La refondation de la Bundeswehr, affirmation nationale et « culture de la retenue »

par Jean-Sylvestre Mongrenier

Réunifiée de facto voici quinze ans avec la chute du mur de Berlin, l’Allemagne est redevenue un sujet de droit international pleinement souverain avec le traité du 12 septembre 1990. Bien que cet événement historique ait réactivé diverses représentations géopolitiques s’inscrivant dans la thématique du Sonderweg (d’aucuns ont évoqué le spectre de Rapallo), la « nation tardive » d’autrefois se veut aujourd’hui une nation « normale », assumant ses responsabilités au sein des cadres multilatéraux existants (ONU, OTAN, Union européenne). Conçue pour la défense de l’avant, le « nez sur le rideau de fer », l’armée allemande doit aujourd’hui être à même de projeter forces et puissance « au loin ». Pour autant, l’indispensable refondation de la Bundeswehr peine à suivre la normalisation diplomatique. L’atonie de la croissance économique et donc des ressources budgétaires, la pérennité de la conscription et une culture stratégique oublieuse des héritages historiques obèrent l’affirmation nationale de la « nouvelle Allemagne » sur le plan militaire. Les représentations géopolitiques franco-allemandes en sont quelque peu bousculées.

Abstract : The Refounding of the Bundeswehr : Nation Assertion and « Culture of Restraint »

Germany, reunified de facto fifteen years ago with the fall of the Berlin Wall, has become a fully sovereign subject of international law, with the Treaty of September, 12th 1990. Although this historical event has brought several geopolitical representations to re-emerge, in line with the « Sonderweg » (some suggested the Rapallo spectre), the formerly « late nation » now wants to be a « normal » nation, taking responsibilities within existing multilateral frameworks (UN, NATO, EU). Conceived to be the forward defense, the « nose on the Iron Curtain », today the German army must be able to project forces and power « out and afar ». Still, the necessary refounding of the Bundeswehr struggles to follow the diplomatic normalization. The apathy of the economic growth and therefore of the budget resources, the permanence of the conscription, as well as a strategic culture, forgetful of historical legacy, burdens on the national assertion of the « new Germany » from a military point of view. Because of that, the geopolitical representations between France and Germany are somewhat jostled.

Article Complet

Réunifiée de facto voici quinze ans avec la chute du mur de Berlin, l’Allemagne est redevenue un sujet de droit international pleinement souverain avec le traité du 12 septembre 1990, suite aux négociations dites « deux plus quatre [1] ». Bien que cet événement historique ait réactivé diverses représentations géopolitiques s’inscrivant dans la thématique du Sonderweg - d’aucuns ont même évoqué le spectre de Rapallo - la « nation tardive » (Verspätete Nation) d’autrefois se veut aujourd’hui une nation « normale » assumant ses responsabilités dans l’aire euro-atlantique et au-delà, au sein des cadres multilatéraux existants (ONU, OTAN, Union européenne). Conçue pour la défense de l’avant, le « nez sur le rideau de fer », l’armée allemande doit aujourd’hui être à même de projeter forces et puissance « au loin ». Pour autant, l’indispensable refondation de la Bundeswehr peine à suivre la normalisation diplomatique. L’atonie de la croissance économique et donc des ressources budgétaires, la pérennité de la conscription et une culture stratégique oublieuse des héritages historiques obèrent l’affirmation nationale de la « nouvelle Allemagne » sur le plan militaire.

