentiront Algériens et non Français et auront inévitablement à l’égard de la ci-devant métropole un idéal d’émancipation ou de libre fédération politique ; c’est avec la plus extrême prudence [...] qu’il faudra traiter alors ces colons d’outre-mer [...]. Quoiqu’il en soit des perspectives politiques d’ordre secondaire, la Maurétanie est désormais une nouvelle province de la « plus grande Europe » [ibid., t. V, p. 427-428].

Que dire ? Répondre à tout cela dans une pirouette que nobody is perfect ? Ou bien rappeler que la colonisation a été un phénomène complexe, associé à de très fortes représentations et on le sait ce fut tout particulièrement le cas de l’Algérie. Plutôt que de diaboliser comme on le fait aujourd’hui quarante ans plus tard le phénomène colonial, ce qui est totalement infirmé par la croissance démographique des pays du tiers monde, il est plus raisonnable et plus utile de comprendre la puissance qu’eurent les représentations coloniales surtout certaines d’entre elles qui se combinent avec l’image de proscrits et de prolétaires expédiés outre-mer pour réduire les tensions sociales en métropole.

C’est à cette image que Reclus s’est laissé prendre en Algérie. Il n’en est pas moins un grand géographe et un grand penseur.


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Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

La première année est consacrée à la formation à et par la recherche, qui est au cœur du projet intellectuel et citoyen de l’École France de Géopolitique. Les étudiants et les étudiantes doivent écrire un mémoire de recherche d’une centaine de page appuyé sur une enquête de terrain d’un mois en autonomie. Un accompagnement fort leur est proposé pour favoriser leur réussite durant cette année si différente de leurs expériences précédentes.

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