Aux origines de la Bundeswehr

La réunification de l’Allemagne a exercé des effets ambivalents sur la politique de défense. Tout au long des années de guerre froide, la République fédérale d’Allemagne (RFA) constituait la marche orientale de l’« Euramérique ». Dès avant la rupture en trois actes de 1947 - doctrine Truman, plan Marshall et doctrine Jdanov - et les premières crises entre « Est » et « Ouest », le territoire allemand se trouve à l’épicentre du conflit. Le réarmement de la jeune RFA, portée sur les fonts baptismaux le 8 mai 1949, conditionne la cohérence géostratégique de l’Alliance atlantique et les pressions américaines en ce sens ne sont par pour rien dans la genèse de la déclaration Schuman sur la CECA [2] (Communauté européenne du charbon et de l’acier) puis le projet de CED (Communauté européenne de défense). La décision de constituer la Bundeswehr est prise avec les traités de Londres et de Paris signés en 1954, après que le parlement français a rejeté la CED. La conscription est instaurée en 1956. Bien vite, la Bundeswehr devient la première armée classique d’Europe occidentale et elle compte 500 000 hommes au sortir de la guerre froide. Dans la stratégie de l’OTAN, ces gros bataillons ont pour fonction de mener une « bataille de l’avant » (défense linéaire des frontières de la RFA) et constituent donc des forces de manœuvre lourdement armées. C’est sur le théâtre ouest-allemand que les officiers des armées intégrées dans les structures de l’OTAN viennent mener les exercices de Kriegspiel les plus en phase avec les divers scénarios de guerre froide « chaude », du type ruée des chars du pacte de Varsovie à travers la trouée de Fulda.

La réunification de l’Allemagne et la disparition de la RDA imposent un « dégraissage » des effectifs militaires. Le traité du 12 septembre 1990 prévoit pour l’armée de la « nouvelle Allemagne » un plafond de 370 000 hommes. Avec la National Volksarmée (NVA) de l’ex-RDA, soit 130 000 hommes, la Bundeswehr compte alors potentiellement 630 000 hommes. Trop marqués politiquement et idéologiquement, nombre d’officiers et de sous-officiers de la NVA ne sont pas repris. Par ailleurs, le déficit de la natalité facilite la baisse de volume. La disparition du Pacte de Varsovie, l’implosion de l’URSS et les bouleversements de la géopolitique européenne modifient en profondeur le contexte stratégique de la Bundeswehr. Dès 1999 pour la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie puis en 2004 pour leurs voisins et ex-satellites de Moscou, les États de la Mitteleuropa entrent dans l’OTAN [3]. La « République de Berlin » est désormais entourée de pays alliés : « L’Allemagne n’est plus un rempart dressé contre l’Est, écrit Wolfgang Schaüble, nous sommes aujourd’hui le centre de l’Europe » (Politiken Sonntag, 2 août 1996). En termes géostratégiques, la position est effectivement centrale. La menace massive et immédiate du communisme a disparu, les frontières sont désormais assurées et les risques pris en compte par le Livre blanc de 1994 sont géographiquement plus éloignés. En cas de nouvelle menace d’ordre territorial à l’Est, les préavis d’alerte se comptent en années. La politique de défense n’est donc plus en tête de l’agenda politique, la priorité étant accordée au parachèvement de l’unité allemande (mise à niveau des Länder orientaux et reconnexion des territoires).

Projection de forces et prise de responsabilités internationales

Sur le plan extérieur, la « nouvelle Allemagne » se veut une puissance occidentale « normale » participant sans complexes aux débats géopolitiques et stratégiques tant à l’intérieur de l’OTAN que de l’Union européenne. Sereinement affichée par l’exécutif, l’auto-affirmation nationale suppose que Berlin assume pleinement ses responsabilités diplomatiques et militaires. À cet égard, la crise bosniaque aura été un événement « cathartique ». Après l’euphorie de 1989-1990, il faut réévaluer les réalités stratégiques et envisager, en concordance avec les partenaires de l’Union européenne et de l’OTAN, la question des interventions « hors zone ». Telle qu’on l’a interprétée en 1954, la loi fondamentale interdit tout déploiement de forces à l’extérieur des territoires couverts par l’OTAN. L’évolution vers la prise de responsabilités internationales est depuis lors régulière. Le 12 juillet 1994, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe déclare conforme à la loi fondamentale l’envoi de troupes allemandes sur des théâtres d’opérations extérieures. Une telle décision nécessite cependant un accord à majorité simple du Bundestag. En 1995, la Bundeswehr participe au déploiement de l’IFOR (Implementation Force) puis de la SFOR (Stabilisation Force) en Bosnie-Herzégovine. En 1998, elle contribue à la « Force d’extraction » de Macédoine et l’année suivante des Tornado allemands sont engagés au Kosovo dans l’opération « Forces alliées ». L’Allemagne apporte ensuite une contribution militaire significative à la KFOR (Kosovo Force). En 2001, elle participe à l’opération « Moisson essentielle » en Macédoine et y assume le rôle de « nation-cadre ». Enfin, au lendemain des attaques terroristes du 11 septembre 2001, la majorité SPD-Verts du Bundestag vote la confiance au gouvernement Schröder qui a décidé d’envoyer des soldats allemands en Afghanistan (environ 1 000 hommes), bien loin de la zone historiquement dévolue à l’OTAN. Associée aux Pays-Bas, l’Allemagne y assume même de janvier à août 2003 le commandement de la FIAS (Force internationale d’assistance et de sécurité en Afghanistan). A contrario, le chancelier allemand, Gerhard Schröder, refuse d’engager son pays dans la guerre d’Irak. La prise de distance vis-à-vis de Washington semble marquer la fin de la « culture de la retenue » qui depuis 1949 caractérise la politique étrangère et militaire de l’Allemagne.

Pour autant, les structures et modes de fonctionnement de la Bundeswehr entravent cette toute nouvelle « affirmation de soi ». Constituée pour servir de plastron face à l’hypothétique ruée des chars du pacte de Varsovie, elle n’est guère adaptée à la projection de forces et de puissance que requièrent les scénarios post-guerre froide. Les forces terrestres sont trop lourdes pour ces missions, les capacités de transport sont insuffisantes et les forces aériennes et navales ont un rayon d’action limité. Par ailleurs, le maintien de la conscription fait de la Bundeswehr une armée à deux vitesses : l’essentiel des structures pourvoit en matériel et soutient une armée d’intervention réduite, apte à la projection. Au final, le pays européen le plus peuplé de l’Alliance atlantique et le plus intégré dans l’OTAN s’avère moins engagé dans les missions dites « non-article 5 » (missions ne relevant pas de la défense collective [4]) que la France, réputée rétive à l’atlantisme et aux structures militaires intégrées.

La prise en compte de la nouvelle donne géopolitique et stratégique nécessite donc une refondation de la Bundeswehr. L’entreprise est lancée en 2000 avec la mise en place d’une chaîne de commandement aux niveaux stratégique (Operational Headquarters de Potsdam) et opératif (Forces Headquarters d’Ulm). Cette réforme d’ampleur doit donner à l’Allemagne des capacités de projection conformes à ses engagements au sein de l’OTAN et de l’Union européenne, tout en lui permettant de gagner en autonomie par rapport aux chaînes de commandement alliées. Le plan de restructuration des forces armées nationales que Peter Struck, ministre allemand de la Défense, présente le 16 janvier 2004, vient prolonger cette refondation. Il est prévu de réduire rapidement les effectifs à 250 000 hommes - contre 282 000 aujourd’hui - répartis comme suit : une force d’intervention de 35 000 soldats projetables « partout dans le monde » sous mandat de l’ONU, de l’OTAN ou de l’Union européenne ; une force de 70 000 soldats pour des missions de maintien et de consolidation de la paix ; une force résiduelle fournissant l’entraînement de base et dédiée à la logistique des deux forces précédentes. Tout en rappelant son attachement au maintien de la conscription, le ministre de la Défense a stipulé que les forces armées devaient être réorganisées de manière à ce que soit prise en compte une éventuelle décision de professionnaliser la Bundeswehr. Enfin, la rigueur budgétaire devrait épargner les programmes d’équipement nécessaires à la modernisation des forces (blindés rapides de type Puma, hélicoptères NH90 et Tigre, Eurofighter, A-400M).

L’implication de la Bundeswehr dans les structures multinationales

La refondation ne signifie pas une renationalisation des forces armées [5] et la Bundeswehr est très impliquée dans les structures multinationales de l’OTAN et de l’Union européenne. Présente dans deux des six corps d’armées multinationaux pouvant être mis à disposition de l’OTAN - le Corps européen (France, Allemagne, Espagne, Belgique et Luxembourg) et le 1er corps germano-néerlandais -, la Bundeswehr participe donc à la « Transformation » de l’organisation atlantique et elle est engagée dans la mise sur pied de High Readiness Forces (HRF), ces forces à haut niveau de préparation, mobilisables en moins de 90 jours, qui constituent le réservoir de forces vives de l’Alliance. De même l’Allemagne soutient-elle les efforts relevant de l’« Europe de la défense ». À l’occasion de la quarantième conférence internationale sur la politique de sécurité organisée à Munich (février 2004), elle a rallié le concept franco-britannique aujourd’hui européanisé de Groupement tactique interarmées (GTI 1 500). L’objectif affiché est de mettre sur pied 13 groupements tactiques d’ici 2007. Composés de 1 500 hommes et dotés de blindés légers, chacun d’eux pourra être constitué sur une base nationale ou multinationale. Aptes à se maintenir sur un théâtre d’opérations de 30 à 120 jours, ces éléments de choc seront destinés à des opérations « coup de poing » (dites de « haute intensité ») nécessitées par des situations d’urgence. Leur constitution contribuera à renforcer qualitativement la Force européenne de réaction rapide (l’« objectif global » posé par le Conseil européen d’Helsinki en décembre 1999) ainsi que la Force de réaction de l’OTAN (Nato Response Force). L’État-major de l’Union européenne (EMUE) a ensuite précisé ce projet de groupement tactique interarmées et les ministres de la Défense de l’Union européenne ont formulé leurs propositions le 22 novembre 2004, à Bruxelles. Le Corps européen et une coopération multilatérale Allemagne-Pologne-Slovaquie-Lettonie-Lituanie assureront la création de deux de ces GTI 1 500.

Pour autant, la refondation de la Bundeswehr et sa capacité à s’engager de manière durable sur des théâtres extérieurs butent-elles sur la pérennité de la conscription. La question du maintien de la conscription est posée depuis le traité du 12 septembre 1990, la déflation prévue des effectifs militaires amenant à envisager sa suppression pure et simple, mais la professionnalisation des armées est reportée sine die. Bien que les origines en soient anciennes, la conscription a en effet pris, avec la création de la Bundeswehr, une dimension idéologique. En rupture avec les héritages de la Reichswehr et de la Wehrmacht, la nouvelle armée a été formée à partir de deux concepts de base : l’idéal du citoyen en uniforme et la Innere Fuehrung mise en place à l’instigation du général von Baudissin. Littéralement, cette expression se traduit par « direction intérieure » mais il faudrait plutôt comprendre « direction morale ». Spécialiste américain de la Bundeswehr, Donald Abenheim, définit la Innere Fuehrung comme suit : « Commandement militaire approprié au monde moderne permettant au soldat d’accomplir sa mission tout en lui assurant la pleine jouissance de ses droits de citoyen ». Ces deux concepts sont censés éviter à l’Allemagne la formation d’un pouvoir militaire autonome à l’image de la Reichswehr - « État dans l’État » - sous la République de Weimar.

Conscription et patriotisme constitutionnel

La pérennité de la conscription est donc perçue comme l’un des garants de la démocratie. Elle est présentée comme conditionnant la vitalité du « patriotisme constitutionnel » et la Commission du futur que présidait alors Von Weiszäcker, ancien Président de la République, a recommandé son maintien. Elle a été entendue. Le consensus sur la question est pourtant ébranlé et ce bien que la Cour constitutionnelle, n’ait pas remis en cause son principe [6]. Par antimilitarisme, le parti des Verts se prononce contre la pérennité de la conscription, lui préférant un service civil. Bien qu’historiquement attaché à ce principe, une partie croissante du SPD semble envisager l’abolition du service militaire obligatoire. Du moins le ministre allemand de la Défense se dit-il toujours opposé à l’armée de métier, tant pour des raisons éthiques qu’économiques (coût de la professionnalisation). Outre le fait que la Bundeswehr est déjà aux trois cinquièmes professionnalisée, il faut préciser que la conscription n’est plus universelle. Dès les années 1970, le pourcentage des objecteurs de conscience est important et les chiffres de l’année 2002 sont significatifs des évolutions enregistrées. Sur une classe d’âge de 400 000 individus, seuls 112 000, soit 28 %, sont enrôlés. 170 000 autres (42,5 %) accomplissent un service civil de 10 mois (hôpitaux, maisons de retraite, œuvres caritatives). Les quelque 30 % restants de la classe d’âge sont exemptés. Dans les prochaines années, seuls 10 % d’une classe d’âge devraient être encore appelés sous les drapeaux (soit 40 000 soldats). La pérennité de cette conscription en trompe-l’œil n’en handicape pas moins l’armée allemande dans ses nouvelles missions qui impliquent, on l’a vu, la constitution de forces de projection conséquentes.

La professionnalisation conditionne donc la « transformation » de la Bundeswehr mais, en sus des tabous psychologiques et idéologiques, une telle entreprise buterait sur l’insuffisance des budgets de défense. Depuis une décennie, les sommes allouées à la défense ont baissé d’un quart et elles représentent aujourd’hui à peine 1,3 % du PIB national. En valeur relative, elles sont parmi les plus basses d’Europe ; en valeur absolue, elles sont inférieures de 14 % à celles de la France et de 23 % à celles de la Grande-Bretagne. Rapportées au nombre de militaires, les dépenses militaires sont inférieures d’un cinquième à celles de la France et de plus de moitié à celles de la Grande-Bretagne. Selon le plan de restructuration présenté par Peter Struck, l’Allemagne devrait économiser d’ici 2010 quelque 26 milliards d’euros sur ses dépenses militaires, soit l’équivalent de plus d’une année de budget de défense (24 milliards d’euros en 2004). Au total, l’effort de défense de l’Allemagne ne correspond pas à son poids économique et à sa nouvelle surface diplomatique.

Une armée à la limite de ses capacités

Avec le déploiement d’environ 10 000 soldats allemands dans les Balkans, en Afghanistan et dans l’océan Indien, ces insuffisances posent des problèmes éminemment concrets et immédiats. « Notre armée travaille à la limite de ses capacités » reconnaît un ancien Inspecteur général [7] de la Bundeswehr, et son successeur, le général Hans Peter von Kirchbach, déclare que « les troupes voient avec inquiétude le fossé se creuser entre leurs missions et leurs moyens » [cité par Marion, 2002]. L’atonie des dépenses militaires a aussi des conséquences en termes d’aménagement du territoire. D’ici 2010, quelque 105 bases et implantations militaires devraient être supprimées, avec d’importantes retombées négatives sur les sites et territoires concernés. La Bavière, la Basse-Saxe et plus encore la Rhénanie-du-Nord-Westphalie (13 sites), le Schleswig-Holstein (13 sites) et la Hesse (10 sites) sont particulièrement touchés par ces fermetures. Annoncée début novembre 2004, ce nouveau plan s’inscrit dans le prolongement des décisions prises précédemment et portant sur la fermeture de 100 autres sites. Début 2004, l’inspecteur général de la Bundeswehr avait démissionné pour protester contre la chose. La volonté des États-Unis de retirer des troupes du territoire allemand dans les prochaines années vient par ailleurs amplifier cette réduction de l’« empreinte militaire [8] ».

Outre les finances, une autre contrainte obérant le devenir de la Bundeswehr réside dans les esprits et dans sa culture stratégique. Bien qu’héritière d’une ancienne et forte tradition militaire depuis Frédéric le Grand, Clausewitz, Scharnhorst et Gneisenau, l’Allemagne aura beaucoup à faire en la matière. Le « patriotisme constitutionnel » a officiellement refoulé nombre de thématiques liées à la nation et à son histoire entre 1871 et 1945. « De fait, nous précise le général Jens Zimmermann, la Seconde Guerre mondiale est à l’origine d’une rupture dans la tradition militaire allemande. Créée en 1956, la Bundeswehr a un problème avec les traditions, rites et cérémonies héritées de la Wehrmacht. Lorsque celles-ci suscitent des polémiques avec la société, elles sont abandonnées [9]. » Inversement, les mots de l’OTAN, sa symbolique et la vue-du-monde qu’ils portent sont pleinement assimilés par les officiers de la Bundeswehr. « Cependant, précise Bruno Colson, Clausewitz et Scharnhorst sont toujours enseignés dans les académies militaires et une nation puissante - la plus puissante d’Europe - ne peut tenir indéfiniment dans une situation où la fierté, l’identité et les symboles nationaux sont, en un certain sens, dépourvus de légitimité » [Colson, 1995, p. 102]. Interrogé sur l’« oubli » de Clausewitz, le général Jens Zimmermann souligne que l’« émancipation intellectuelle » est antérieure à la réunification : « Celle-ci est aujourd’hui suffisamment autonome pour influencer la réflexion européenne. » D’autres analystes font allusion à un renouveau de la réflexion stratégique en Allemagne. Évoquant la « perte de substance qualitative » du commandement allemand, Yves Boyer écrit : « Un tel constat n’échappe pas à l’attention allemande et, hors des structures officielles, on observe un intérêt croissant à l’égard de ce problème. Certains cercles de pensée ont ainsi vu le jour qui semblent placer au centre de leurs réflexions les lacunes du dispositif militaire allemand. » Le directeur adjoint de la FRS (Fondation pour la recherche stratégique) cite ensuite l’un de ces rénovateurs, le colonel Ralph Thiele : « Toute action militaire dans le cadre de la participation à une opération de crise doit être fondée sur une approche stratégique avisée et ample servant de guide aux décideurs politiques et militaires. À la veille du xxie siècle, ce que rappelait le célèbre réformateur prussien Gerhard von Scharnhorst est toujours d’actualité : notre défi est d’être à la pointe du progrès » [Boyer, 1999, p. 15-16]. On notera le souci de trouver ses références dans l’histoire militaire allemande et de fait, la refondation de la Bundeswehr passe aussi par ce travail d’anamnèse, peut-être plus avancé qu’il n’y paraît.

Au final, il apparaît que la refondation de la Bundeswehr est une entreprise de longue haleine freinée par les contraintes matérielles et financières, la conscription et la pérennité de la « culture de la retenue ». Au-delà des problèmes de « surchauffe » liés à la lutte antiterroriste, c’est la volonté et la capacité de l’Allemagne à mettre sur pied un outil adapté à la « révolution des affaires militaires » qui sont en cause. Handicapée par cet équilibre incertain entre professionnalisation et conscription, insuffisamment dotée, la Bundeswehr ne peut tenir toute sa place dans la « bonne société » des armées professionnalisées. Sans un effort accru de modernisation, elle ne pourra pleinement contribuer à la mise sur pied d’une « Europe de la défense » autonome et opérationnelle. Pour bien des représentants du monde français de la défense, le noyau dur de l’Europe militaire n’est pas franco-allemand mais franco-britannique. Les représentations géopolitiques « carolingiennes » héritées de Robert Schuman, Charles De Gaulle et Konrad Adenauer en sont quelque peu bousculées.

Références bibliographiques

 Boyer Yves, « Les Allemands sont-ils au rendez-vous de la défense européenne ? », in Yves Boyer (dir.), Allemagne(s). Certitudes et incertitudes de la politique de sécurité, Ellipses, Paris, 1999.

 Colson Bruno, Europe : repenser les alliances, Economica, Paris, 1995.

 Marion Georges, « Allemagne : débat houleux sur le service militaire et grogne dans les états-majors », Le Monde, 11 avril 2002.


[1« Deux plus quatre » renvoie aux négociations entre la RFA et la RDA, encadrées par les puissances occupantes de l’Allemagne en 1945 (États-Unis, URSS, Royaume-Uni, France). Le traité du 12 septembre 1990 auxquelles elles ont abouti stipule que les frontières de l’Allemagne sont celles de la RFA à l’ouest et celles de la RDA à l’est. Le premier article précise que « l’Allemagne unie n’a aucune revendication territoriale quelle qu’elle soit envers d’autres États et n’en formulera pas à l’avenir. Cette clause a été consolidée par le traité du 14 novembre 1990 portant sur la frontière germano-polonaise. Par ailleurs, le paragraphe 2 de l’article 23 de la Loi fondamentale, article relatif au parachèvement de l’unification, a été retiré. On peut donc considérer que la question des anciens territoires orientaux est juridiquement réglée, le rapport de la nation allemande au territoire étant désormais stabilisé.

[2Paris maintient alors la politique de contrainte inaugurée par De Gaulle en 1944 : constitution d’un État autonome en Sarre, économiquement rattaché à la France ; adhésion de la Sarre au Conseil de l’Europe ; internationalisation des industries de la Ruhr. Le dispositif n’est pas sans rappeler la politique pratiquée entre 1918 et 1924. Comme après la Grande Guerre, cette politique de contrainte éloigne la France de son puissant allié et protecteur américain. Pour renforcer l’infrastructure politique, économique et militaire de l’Europe au contact du « rideau de fer », les États-Unis travaillent au redressement de la jeune RFA. Aussi Washington et Londres attendent-ils de Paris des propositions concrètes permettant d’insérer Bonn dans le concert occidental des nations. Robert Schuman a négocié et signé le Traité de Washington (4 avril 1949) ; il sait l’importance de l’Alliance atlantique pour la France et l’Europe. Le ministre des Affaires étrangères ne peut donc arriver les mains vides à la prochaine conférence anglo-américano-française, fixée au 10 mai 1950.

[3À la suite de la Pologne, de la Hongrie et de la Tchéquie, les trois États baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie), la Slovaquie, la Roumanie et la Bulgarie ont intégré l’OTAN en avril 2004. La décision a été prise en novembre 2002, lors du Sommet de Prague, la conférence de Bucarest de mars 2002 ayant préalablement fixé le cap. Le président Bush y avait pris position en faveur d’une « grande OTA [...]) de la Baltique à la mer Noire », le secrétaire d’Etat adjoint, Richard Armitage, préconisant « l’élargissement le plus robuste possible ». Seules l’Albanie, la Croatie, la Macédoine et la Bosnie-Herzégovine demeurent au seuil de l’Alliance atlantique. Du moins le principe de leur candidature a-t-il été retenu. La déclaration de Prague stipule en effet que « l’OTAN reste ouverte aux démocraties européennes désireuses et capables d’assumer les responsabilités et les obligations liées au statut de membre » (21 novembre 2002). De fait, la Croatie, l’Albanie et la Macédoine figurent sur la liste officielle des candidats et l’organisation atlantique est déjà très présente dans les « Balkans occidentaux ». Outre l’Initiative de l’OTAN pour l’Europe du Sud-Est (IESE), elle a lancé au printemps 2000 un programme de coopération ciblée avec la Croatie qui a adhéré au Partenariat pour la Paix (PpP). L’OTAN mène aussi un programme spécial de coopération avec la Bosnie-Herzégovine en dehors du PpP et, en Serbie-Monténégro, certains évoquent une possible adhésion au PpP. Enfin le drapeau de l’OTAN flotte dans l’ensemble de la région, l’Union européenne prenant toutefois le relais en Bosnie Herzégovine (opération Althea, décembre 2004).

[4L’article 5 du traité de l’Atlantique nord qui, le 4 avril 1949, institue l’Alliance atlantique stipule que « les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque contre toutes les parties, et en conséquence [...], chacune d’elles [...] assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée... ». Les missions de maintien et d’imposition de la paix assumées par l’Alliance Atlantique depuis la fin de l’affrontement Est-Ouest sont dites « non-article 5 ».

[5Il faut pourtant souligner à nouveau la volonté de mettre en place une chaîne de commandement nationale et de se doter de moyens de renseignement spatiaux propres (système radar SAR-Lupe). La RFA prend en main ses intérêts stratégiques propres.

[6Saisie sur la question de la conscription par Volker Wedersberg— un étudiant en droit de 33 ans ne voulant faire ni service militaire, ni service civil et ne pouvant être exempté - la Cour constitutionnelle a rendu son avis en avril 2002, estimant que le service militaire n’avait rien d’anticonstitutionnel.

[7L’inspecteur général (Generalinspekteur) est l’équivalent en Allemagne du chef d’état-major des armées en France. Il est le conseiller militaire du gouvernement et il assume la responsabilité de planifier les opérations au niveau stratégique. Initialement limité par les réserves des Alliés et des fondateurs de la Bundeswehr, son rôle s’accroît au rythme des opérations extérieures conduites dans l’après-guerre froide.

[8Grand commandement régional, l’United States European Command (USEUCOM) est sis à Stuttgart. Les autres « points forts » de la présence américaine en Allemagne sont la base aérienne de Ramstein (Rhénanie-Westphalie) ainsi que l’hôpital militaire de Landstuhl et les trois cinquièmes des effectifs militaires américains sont déployés dans ce pays-pivot. Ainsi que l’administration Bush l’a annoncé dès son entrée en fonction, le dispositif militaire américain en Europe devrait être profondément reconfiguré dans les années à venir. Dans un discours prononcé le 16 août 2004 devant une assemblée d’anciens combattants, les Vétérans of Foreign Wars, à Cincinatti (Ohio), George Bush a confirmé ce redéploiement qui devrait être amorcé en 2006. En Allemagne notamment, deux divisions (30 000 hommes) seraient retirées et remplacées par une brigade d’intervention rapide de 3 800 hommes équipés de blindés Stryker. Des bases seraient donc fermées en Bavière (Würzburg et les villes environnantes), en Rhénanie-Palatinat (Wiesbaden) et en Hesse. A contrario, des infrastructures plus légères seraient implantées en Europe centrale et orientale (la « nouvelle Europe » de Donald Rumsfeld) et ces nouvelles « bases » seraient transformées en « hubs ». Il s’agirait en fait d’un système de prépositionnement combinant des dépôts (armes et munitions) et des unités de projection se succédant par rotation. Les « hubs » seraient donc des plates-formes de projection de puissance vers le bassin méditerranéen, le Proche et le Moyen-Orient. Une partie des escadrilles de l’US Air Force serait redéployée vers le Moyen-Orient, notamment sur les bases turques d’Izmir et Incirlik.

[9Entretien réalisé le 8 janvier 2002 avec le général Jens Zimmermann, attaché de Défense à l’ambassade d’Allemagne.


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Hérodote est historiquement liée à la formation en géopolitique (master et doctorat) de l’Université Paris 8 — Vincennes - Saint-Denis, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) où ont enseigné son fondateur Yves Lacoste, sa directrice Béatrice Giblin (également fondatrice de l’IFG), et une partie importante de l’équipe de la revue.

La première année est consacrée à la formation à et par la recherche, qui est au cœur du projet intellectuel et citoyen de l’École France de Géopolitique. Les étudiants et les étudiantes doivent écrire un mémoire de recherche d’une centaine de page appuyé sur une enquête de terrain d’un mois en autonomie. Un accompagnement fort leur est proposé pour favoriser leur réussite durant cette année si différente de leurs expériences précédentes.

En seconde année, quatre spécialisations professionnalisantes sont possibles : géopolitique locale et gouvernance territoriale, géopolitique du cyberespace, nouveaux territoires de la compétition stratégique, analyse des risques géopolitiques et environnementaux. Toutes ces spécialisations sont ouvertes à l’alternance, et la majorité des étudiants et des étudiantes a désormais un contrat d’apprentissage. Celles et ceux qui souhaitent faire une seconde année de recherche le peuvent, notamment en préparation d’un projet de doctorat.

Avec 85 places en première année, le master de l’IFG offre aussi une véritable vie collective de promo, animée notamment par une association étudiante dynamique. Les étudiantes et étudiants viennent de nombreuses formations et disciplines, notamment : géographie, d’histoire, de droit, de sociologie, de science-politique, Économie et gestion, langues (LLCE/LEA) ou de classes préparatoires.

Les candidatures en première année de master se font exclusivement via la plateforme nationale monmaster.gouv.fr du 26 février au 24 mars 2024. Toutes les informations utiles se trouvent sur le site www.geopolitique.net. En deuxième année, les candidatures doivent passer par le site de l’Université. L’IFG n’offre pas de formation au niveau licence.

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    (Uniquement à partir du numéro 109, second trimestre 2003)
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  • Thèmes envisagés

    Thème (date de rendu des articles)
    - Bassin de la mer Rouge (non déterminé)
    - Climat et Géopolitique (non déterminé)
    - Aérien et spatial (non déterminé)… Lire la suite.

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